FEUILLETON LITTÉRAIRE
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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

 

 

FEUILLETON LITTÉRAIRE

JEAN-LOUIS KUFFER
Les Passions partagées,Orbe (VD), Bernard Campiche, 2004.

 

Le Chant du monde

Incontestablement, c'est l'événement littéraire de ce début d'année riche, pourtant, en parutions intéressantes. Par sa taille, d'abord, qui en impose d'emblée. Mais aussi par son propos, ample et intime, par son ton généreux, par son ambition, enfin, d'interroger la littérature dans ce qu'elle a d'irréductible et de secret, ambition parfaitement maîtrisée. Avec Les Passions partagées, Jean-Louis Kuffer confirme - si besoin en était - qu'il est l'un des lecteurs les plus attentifs et les plus perspicaces de ce pays. À lire toute affaire cessante.

Certains seront tout d'abord effrayés par ce livre fleuve (près de 440 pages) qui tient à la fois du roman de formation, du journal intime, des carnets où chacun consigne ses réflexions, et du traité de littérature. Ils auraient tort, pourtant, de ne pas se laisser entraîner par une écriture à la fois limpide et fluviale, qui plus d'une fois retrouve les grâces du chant, et évite constamment les préciosités stylistiques, comme les facilités de tout genre.

L'état chantant

Qu'on ne s'y trompe pas pourtant : Les Passions partagées se lisent comme un récit épique et passionnant dans lequel l'auteur à la fois nous guide à travers les méandres de ses pérégrinations, et se cherche lui-même en découvrant le monde. Car Kuffer réussit le prodige, dans ce livre fleuve qui est une somme de vie, de dire à la fois le monde et le miracle de son expression. Dès les premières pages - magnifique éloge de la lecture qu'il faudrait donner à lire à tous les collégiens ou gymnasiens de ce pays - le monde s'offre comme une découverte et une jubilation, une énigme et une interrogation. Mais comment dire ce monde en perpétuels mouvement et mutation ? Comment percer son mystère ? Kuffer pose d'emblée la question et y répond aussitôt : en retrouvant, par la magie de l'écriture, cet état chantant où le monde se donne à dire (et à voir) dans sa transparence originelle. C'est à propos de Georges Haldas que Kuffer définit ainsi son travail : " L'écriture, donc la vie : l'écriture sous ses deux aspects diurne et nocturne, qui transcende la durée en cristallisant dans l'instant (poésie) ou en reproduisant, au fil des courants subconscients, le cheminement de la mémoire dans le temps (chronique). "

Le monde se donne à dire comme un défi, et jamais comme un acquis : telle est la difficulté de celui qui cherche dans les mots son salut. Pour mieux comprendre ce défi, Kuffer propose des sortes de balises qui ont pour noms Cingria, le modèle jamais égalé de l'écrivain génial et sans attache, Jaccottet, Gustave Roud, les peintres Joseph Czapski ou Olivier Charles, Kundera, Jouhandeau, Gore Vidal, Denis de Rougemont, Michel Tournier, qui sont à la fois lus et mis à nus, avec une acuité rare. Chaque rencontre, restituée comme un tableau vivant, apporte à celui qui écrit une partie de l'énigme. Elle sert moins de modèle que de miroir : elle montre comment, et à quel prix, on peut entrer dans cet état chantant qui dit le monde (en nous et hors de nous) comme une grâce.

Le partage amoureux

Car ce n'est pas la moindre beauté de ce livre que de nous faire partager la quête de son auteur. Quête qui passe par la lecture, conçue comme une initiation au monde et à soi-même, mais aussi par les rencontres, intellectuelles ou sensuelles. Ainsi l'attente de " la femme de sa vie ", qu'il cherche aux quatre coins du monde avant de s'apercevoir qu'elle est - et a toujours été - tout près de lui. Le journal des lectures devient alors chronique amoureuse et les mots se font chair. Comme si l'écriture, par un jeu de miroirs, renvoyait constamment à la vie, qui renvoie toujours aux livres…

Plusieurs fantômes hantent le livre de Kuffer, qui sont au cœur, eux aussi, des passions partagées. Il s'agit du père de l'auteur, dont on suit les progrès inéluctables de la maladie, puis de sa mère, à qui sont dédiées les dernières pages du livre, requiem aux accents bouleversants. C'est grâce à eux, aussi, que le partage se fait et se transmet, d'un monde à dire dans la jubilation, car chacun sait, dans le fond de son cœur, que " la mort n'existe pas ".

