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JEAN-LOUIS
KUFFER
Les Passions partagées,Orbe
(VD), Bernard Campiche, 2004.
Le Chant du monde
Incontestablement,
c'est l'événement littéraire de ce début
d'année riche, pourtant, en parutions intéressantes.
Par sa taille, d'abord, qui en impose d'emblée. Mais
aussi par son propos, ample et intime, par son ton généreux,
par son ambition, enfin, d'interroger la littérature
dans ce qu'elle a d'irréductible et de secret, ambition
parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions partagées,
Jean-Louis Kuffer confirme - si besoin en était - qu'il
est l'un des lecteurs les plus attentifs et les plus perspicaces
de ce pays. À lire toute affaire cessante.
Certains seront tout d'abord effrayés
par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui tient
à la fois du roman de formation, du journal intime, des
carnets où chacun consigne ses réflexions, et
du traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant,
de ne pas se laisser entraîner par une écriture
à la fois limpide et fluviale, qui plus d'une fois retrouve
les grâces du chant, et évite constamment les préciosités
stylistiques, comme les facilités de tout genre.
L'état chantant
Qu'on ne s'y trompe pas pourtant : Les
Passions partagées se lisent comme un récit épique
et passionnant dans lequel l'auteur à la fois nous guide
à travers les méandres de ses pérégrinations,
et se cherche lui-même en découvrant le monde.
Car Kuffer réussit le prodige, dans ce livre fleuve qui
est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le
miracle de son expression. Dès les premières pages
- magnifique éloge de la lecture qu'il faudrait donner
à lire à tous les collégiens ou gymnasiens
de ce pays - le monde s'offre comme une découverte et
une jubilation, une énigme et une interrogation. Mais
comment dire ce monde en perpétuels mouvement et mutation
? Comment percer son mystère ? Kuffer pose d'emblée
la question et y répond aussitôt : en retrouvant,
par la magie de l'écriture, cet état chantant
où le monde se donne à dire (et à voir)
dans sa transparence originelle. C'est à propos de Georges
Haldas que Kuffer définit ainsi son travail : "
L'écriture, donc la vie : l'écriture sous ses
deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la durée
en cristallisant dans l'instant (poésie) ou en reproduisant,
au fil des courants subconscients, le cheminement de la mémoire
dans le temps (chronique). "
Le monde se donne à dire comme
un défi, et jamais comme un acquis : telle est la difficulté
de celui qui cherche dans les mots son salut. Pour mieux comprendre
ce défi, Kuffer propose des sortes de balises qui ont
pour noms Cingria, le modèle jamais égalé
de l'écrivain génial et sans attache, Jaccottet,
Gustave Roud, les peintres Joseph Czapski ou Olivier Charles,
Kundera, Jouhandeau, Gore Vidal, Denis de Rougemont, Michel
Tournier, qui sont à la fois lus et mis à nus,
avec une acuité rare. Chaque rencontre, restituée
comme un tableau vivant, apporte à celui qui écrit
une partie de l'énigme. Elle sert moins de modèle
que de miroir : elle montre comment, et à quel prix,
on peut entrer dans cet état chantant qui dit le monde
(en nous et hors de nous) comme une grâce.
Le partage amoureux
Car ce n'est pas la moindre beauté
de ce livre que de nous faire partager la quête
de son auteur. Quête qui passe par la lecture, conçue
comme une initiation au monde et à soi-même, mais
aussi par les rencontres, intellectuelles ou sensuelles. Ainsi
l'attente de " la femme de sa vie ", qu'il cherche
aux quatre coins du monde avant de s'apercevoir qu'elle est
- et a toujours été - tout près de lui.
Le journal des lectures devient alors chronique amoureuse et
les mots se font chair. Comme si l'écriture, par un jeu
de miroirs, renvoyait constamment à la vie, qui renvoie
toujours aux livres
Plusieurs fantômes hantent le livre
de Kuffer, qui sont au cur, eux aussi, des passions
partagées. Il s'agit du père de l'auteur,
dont on suit les progrès inéluctables de la maladie,
puis de sa mère, à qui sont dédiées
les dernières pages du livre, requiem aux accents bouleversants.