 

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JEAN-LOUIS KUFFERINTERVIEW
Les Passions partagées,Orbe (VD), Bernard Campiche, 2004.

 

Votre dernier livre, " Les Passions partagées - lectures du monde ", reprennent vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête là où commençait " L’Ambassade du papillon " qui avait un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous conçu ces deux livres ?

- Le projet des Passions partagées remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là, combinant des éléments de carnets personnels et des textes plus élaborés de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres et autres expériences formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres dans une même coulée à valeur de chronique, correspond à mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture, oscillant à tout instant entre l’apollinien et le dionysiaque, le cérébral et l’affectif, le nord et le sud, l’ondulatoire et le corpusculaire, ainsi de suite. La forme fragmentaire des "Feuilles tombées" de Vassily Rozanov, les "Greguerias" de Ramon Gomez de La Serna ou le "Journal" de Jules Renard m'ont tenu lieu de références dès ces années-là. Plus récemment, j’ai retrouvé cette forme dans " La patience du brûlé " de Guido Ceronetti. Je pourrais citer aussi les "Journaliers " de Marcel Jouhandeau et les carnets de " L’Etat de poésie "  de Georges Haldas, dont les épiphanies familières touchent aux mêmes instants de présence concentrée que j’appelle, pour ma part " l’état chantant " dans un des premiers textes de ces " Passions ". Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé sous de multiples titres, non sans de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à une synthèse poétique de ces années de formation.

- Quant à "L'Ambassade du papillon", il procède d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais un volume de plus de 200 pages par année. Bernard Campiche a été le premier à s'intéresser à une publication de ce "journal", dont j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999) courant entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée par le développement plus intense de mon travail personnel lié, notamment, à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.

– Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin vers l'autre, cette attention, cette écoute constante, qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle modifié) votre vision du monde ?

- A vrai dire tout m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être de plus en plus présents, mais j’absorbe autant dans un buffet de gare ou en voyage qu’en lisant ou en conversant avec des amis. Ma "vision du monde" est probablement la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence et à la solitude que vous évoquez, mon expérience fondatrice de " lecteur du monde " date de mes premières balades solitaires dans la forêt passées à mémoriser des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré) ou d’Apollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18 ans, puis le mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans, m’ont éveillé à ma propre musique…

– Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement " une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs, à cet égard, par leur empathie vive, leur curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre ?

- Tout dépend de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue, en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait qu’il désirait une rencontre et pas une interview. Et de fait, c’est d’une rencontre que je me souviendrai toujours, ce premier après-midi au Domingo de la rue Michel-Servet, que j’évoque d’ailleurs au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent à deux moments de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel "écrivain" ou tel "artiste", mais leur rencontre a plus compté pour moi que celle de maints écrivains ou artistes. Les quelques portraits que je développe en outre (de Pierre Jean Jouve, Lucien Rebatet, Vladimir Volkoff, Patricia Highsmith, notamment) correspondent au relief de chaque personnage en résonance avec la lecture de leurs livres. Si j'avais voulu faire du "tourisme" littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais telle n’était pas du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé aller à parler de la " ménagerie " littéraire, où l’animal Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourd’hui l’Houellebecq ou le Beigbeder… En fait, et c’est sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que le " vrai moi " de l’écrivain est dans son œuvre et que l’individu nous donne rarement autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont de terrifiants égocentrique, et c’est en somme naturel. Pierre Gripari me disait " qu’est foutu celui qui ne se gobe pas ", et je croyais alors qu’il avait tort, mais c’est le contraire que je pense maintenant. Cela n’exclut pas l’attention aux autres ni le partage des passions, mais le fait est que, le plus souvent, l’écrivain est soumis à la loi jamais formulée de "mon verbe contre le tien". Autant dire que, pour l’essentiel, mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert Cingria qui est mort en 1954, d’Anton Pavlovitch Tchékhov que je n’ai rencontré qu’en rêve en compagnie de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery O’Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus proches et les plus constants de mes vrais " amis ".

- - Quelles sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes de votre vie ?

- - Comme je perçois la réalité de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus que telle autre, pas plus que telle partie d’un tableau de Bonnard m’a plus marqué que telle autre d’un tableau de Soutine, ou telle de nos filles m’est plus chère que l’autre. Chaque être qui m’a révélé quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu’une personne, alors voilà : on embarque tout le monde dans l’Arche e la nave va…

- " Les Passions partagées ", c'est aussi, autour des livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?

- " Observer c’est aimer ", écrivait Cingria, et c’est ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une forme d’amour, de même que l’amour est une méthode de lecture. L’Intime est alors le lien, dont procède une aura plus qu’un discours. S’il y a un peu de musique dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité diffusée.

- Vous montrez encore, en racontant votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment l'amitié passe à travers les livres, se développe, mais aussi nous force à questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours une éthique ? Et laquelle ?

- Le caniche bien peigné n’aime rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau couplet sur l’éthique. Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu sur l’éthique de l’entretien… rarement on a plus mal parlé de l’écoute de l’autre en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique à base de condescendance magistrale… comme le relevait mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n’y est plus. Trait d’époque. Mais vous avez raison : la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique. Le chien fou revendique le droit à l’erreur, à la paresse, à la déprime, à l’aveuglement, voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire c’est aussi relire, et c’est aller contre la paresse et l’inattention, la surdité d’un moment ou l’aveuglement d’un autre. C’est précisément à quoi je tends dans " Les passions partagées ". Ce qui m’a intéressé, c’est le moment que Peter Handke appelait " de la sensation vraie ". Je reprends l’autre jour la lecture d’ " In memoriam " de Paul Léautaud, et dans l’instant je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça, lisant pour la première fois ce terrible récit de la mort d’un père noté au chevet de celui-ci. Fort de ce présent perpétuel de la lecture, j’ai essayé de retrouver, à partir de mes notes du moment, mais parfois vingt ans après, la première " sensation vraie " et sans tricher, donc sous l’égide d’une éthique. Sans tricher, la première lecture de " Mars " de Fritz Zorn m’a agacé à proportion de l’engouement convenu d’un peu tout le monde. Puis j’ai redécouvert ce livre dans une autre disposition d’esprit, sans tricher non plus. Mais allez, sans tricher : mon œil, parce que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée. Donc la " tricherie " serait une composante de l’art, et l’éthique, alors, une espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L’éthique serait finalement question d’attention. Le diable est celui qui disperse, tandis que la poésie unifie. L’éthique consisterait à tendre a toujours plus de clarté et de précision " à la pointe ", plus d’honnêteté et de sincérité. Souvenir récent : sur la même page du quotidien 24 heures, j’écris pis que pendre de " L’économe du ciel " de Jacques Chessex, que j’estime un grave péché contre l’éthique littéraire, pour célébrer parallèlement la magnifique suite de portraits publiée à la même époque. ce n’était pas ménager la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même rigueur à deux livres illustrant l’égarement et l’accomplissement d’un talent. L’éthique enfin serait un " work in progress " de tous les jours, question d’obstination et de ferveur.

- – Votre livre s'achève sur un très bel hommage – en forme de requiem – à votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait " loin de la maison sans la quitter ". N'est-ce pas là le premier partage, la première expérience de cette passion que vous défendez à travers tout votre livre ?

- - Mes parents n’étaient pas de grands intellectuels mais ils nous disaient : " Ecoute… " ou bien "regarde !", et ce fut un premier partage à vie.

 

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JEAN-LOUIS KUFFER
Le Maître des couleurs, Bernard Campiche, 2001.

 

Jean-Louis Kuffer, peintre de l'écriture

À quoi reconnaît-on un véritable écrivain ? Au style, d'abord, à la fois libre, tendu, exigeant, singulier ; au ton, ensuite, qui prend le lecteur à la gorge ou au cœur, et ne le lâche plus ; à sa capacité, enfin, de construire un univers poétique à la fois personnel et ouvert, inventif, cohérent. C'est le cas de Jean-Louis Kuffer et de Louise Anne Bouchard, deux auteurs publiés en Suisse, dont les derniers livres sont en tous points remarquables.