C'est grâce à eux, aussi, que le partage se
fait et se transmet, d'un monde à dire dans la jubilation,
car chacun sait, dans le fond de son cur, que "
la mort n'existe pas ".
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JEAN-LOUIS
KUFFER
INTERVIEW
Les Passions partagées,Orbe
(VD), Bernard Campiche, 2004.
Votre dernier livre, " Les Passions partagées
- lectures du monde ", reprennent vos carnets de 1973
à 1992. Il s'arrête là où commençait
" LAmbassade du papillon " qui avait
un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous
conçu ces deux livres ?
- Le projet
des Passions partagées remonte aux années
73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là,
combinant des éléments de carnets personnels et
des textes plus élaborés de diverses tonalités,
lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant
à mes lectures, rencontres et autres expériences
formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres
dans une même coulée à valeur de chronique,
correspond à mon besoin de concilier des aspects divers
voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture,
oscillant à tout instant entre lapollinien et le
dionysiaque, le cérébral et laffectif, le
nord et le sud, londulatoire et le corpusculaire, ainsi
de suite. La forme fragmentaire des "Feuilles tombées"
de Vassily Rozanov, les "Greguerias" de Ramon Gomez de La Serna
ou le "Journal" de Jules Renard m'ont tenu lieu de références
dès ces années-là. Plus récemment,
jai retrouvé cette forme dans " La patience
du brûlé " de Guido Ceronetti. Je pourrais
citer aussi les "Journaliers " de Marcel Jouhandeau
et les carnets de " LEtat de poésie "
de Georges Haldas, dont les épiphanies familières
touchent aux mêmes instants de présence concentrée
que jappelle, pour ma part " létat
chantant " dans un des premiers textes de ces " Passions ".
Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé
sous de multiples titres, non sans de longues interruptions.
Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à
une synthèse poétique de ces années de
formation.
- Quant à
"L'Ambassade du papillon", il procède d'un simple découpage
des carnets que je tiens irrégulièrement depuis
1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais
un volume de plus de 200 pages par année. Bernard Campiche
a été le premier à s'intéresser
à une publication de ce "journal", dont j'ai choisi de
retenir initialement sept années (1993-1999) courant
entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic
et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée
par le développement plus intense de mon travail personnel
lié, notamment, à l'amitié et au soutien
de Bernard Campiche.
Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique
que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin
vers l'autre, cette attention, cette écoute constante,
qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience
silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle
modifié) votre vision du monde ?
- A vrai dire tout
m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres
m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être
de plus en plus présents, mais jabsorbe autant
dans un buffet de gare ou en voyage quen lisant ou en
conversant avec des amis. Ma "vision du monde" est probablement
la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence
et à la solitude que vous évoquez, mon expérience
fondatrice de " lecteur du monde " date
de mes premières balades solitaires dans la forêt
passées à mémoriser des poèmes de
Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré)
ou dApollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir
l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un
autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave
Roud, vers 18 ans, puis le mots de Charles-Albert Cingria, vers
25 ans, mont éveillé à ma propre
musique
Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement "
une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé),
mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde,
et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez
(Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud)
sont révélateurs, à cet égard, par
leur empathie vive, leur curiosité, leur précision.
Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre
?
- Tout dépend
de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue,
en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait quil
désirait une rencontre et pas une interview. Et
de fait, cest dune rencontre que je me souviendrai
toujours, ce premier après-midi au Domingo de
la rue Michel-Servet, que jévoque dailleurs
au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas
dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève
ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes
rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent
à deux moments de belle présence humaine. Pierre
Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel
"écrivain" ou tel "artiste", mais leur rencontre a plus
compté pour moi que celle de maints écrivains
ou artistes. Les quelques portraits que je développe
en outre (de Pierre Jean Jouve, Lucien Rebatet, Vladimir Volkoff,
Patricia Highsmith, notamment) correspondent au relief de chaque
personnage en résonance avec la lecture de leurs livres.