On ne présente plus Jean-Louis Kuffer, critique littéraire (la meilleure plume de Suisse romande, d'après l'éditeur Claude Frochaux) au journal 24Heures, animateur de l'excellente revue Le Passe-Muraille (dont la nouvelle version, à la fois riche et élégante, vient de sortir de presse*) – et écrivain, bien sûr. Bien qu'il mélange les activités avec un égal bonheur, Kuffer est d'abord écrivain. Preuve en est son dernier livre, Le Maître des couleurs, un recueil de nouvelles qui cherche à saisir, dans son corps et sa fibre, le monde d'aujourd'hui.

Onze nouvelles composent Le Maître des couleurs, qui entre elles se répondent, en tissant de multiples correspondances. Ainsi "Vue sur la mer" et "À la vie à la mort" (sans doute la plus bouleversante du recueil) sont-elles deux lettres adressées à la mère, qui intervient ici comme la première interlocutrice (et, peut-être, le dernier recours). Ainsi "Swiss Parade" qui raconte les déboires d'une délégation d'écrivains suisses à la Foire du Livre de Francfort, "À côté de chez nous" qui restitue très bien l'atmosphère de mesquinerie, de délation et de voyeurisme qui peut régner dans une Cité nouvelle, et "Fax Fluo", satire – à notre avis trop tendre ! – de la bêtise télévisuelle (on reconnaîtra facilement l'animatrice peroxydée et bredouillante qui "verrouille tout ce qu'elle veut" dans son émission culturelle). Ainsi "Fils du vent", qui aborde avec beaucoup d'intelligence et d'acuité l'univers virtuel d'un Fou du Net, et "L'Enfant du Nil", qui ressuscite le fantôme d'un pharaon observant, à quelques millénaires de distance, un couple de touristes amoureux.

La vie rancie du Net

Livre d'écrivain, disions-nous, non seulement par un souci de construction savante, non seulement par les thèmes abordés (résolument modernes et ancrés dans la réalité), mais aussi, et surtout, par la force du style. Kuffer use ici de tous les tons de sa palette, illustrant à merveille les paroles d'un de ses personnages : "il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans son atelier en cherchant des couleurs." En cherchant, dans chaque texte, la juste tonalité, des nuances les plus sombres aux coloris les plus enlevés, les plus flamboyants, Kuffer se glisse dans la peau de ce peintre qui, à l'aube de chaque jour, avec acharnement, veut faire rendre gorge au monde de sa beauté, de ses ombres et de ses lumières.

Qu'il parle de cet effondrement intérieur, sans cause ni recours, qui le touche en ce mois de décembre 2000 ou des splendeurs égyptiennes, de l'esprit nain de jardin ou de la vie rancie qui règne sur le Grand Réseau, Kuffer touche à chaque fois sa cible, avec infiniment de sensibilité, d'empathie vraie, de talent. Nul doute que ces histoires d'"anges de la terre et du ciel, pris entre l'horreur et la merveille de vivre" trouveront les lecteurs qu'elles méritent : elles placent très haut, en ce pays, le vrai souci de la littérature.

Le Passe-Muraille, revue des livres, des idées et des expressions, CP 164, 1001 Lausanne.

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JEAN-LOUIS KUFFER
L'Ambassade du papillon, Orbe (VD), Bernard Campiche, 2000.

 

Kuffer à cœur ouvert

Monté en épingle par certains (l'Hebdo) qui n'y ont vu qu'une occasion de polémique supplémentaire (et donc de tirage intéressant) et passé sous silence par d'autres (Le Temps) effrayés par sa franchise, L'Ambassade du Papillon de Jean-Louis Kuffer aura marqué l'édition suisse romande en ce début de millénaire.

De quoi s'agit-il ? Des carnets intimes d'un écrivain qui cherche dans la langue sa propre voie, sans jamais fuir, ni tricher, mais aussi d'un roman dicté par la vie qui va, imprévisible, aveuglante, impérieuse. Il fallait du courage à Jean-Louis Kuffer pour nous faire pénétrer ici dans ses chantiers secrets (projets de livres, fragments poétiques, épiphanies) en évoquant au jour le jour toutes les difficultés du métier d'écrivain, son ivresse et ses doutes. C'est ainsi qu'on peut suivre pas à pas l'écriture des derniers livres Kuffer les questions de composition, de style, de ton, les espoirs et les déceptions que la publication de ces ouvrages a éveillés chez lui. C'est à la fois très riche et éclairant sur les livres parus et tombés, pour certains, dans une indifférence qui ne fait pas honneur à la critique de ce pays (on pense ici au Viol de l'Ange, foisonnant roman virtuel paru en 1997).