Si j'avais voulu faire du "tourisme" littéraire, j'aurais
pu en croquer cent autres, mais telle nétait pas
du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé
aller à parler de la " ménagerie "
littéraire, où lanimal Tournier voisine
avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourdhui
lHouellebecq ou le Beigbeder
En fait, et cest
sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que
le " vrai moi " de lécrivain
est dans son uvre et que lindividu nous donne rarement
autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont
de terrifiants égocentrique, et cest en somme naturel.
Pierre Gripari me disait " quest foutu celui
qui ne se gobe pas ", et je croyais alors quil
avait tort, mais cest le contraire que je pense maintenant.
Cela nexclut pas lattention aux autres ni le partage
des passions, mais le fait est que, le plus souvent, lécrivain
est soumis à la loi jamais formulée de "mon
verbe contre le tien". Autant dire que, pour lessentiel,
mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert
Cingria qui est mort en 1954, dAnton Pavlovitch Tchékhov
que je nai rencontré quen rêve en compagnie
de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de
Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz,
de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery OConnor
ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov
(dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin)
pour ne citer que les plus proches et les plus constants de
mes vrais " amis ".
- - Quelles
sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes
de votre vie ?
- - Comme je
perçois la réalité de manière symphonique,
je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus
que telle autre, pas plus que telle partie dun tableau
de Bonnard ma plus marqué que telle autre dun
tableau de Soutine, ou telle de nos filles mest plus chère
que lautre. Chaque être qui ma révélé
quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que
nous ne formons quune personne, alors voilà :
on embarque tout le monde dans lArche e la nave va
- " Les
Passions partagées ", c'est aussi, autour des
livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager
ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture
et l'amour ?
- " Observer
cest aimer ", écrivait Cingria, et cest
ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une
forme damour, de même que lamour est une méthode
de lecture. LIntime est alors le lien, dont procède
une aura plus quun discours. Sil y a un peu de musique
dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité
diffusée.
- Vous montrez
encore, en racontant votre long attachement à l'Âge
d'Homme, comment l'amitié passe à travers les
livres, se développe, mais aussi nous force à
questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer
exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours
une éthique ? Et laquelle ?
- Le caniche
bien peigné naime rien tant que son biscuit, aussi
va-t-il vous filer un beau couplet sur léthique.
Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu
sur léthique de lentretien
rarement
on a plus mal parlé de lécoute de lautre
en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique
à base de condescendance magistrale
comme le relevait
mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose ny est
plus. Trait dépoque. Mais vous avez raison :
la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique.
Le chien fou revendique le droit à lerreur, à
la paresse, à la déprime, à laveuglement,
voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire
cest aussi relire, et cest aller contre la paresse
et linattention, la surdité dun moment ou
laveuglement dun autre. Cest précisément
à quoi je tends dans " Les passions partagées ".
Ce qui ma intéressé, cest le moment
que Peter Handke appelait " de la sensation vraie ".
Je reprends lautre jour la lecture d " In
memoriam " de Paul Léautaud, et dans linstant
je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça,
lisant pour la première fois ce terrible récit
de la mort dun père noté au chevet de celui-ci.
Fort de ce présent perpétuel de la lecture, jai
essayé de retrouver, à partir de mes notes du
moment, mais parfois vingt ans après, la première
" sensation vraie " et sans tricher, donc
sous légide dune éthique. Sans tricher,
la première lecture de " Mars " de
Fritz Zorn ma agacé à proportion de lengouement
convenu dun peu tout le monde. Puis jai redécouvert
ce livre dans une autre disposition desprit, sans tricher
non plus. Mais allez, sans tricher : mon il, parce
que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise
en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée.
Donc la " tricherie " serait une composante
de lart, et léthique, alors, une espèce
de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la
démesure de Dostoïevski ? Léthique
serait finalement question dattention. Le diable est celui
qui disperse, tandis que la poésie unifie. Léthique
consisterait à tendre a toujours plus de clarté
et de précision " à la pointe ",
plus dhonnêteté et de sincérité.
Souvenir récent : sur la même page du quotidien
24 heures, jécris pis que pendre de " Léconome
du ciel " de Jacques Chessex, que jestime un
grave péché contre léthique littéraire,
pour célébrer parallèlement la magnifique
suite de portraits publiée à la même époque.
ce nétait pas ménager la chèvre et
le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même
rigueur à deux livres illustrant légarement
et laccomplissement dun talent. Léthique
enfin serait un " work in progress " de
tous les jours, question dobstination et de ferveur.
-
Votre livre s'achève sur un très bel hommage
en forme de requiem à votre mère. La grande
raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous
emmenait " loin de la maison sans la quitter ". N'est-ce
pas là le premier partage, la première expérience
de cette passion que vous défendez à travers tout
votre livre ?
- - Mes parents
nétaient pas de grands intellectuels mais ils nous
disaient : " Ecoute
" ou bien
"regarde !", et ce fut un premier partage à
vie.
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JEAN-LOUIS
KUFFER
Le Maître des couleurs, Bernard Campiche,
2001.
Jean-Louis
Kuffer, peintre de l'écriture
À
quoi reconnaît-on un véritable écrivain
? Au style, d'abord, à la fois libre, tendu, exigeant,
singulier ; au ton, ensuite, qui prend le lecteur à la
gorge ou au cur, et ne le lâche plus ; à
sa capacité, enfin, de construire un univers poétique
à la fois personnel et ouvert, inventif, cohérent.
C'est le cas de Jean-Louis Kuffer et de Louise
Anne Bouchard, deux auteurs publiés en Suisse, dont
les derniers livres sont en tous points remarquables.
On
ne présente plus Jean-Louis Kuffer, critique littéraire
(la meilleure plume de Suisse romande, d'après l'éditeur
Claude Frochaux) au journal 24Heures, animateur de l'excellente
revue Le Passe-Muraille (dont la nouvelle version, à
la fois riche et élégante, vient de sortir de
presse*) et écrivain, bien sûr. Bien
qu'il mélange les activités avec un égal
bonheur, Kuffer est d'abord écrivain. Preuve en
est son dernier livre, Le Maître des couleurs,
un recueil de nouvelles qui cherche à saisir, dans son
corps et sa fibre, le monde d'aujourd'hui.
Onze
nouvelles composent Le Maître des couleurs, qui
entre elles se répondent, en tissant de multiples correspondances.
Ainsi "Vue sur la mer" et "À la vie à
la mort" (sans doute la plus bouleversante du recueil)
sont-elles deux lettres adressées à la mère,
qui intervient ici comme la première interlocutrice (et,
peut-être, le dernier recours). Ainsi "Swiss Parade"
qui raconte les déboires d'une délégation
d'écrivains suisses à la Foire du Livre de Francfort,
"À côté de chez nous" qui restitue
très bien l'atmosphère de mesquinerie, de délation
et de voyeurisme qui peut régner dans une Cité
nouvelle, et "Fax Fluo", satire à notre
avis trop tendre ! de la bêtise télévisuelle
(on reconnaîtra facilement l'animatrice peroxydée
et bredouillante qui "verrouille tout ce qu'elle veut"
dans son émission culturelle). Ainsi "Fils du vent",
qui aborde avec beaucoup d'intelligence et d'acuité l'univers
virtuel d'un Fou du Net, et "L'Enfant du Nil", qui
ressuscite le fantôme d'un pharaon observant, à
quelques millénaires de distance, un couple de touristes
amoureux.