Figures contrastées

L'autre versant de ces carnets, qui couvrent sept années de la vie de l'auteur (de 1993 à 1999), c'est bien sûr le réseau de rencontres, principalement littéraires, qu'ils décrivent avec une franchise et quelquefois une dureté courageuse. Plusieurs figures émergent de ces pages : figure de Vladimir Dimitrijevic d'abord, qu'on ne présente plus en Suisse romande, et qui, longtemps, encouragea Kuffer à écrire, lui apportant estime et amitié, comme une sorte de mentor : la " rupture " dans leurs relations marque d'une ombre noire toute la première partie de L'Ambassade du Papillon. Figure de Jacques Chessex, ensuite, surnommé ironiquement Maître Jacques, qui tourne autour de Kuffer pour mieux l'influencer ou le manipuler, tantôt flatteur et tantôt mordant : dans le portrait qu'il fait de cette gloire régionale, Kuffer démontre de vrais talents de satiriste (ce qu'ici on ne pardonne pas). Figures de François, un jeune peintre parisien avec qui Kuffer se lie d'amitié, et qui bien vite apparaît comme un fils spirituel. Figure de Marius Daniel Popescu, un poète roumain, dont la rencontre donne à la fin de ces carnets un surcroît d'énergie et d'espérance. Figure, enfin, de " sa bonne amie ", source d'émerveillement comme de renaissance, d'amour et d'attachement au monde.

Peu de gens, sans doute, pardonneront à Kuffer sa franchise et son impudeur (car plus d'une fois, dans le livre, il se met littéralement à nu). Il faut pourtant lui rendre grâce d'avoir donné, avec son Ambassade du Papillon, un tableau à la fois très précis et très intime de la littérature de ce pays, beaucoup plus riche, vivante, intempestive, inattendue, qu'on essaie de nous faire croire.

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JEAN-LOUIS KUFFER
Le Sablier des Étoiles, fugues helvètes, Campiche, 1999.

 

Les fugues de Kuffer

Contrairement à ce que laissent entendre certains critiques grognons, il faut compter avec Jean-Louis Kuffer : le journaliste, le rédacteur des savoureuses " Petites feuilles " dédiées à Cingria et surtout l'écrivain. Après Le Viol de l'ange, premier roman " virtuel ", voici Le Sablier des étoiles, une suite de fugues et de variations qui confirment, s'il le fallait, la force d'un talent original.

Le livre commence comme il s'achève : par l'évocation d'un lieu magique, la Désirade ici, îlot accroché aux montagnes, quelque part entre ciel et lac, le Vieux Quartier là-bas, paradis retrouvé où l'auteur puise des forces neuves, où son regard, par la distance et la hauteur, retrouve une acuité particulière.

Rhapsodie en bleu

Suite de textes très brefs, les fugues de Kuffer sont à prendre à la fois dans un sens musical et dans celui d'une échappée très libre dans la mémoire et l'imagination. Tantôt, comme Proust ou Leiris, Kuffer s'interroge sur le pouvoir quasi-magique des mots. Il part à la recherche des mots oubliés de l'enfance : les petits noms qui nommaient ceux qu'on aime (Grossvater), qui disaient l'émotion ou la peur, la découverte ou la surprise, l'émerveillement (Villa Sumatra). Tantôt il dérive au gré des images et des couleurs, évoquant les tableaux de Czapski, où " la rose chair à consistance de papier de soie de telle vieille mortelle au tea-room prend ainsi des transparences de lettre d'amour tout usée par les yeux ", une photo de la Gay Pride ou encore une virée nocturne irrésistible, tout droit sortie d'un rêve, avec Nicolas Bouvier.