La
vie rancie du Net
Livre
d'écrivain, disions-nous, non seulement par un souci
de construction savante, non seulement par les thèmes
abordés (résolument modernes et ancrés
dans la réalité), mais aussi, et surtout, par
la force du style. Kuffer use ici de tous les tons de sa palette,
illustrant à merveille les paroles d'un de ses personnages
: "il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les
garder dans son atelier en cherchant des couleurs."
En cherchant, dans chaque texte, la juste tonalité, des
nuances les plus sombres aux coloris les plus enlevés,
les plus flamboyants, Kuffer se glisse dans la peau de ce peintre
qui, à l'aube de chaque jour, avec acharnement, veut
faire rendre gorge au monde de sa beauté, de ses
ombres et de ses lumières.
Qu'il
parle de cet effondrement intérieur, sans cause ni recours,
qui le touche en ce mois de décembre 2000 ou des splendeurs
égyptiennes, de l'esprit nain de jardin ou de
la vie rancie qui règne sur le Grand Réseau, Kuffer
touche à chaque fois sa cible, avec infiniment de sensibilité,
d'empathie vraie, de talent. Nul doute que ces histoires d'"anges
de la terre et du ciel, pris entre l'horreur et la merveille
de vivre" trouveront les lecteurs qu'elles méritent
: elles placent très haut, en ce pays, le vrai souci
de la littérature.
Le Passe-Muraille, revue des livres, des
idées et des expressions, CP 164, 1001 Lausanne.
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JEAN-LOUIS
KUFFER
L'Ambassade du papillon, Orbe (VD), Bernard
Campiche, 2000.
Kuffer
à cur ouvert
Monté
en épingle par certains (l'Hebdo) qui n'y ont
vu qu'une occasion de polémique supplémentaire
(et donc de tirage intéressant) et passé sous
silence par d'autres (Le Temps) effrayés par sa franchise,
L'Ambassade du Papillon de Jean-Louis Kuffer aura marqué
l'édition suisse romande en ce début de millénaire.
De
quoi s'agit-il ? Des carnets intimes d'un écrivain
qui cherche dans la langue sa propre voie, sans jamais fuir,
ni tricher, mais aussi d'un roman dicté par la vie qui
va, imprévisible, aveuglante, impérieuse. Il fallait
du courage à Jean-Louis Kuffer pour nous faire pénétrer
ici dans ses chantiers secrets (projets de livres, fragments
poétiques, épiphanies) en évoquant au jour
le jour toutes les difficultés du métier d'écrivain,
son ivresse et ses doutes. C'est ainsi qu'on peut suivre pas
à pas l'écriture des derniers livres Kuffer les
questions de composition, de style, de ton, les espoirs et les
déceptions que la publication de ces ouvrages a éveillés
chez lui. C'est à la fois très riche et éclairant
sur les livres parus et tombés, pour certains, dans une
indifférence qui ne fait pas honneur à la critique
de ce pays (on pense ici au Viol de l'Ange, foisonnant
roman virtuel paru en 1997).
Figures
contrastées
L'autre
versant de ces carnets, qui couvrent sept années de la
vie de l'auteur (de 1993 à 1999), c'est bien sûr
le réseau de rencontres, principalement littéraires,
qu'ils décrivent avec une franchise et quelquefois une
dureté courageuse. Plusieurs figures émergent
de ces pages : figure de Vladimir Dimitrijevic d'abord, qu'on
ne présente plus en Suisse romande, et qui, longtemps,
encouragea Kuffer à écrire, lui apportant estime
et amitié, comme une sorte de mentor : la " rupture
" dans leurs relations marque d'une ombre noire toute la
première partie de L'Ambassade du Papillon. Figure
de Jacques Chessex, ensuite, surnommé ironiquement Maître
Jacques, qui tourne autour de Kuffer pour mieux l'influencer
ou le manipuler, tantôt flatteur et tantôt mordant
: dans le portrait qu'il fait de cette gloire régionale,
Kuffer démontre de vrais talents de satiriste (ce qu'ici
on ne pardonne pas). Figures de François, un jeune peintre
parisien avec qui Kuffer se lie d'amitié, et qui bien
vite apparaît comme un fils spirituel. Figure de Marius
Daniel Popescu, un poète roumain, dont la rencontre donne
à la fin de ces carnets un surcroît d'énergie
et d'espérance. Figure, enfin, de " sa bonne amie
", source d'émerveillement comme de renaissance,
d'amour et d'attachement au monde.