Suivant le fil des mots et des images, les fugues de Kuffer inventent une logique qui leur est propre : celle de la rhapsodie chère à Gershwin, et dont le bleu, on s'en doute, est la couleur obsessionnelle et dominante. La force de Kuffer est de ne faire confiance qu'aux mots en acceptant ce qu'ils traînent avec eux de fantômes : ami ou frère disparu, sensation oubliée, visage fondu dans la cire de mémoire. Kuffer ne triche pas. Il va au bout de l'écriture, toujours en quête de ces synesthésies qui mêlent joyeusement les images et les sons, les parfums et les goûts.

 

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JEAN-LOUIS KUFFER

Le Viol de l'Ange, Bernard Campiche, 1997.

 

Le roman du roman

C'est une fresque d'une ampleur peu commune (et d'une haute ambition) que nous propose Jean-Louis Kuffer avec Le Viol de l'ange, son huitième livre, et son premier roman. Ampleur des thèmes d'abord (le mal, la maladie, l'innocence), mais aussi diversité des personnages et des situations ; ampleur, enfin, des moyens narratifs, puisque Kuffer, ici, joue sur plusieurs registres, qui vont du style journalistique aux extraits d'un carnet de bord (tenu par le meurtrier d'un enfant) en passant par des évocations poétiques et toutes sorte de réflexions sur l'écriture.

Kuffer, dont on connaît depuis longtemps les talents d'écoute (il a réalisé deux livres d'entretiens : l'un avec Vladimir Dimitrijevic et l'autre avec le professeur Alfred Berchtold) et ceux d'évocateur sensible de la jeunesse (Le Pain de coucou, par exemple), franchit ici un pas sans doute décisif : celui de la pure fiction. Et le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il se révèle, d'emblée, maître de son sujet et des moyens de l'explorer.

Le sentiment du réel

Impossible de résumer Le Viol de l'ange dont l'essentiel, d'ailleurs, ne tient pas dans l'intrigue, mais plutôt dans le dispositif mis en place par le romancier pour rendre compte du réel qui l'assiège. " Ce serait un repérage des multiples aspects du monde contemporain, où ce qu'on appelle le réel se trouverait sans cesse en relation avec ce qu'on pourrait dire ses reflets, ses simulacres ou ce qu'on pourrait dire la réalité virtuelle. Ce serait donc la mise en rapport de la réalité et de la fiction qui importerait en l'occurence, ou plus exactement ses multiples interférences et autres jeux de miroirs ou d'échos. "

Ce travail de repérage, Kuffer l'entreprend dans une ville imaginaire (qui pourrait être Lausanne) en tissant les destins d'une dizaine de personnages qui sous la plume du romancier acquièrent vite une jalouse indépendance, et semblent vivre bientôt par eux-mêmes. Il y a là un vieux bouquiniste et sa compagne, un journaliste accroché à l'alcool, un jeune peintre qui travaille à Paris et s'amuse à répondre aux petites annonces du Minitel, un couple de culturistes vivant dans l'angoisse de la séropositivité, et encore Cléo, la mère de l'enfant massacré.

Univers virtuel

Pourtant, loin de former une tribu, ces personnages mènent chacun une existence parallèle (et quelquefois plusieurs) dans l'univers de plus en plus moderne – c'est-à-dire virtuel – que décrit le romancier. Ici, " tout est câblé, tout est interconnecté, tout est on line. " Jamais, sans doute, dans l'histoire de l'humanité, les hommes n'auront été aussi liés les uns aux autres par toute sorte de moyens de communication, et pourtant solitaires. Comme chacun des protagonistes du Viol de l'ange, qui souvent cherche en vain chez l'autre, ou chez les autres, l'écoute qui lui fait si cruellement défaut.

Au cœur du livre, deux événements, que Kuffer associe dans une même horreur : les massacres perpétrés à Srebrenica et le viol d'un enfant. Rien de comparable, bien sûr, entre ces deux événements terribles. Et pourtant, le romancier dénoue les fils qui, aujourd'hui, grâce aux réseaux d'information, permettent de lire chaque événement tragique à la lumière d'un autre, qui l'éclaire et lui donne sens. " Oui, c'était la vie, la vie bonne et l'enfer, c'était la vie tout cela. "

Vertiges de l'écriture

Il y a quelque chose de vertigineux dans le roman de Jean-Louis Kuffer, qui ne tient pas seulement au foisonnement des personnages et des situations (et non des scènes), ni aux complications (parfois extrêmes) de l'intrigue, mais à la force de l'écriture. Une écriture baroque et libre, d'une grande précision, qui ne renonce jamais aux digressions lorsque celles-ci sont nécessaires, ni aux impertinences (clins d'œil répétés à Tristram Shandy de Sterne), une écriture toujours d'une liberté souveraine.

" Enfin le romancier se sentait glisser à son tour dans la profondeur de la nuit et voici qu'il lui poussait des ailes et des griffes, voici qu'il nageait et qu'il rampait, voici qu'il sanglotait d'horreur comme la mère à laquelle on a enlevé son enfant, voici qu'il ricanait dans la pénombre (le dément se félicitant de son travail propre en ordre), voici qu'il souriait aux anges protecteurs, voici qu'il rêvait qu'il faisait le monde et le défaisait, voici qu'il rêvait qu'il écrivait. "

Pour son premier roman, Kuffer se lance à corps perdu dans la fiction : c'est à cette condition, sans doute, qu'on écrit de grands livres.

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JEAN-LOUIS KUFFER
Par les temps qui courent, Bernard Campiche, 1995.

 

Comme dans Le pain de coucou (1983) et Le cœur vert (1993), ses précédents récits, Jean-Louis Kuffer se retourne vers son passé pour tenter de saisir, à la source, cet élan de révolte, ce mouvement d'effusion aussi, qui a donné naissance à son désir d'écrire.

Dans Par les temps qui courent*, ce mouvement prend la couleur d'un soleil hivernal : " C'est dans la lumière assourdie de mes seize ans farouches que me ramène à présent ce soleil d'hiver, je ne sais trop pourquoi, ou peut-être à cause de ce quelque chose de très pur qu'il y avait chez l'enfant de chœur que j'étais alors, comme une musique naissante, un amour fervent quoique sans visage encore, mais également de cette ardeur rebelle qui ne m'a jamais quitté… "

Cette " ardeur rebelle ", qui perdure dans le cœur du jeune homme de 45 ans, est le point de départ silencieux d'une longue interrogation qui prend ici la forme d'une errance, parfois allègre, mais souvent douloureuse, aux quatre coins du monde. Allègre parce qu'il y a dans l'écriture de Kuffer cette saveur ingénue de la découverte, de l'inconnu, de la vraie vie qui est toujours ailleurs et toujours à réinventer. Et cette quête insistante de l'ailleurs nous vaut ici des pages tantôt vibrantes d'espoir, tantôt désenchantées, où la langue chante toujours magnifiquement. Mais douloureuse, aussi, parce que l'errance du narrateur, que ses voyages renvoient sans cesse à ses " pauvres problèmes ", est une sorte de périple circulaire, qui n'a pas d'origine et pas de fin.

Une seconde naissance

Qu'il se trouve à Lausanne, dans le compagnonnage de ses amis du Barbare, ou à Paris en train d'interviewer l'" Écrivain magistral " (portrait délicieusement féroce de Michel Tournier), à Bâton Rouge ou encore à Tokyo, " fuyant la vie au ralenti ", " l'esclavagisme acclimaté des temps qui courent ", Kuffer retrouve le nœud d'angoisse (et de contradictions) qui le compose, et surtout ce déchirement intime (entre la vie réelle et la vie rêvée) dont il ne peut, au mieux, qu'exhiber la blessure.

Car tel est le paradoxe mis à jour par Kuffer : que cet élan premier, " qui marque le départ de toute Vraie Vie ", cette blessure essentielle, est également la source de l'écriture, et ce qui nous relie à chaque atome de la création – au monde comme aux autres hommes.

" Un jour je m'étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l'être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m'avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l'aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré. "

Écrire, c'est naître de nouveau à l'effusion, à la conscience de soi, mais c'est aussi faire le deuil impossible de ses désirs d'adolescent, et accepter de voir mourir l'enfant merveilleux qu'on était. C'est pourquoi le parcours de Kuffer, tout en méandres et en escarpements, est aussi douloureux, car à chaque étape du voyage, quand il croit enfin avoir touché du doigt la " Vraie Vie ", celle-ci s'effrite ou tombe en cendre. Alors il lui faut inventer d'autres rêves, chercher d'autres modèles, construire d'autres fictions pour orienter à nouveau son errance, " par les temps qui courent. "

 

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