Peu
de gens, sans doute, pardonneront à Kuffer sa franchise
et son impudeur (car plus d'une fois, dans le livre, il se met
littéralement à nu). Il faut pourtant lui rendre
grâce d'avoir donné, avec son Ambassade du Papillon,
un tableau à la fois très précis et très
intime de la littérature de ce pays, beaucoup plus riche,
vivante, intempestive, inattendue, qu'on essaie de nous faire
croire.
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JEAN-LOUIS
KUFFER
Le Sablier des Étoiles, fugues helvètes,
Campiche, 1999.
Les
fugues de Kuffer
Contrairement
à ce que laissent entendre certains critiques grognons,
il faut compter avec Jean-Louis Kuffer : le journaliste, le
rédacteur des savoureuses " Petites feuilles "
dédiées à Cingria et surtout l'écrivain.
Après Le Viol de l'ange, premier roman "
virtuel ", voici Le Sablier des étoiles,
une suite de fugues et de variations qui confirment, s'il le
fallait, la force d'un talent original.
Le
livre commence comme il s'achève : par l'évocation
d'un lieu magique, la Désirade ici, îlot accroché
aux montagnes, quelque part entre ciel et lac, le Vieux Quartier
là-bas, paradis retrouvé où l'auteur puise
des forces neuves, où son regard, par la distance et
la hauteur, retrouve une acuité particulière.
Rhapsodie
en bleu
Suite
de textes très brefs, les fugues de Kuffer sont à
prendre à la fois dans un sens musical et dans celui
d'une échappée très libre dans la mémoire
et l'imagination. Tantôt, comme Proust ou Leiris, Kuffer
s'interroge sur le pouvoir quasi-magique des mots. Il part à
la recherche des mots oubliés de l'enfance : les petits
noms qui nommaient ceux qu'on aime (Grossvater), qui disaient
l'émotion ou la peur, la découverte ou la surprise,
l'émerveillement (Villa Sumatra). Tantôt il dérive
au gré des images et des couleurs, évoquant les
tableaux de Czapski, où " la rose chair à
consistance de papier de soie de telle vieille mortelle au tea-room
prend ainsi des transparences de lettre d'amour tout usée
par les yeux ", une photo de la Gay Pride ou encore
une virée nocturne irrésistible, tout droit sortie
d'un rêve, avec Nicolas Bouvier.
Suivant
le fil des mots et des images, les fugues de Kuffer inventent
une logique qui leur est propre : celle de la rhapsodie
chère à Gershwin, et dont le bleu, on s'en doute,
est la couleur obsessionnelle et dominante. La force de Kuffer
est de ne faire confiance qu'aux mots en acceptant ce qu'ils
traînent avec eux de fantômes : ami ou frère
disparu, sensation oubliée, visage fondu dans la cire
de mémoire. Kuffer ne triche pas. Il va au bout de l'écriture,
toujours en quête de ces synesthésies qui
mêlent joyeusement les images et les sons, les parfums
et les goûts.
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JEAN-LOUIS
KUFFER
Le Viol de l'Ange, Bernard Campiche, 1997.
Le roman du roman
C'est une fresque
d'une ampleur peu commune (et d'une haute ambition) que nous
propose Jean-Louis Kuffer avec Le Viol de l'ange, son
huitième livre, et son premier roman. Ampleur des thèmes
d'abord (le mal, la maladie, l'innocence), mais aussi diversité
des personnages et des situations ; ampleur, enfin, des moyens
narratifs, puisque Kuffer, ici, joue sur plusieurs registres,
qui vont du style journalistique aux extraits d'un carnet de
bord (tenu par le meurtrier d'un enfant) en passant par des
évocations poétiques et toutes sorte de réflexions
sur l'écriture.
Kuffer, dont on
connaît depuis longtemps les talents d'écoute (il
a réalisé deux livres d'entretiens : l'un avec
Vladimir Dimitrijevic et l'autre avec le professeur Alfred Berchtold)
et ceux d'évocateur sensible de la jeunesse (Le Pain
de coucou, par exemple), franchit ici un pas sans doute
décisif : celui de la pure fiction. Et le moins qu'on
puisse dire, c'est qu'il se révèle, d'emblée,
maître de son sujet et des moyens de l'explorer.
Le sentiment
du réel
Impossible de résumer
Le Viol de l'ange dont l'essentiel, d'ailleurs, ne tient
pas dans l'intrigue, mais plutôt dans le dispositif mis
en place par le romancier pour rendre compte du réel
qui l'assiège. " Ce serait un repérage
des multiples aspects du monde contemporain, où ce qu'on
appelle le réel se trouverait sans cesse en relation
avec ce qu'on pourrait dire ses reflets, ses simulacres ou ce
qu'on pourrait dire la réalité virtuelle. Ce serait
donc la mise en rapport de la réalité et de la
fiction qui importerait en l'occurence, ou plus exactement ses
multiples interférences et autres jeux de miroirs ou
d'échos. "
Ce travail de repérage,
Kuffer l'entreprend dans une ville imaginaire (qui pourrait
être Lausanne) en tissant les destins d'une dizaine de
personnages qui sous la plume du romancier acquièrent
vite une jalouse indépendance, et semblent vivre bientôt
par eux-mêmes. Il y a là un vieux bouquiniste et
sa compagne, un journaliste accroché à l'alcool,
un jeune peintre qui travaille à Paris et s'amuse à
répondre aux petites annonces du Minitel, un couple de
culturistes vivant dans l'angoisse de la séropositivité,
et encore Cléo, la mère de l'enfant massacré.
Univers
virtuel
Pourtant, loin
de former une tribu, ces personnages mènent chacun une
existence parallèle (et quelquefois plusieurs) dans l'univers
de plus en plus moderne c'est-à-dire virtuel
que décrit le romancier. Ici, " tout est câblé,
tout est interconnecté, tout est on line. "
Jamais, sans doute, dans l'histoire de l'humanité, les
hommes n'auront été aussi liés les uns
aux autres par toute sorte de moyens de communication, et pourtant
solitaires. Comme chacun des protagonistes du Viol de l'ange,
qui souvent cherche en vain chez l'autre, ou chez les autres,
l'écoute qui lui fait si cruellement défaut.
Au cur du
livre, deux événements, que Kuffer associe dans
une même horreur : les massacres perpétrés
à Srebrenica et le viol d'un enfant. Rien de comparable,
bien sûr, entre ces deux événements terribles.
Et pourtant, le romancier dénoue les fils qui, aujourd'hui,
grâce aux réseaux d'information, permettent de
lire chaque événement tragique à la lumière
d'un autre, qui l'éclaire et lui donne sens. "
Oui, c'était la vie, la vie bonne et l'enfer, c'était
la vie tout cela. "
Vertiges
de l'écriture
Il y a quelque
chose de vertigineux dans le roman de Jean-Louis Kuffer, qui
ne tient pas seulement au foisonnement des personnages et des
situations (et non des scènes), ni aux complications
(parfois extrêmes) de l'intrigue, mais à la force
de l'écriture. Une écriture baroque et libre,
d'une grande précision, qui ne renonce jamais aux digressions
lorsque celles-ci sont nécessaires, ni aux impertinences
(clins d'il répétés à Tristram
Shandy de Sterne), une écriture toujours d'une liberté
souveraine.
" Enfin
le romancier se sentait glisser à son tour dans la profondeur
de la nuit et voici qu'il lui poussait des ailes et des griffes,
voici qu'il nageait et qu'il rampait, voici qu'il sanglotait
d'horreur comme la mère à laquelle on a enlevé
son enfant, voici qu'il ricanait dans la pénombre (le
dément se félicitant de son travail propre
en ordre), voici qu'il souriait aux anges protecteurs, voici
qu'il rêvait qu'il faisait le monde et le défaisait,
voici qu'il rêvait qu'il écrivait. "
Pour son premier
roman, Kuffer se lance à corps perdu dans la fiction
: c'est à cette condition, sans doute, qu'on écrit
de grands livres.
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JEAN-LOUIS
KUFFER
Par les temps qui courent, Bernard Campiche,
1995.
Comme
dans Le pain de coucou (1983) et Le cur vert
(1993), ses précédents récits, Jean-Louis
Kuffer se retourne vers son passé pour tenter de saisir,
à la source, cet élan de révolte, ce mouvement
d'effusion aussi, qui a donné naissance à son désir
d'écrire.
Dans
Par les temps qui courent*, ce mouvement prend la couleur
d'un soleil hivernal : " C'est dans la lumière
assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à
présent ce soleil d'hiver, je ne sais trop pourquoi,
ou peut-être à cause de ce quelque chose de très
pur qu'il y avait chez l'enfant de chur que j'étais
alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique
sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle
qui ne m'a jamais quitté
"
Cette
" ardeur rebelle ", qui perdure dans le cur
du jeune homme de 45 ans, est le point de départ silencieux
d'une longue interrogation qui prend ici la forme d'une errance,
parfois allègre, mais souvent douloureuse, aux quatre
coins du monde. Allègre parce qu'il y a dans l'écriture
de Kuffer cette saveur ingénue de la découverte,
de l'inconnu, de la vraie vie qui est toujours ailleurs
et toujours à réinventer. Et cette quête
insistante de l'ailleurs nous vaut ici des pages tantôt
vibrantes d'espoir, tantôt désenchantées,
où la langue chante toujours magnifiquement. Mais douloureuse,
aussi, parce que l'errance du narrateur, que ses voyages renvoient
sans cesse à ses " pauvres problèmes
", est une sorte de périple circulaire, qui n'a
pas d'origine et pas de fin.
Une
seconde naissance
Qu'il
se trouve à Lausanne, dans le compagnonnage de ses amis
du Barbare, ou à Paris en train d'interviewer l'"
Écrivain magistral " (portrait délicieusement
féroce de Michel Tournier), à Bâton Rouge
ou encore à Tokyo, " fuyant la vie au ralenti
", " l'esclavagisme acclimaté des temps
qui courent ", Kuffer retrouve le nud d'angoisse
(et de contradictions) qui le compose, et surtout ce déchirement
intime (entre la vie réelle et la vie rêvée)
dont il ne peut, au mieux, qu'exhiber la blessure.
Car
tel est le paradoxe mis à jour par Kuffer : que cet élan
premier, " qui marque le départ de toute Vraie
Vie ", cette blessure essentielle, est également
la source de l'écriture, et ce qui nous relie à
chaque atome de la création au monde comme aux
autres hommes.
"
Un jour je m'étais éveillé à
cette conscience et à cette effusion de l'être
qui se reconnaît, et cette seconde naissance m'avait
vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles
avec la gravité de l'aspirant druide retrouvant les antiques
formules au bois sacré. "
Écrire,
c'est naître de nouveau à l'effusion, à
la conscience de soi, mais c'est aussi faire le deuil impossible
de ses désirs d'adolescent, et accepter de voir mourir
l'enfant merveilleux qu'on était. C'est pourquoi le parcours
de Kuffer, tout en méandres et en escarpements, est aussi
douloureux, car à chaque étape du voyage, quand
il croit enfin avoir touché du doigt la " Vraie
Vie ", celle-ci s'effrite ou tombe en cendre. Alors
il lui faut inventer d'autres rêves, chercher d'autres
modèles, construire d'autres fictions pour orienter à
nouveau son errance, " par les temps qui courent.
"
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