FEUILLETON LITTÉRAIRE
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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

FEUILLETON LITTÉRAIRE

BERNARD-HENRI LÉVY
La pureté dangereuse, Grasset, 1994.

 

La pureté dangereuse

Que signifie la confusion de cette fin de siècle ? Qu'y a-t-il de commun entre le génocide rwandais et la montée des nationalismes en Russie ? Ou encore : peut-on tracer un parallèle entre la purification ethnique en ex-Yougoslavie et les menaces intégristes qui se font jour en Algérie ? Telles sont, parmi autres, quelques-unes des questions qu'aborde le philosophe Bernard-Henri Lévy dans un livre courageux, et qui sans doute fera date : La pureté dangereuse. *

Chaque semaine, les livres qui débattent du drame algérien ou des massacres au Rwanda se multiplient. Pourtant personne, jusqu'ici, n'avait songé à faire un parallèle entre ces différentes situations, dont l'émergence tragique, en cette fin de siècle, n'est certainement pas un hasard. À toutes ces questions, Bernard-Henri Lévy propose une réponse commune, la pureté dangereuse, qui servirait de matrice au crime organisé dans ces pays si différents que sont la Bosnie, le Rwanda ou encore l'Algérie.

— Votre livre s'ouvre sur une image forte : la chute du Mur de Berlin. En quoi cette événement vous paraît-il révélateur ou fondateur du malaise actuel ?

Bernard-Henri Lévy — Pour moi, c'est l'acte de décès, au choix, du XIXème siècle ou du XXème. Étant bien entendu que le XXème siècle n'aura été qu'une façon, pour le XIXème, de se perpétuer. Cela s'achève avec la chute du mur. Voilà ce dont j'ai eu le sentiment, en 1989, tout en l'assortissant d'une foule de correctifs qui ne sont pas seulement d'usage. La "fin du communisme" est une expression qu'il faudrait interroger. Est-ce que le communisme est vraiment mort ? Qu'est-ce qui est mort en lui ? Et qu'est-ce qui pourrait renaître ? Ce sont des questions que je pose dans le livre et que l'événement de la chute du mur laisse ouvertes.

— Vous parlez de Fukuyama, l'auteur d'un livre qui a fait grand bruit en 1992**, et de tous ceux qui, avec lui, se sont réjouis de "la fin de l'histoire". Mais vous y voyez vous-même un mensonge ou une illusion.

— Oui, une illusion d'ailleurs très ancienne et très athée. Ce qui m'avait étonné quand on avait vu reparaître cette thèse, sous la plume de l'américain Fukuyama, c'est qu'on n'en avait pas tout de suite entendu les assonances. La théorie de la "fin de l'histoire", c'est par exemple une théorie marxiste. Il y avait quelque chose d'étrange à voir ce thème passer comme un mistigri du communisme dur au libéralisme victorieux. Et en même temps, une certaine surprise à ce thème voir faire le lien entre les deux. Pour moi, c'est une raison supplémentaire de le tenir en suspicion. J'ai suffisamment ferraillé contre les illusions du marxisme pour ne pas trop me réjouir de les voir réapparaître sous un visage et une défroque nouvelle sous la plume des penseurs néo-libéraux. Par-delà les idéologues qui s'en font une bannière, c'est une des grandes illusions de l'époque : l'idée que la fin du siècle ne fait que singer son commencement, que récapituler ses formes, y compris les plus monstrueuses, dans une sorte de carnaval ultime. L'idée d'une série de remakes ou de revivals qui composeraient l'histoire des dernières années du millénaire : tout ça, c'est une idée très répandue, mais fausse et redoutable.

— Au centre de votre livre, il y a la question de la pureté et l'intégrisme. Vous tracez un lien direct entre ce que vous appelez "l'internationale intégriste" et un idéal de pureté. Ensuite vous analysez ce lien à travers l'exemple de la Russie, du Rwanda, de la Bosnie et de l'Algérie. Mais peut-on mettre sur le même plan ce qui se passe dans ces différents pays ?

— On peut toujours comparer les choses. La question est de savoir quelles sont les zones de recouvrement et quelles sont les zones de démarcation. C'est à cela que servent les concepts. Qu'est-ce que c'est qu'un concept sinon une machine à subsumer des réalités différentes, à percevoir ce qu'elles ont de commun et d'irréductible l'un à l'autre ? Le concept de totalitarisme fonctionnait ainsi. Soient le fascisme et le communisme : qu'est-ce qu'ils ont de commun ? Qu'est-ce qu'ils ont d'irréductible l'un à l'autre ? Soient les situations que vous venez d'énumérer : qu'est-ce qu'elles ont de commun et qu'est-ce qu'elles ont d'irréductible l'une à l'autre. C'est à répondre à ces deux questions que me sert le concept de "volonté de pureté" ou d'"intégrisme". Je ne les identifie pas. Je ne dis pas que le fondamentalisme religieux en Algérie et la purification ethnique en Serbie, c'est la même chose. On peut dire ça dans les meetings. Ça peut être un slogan. Mais ce n'est pas une pensée. Une pensée, c'est dire ce que ces phénomènes ont en commun, sans pour autant en conclure que c'est identique.

— Est-ce que cette volonté de pureté caractérise essentiellement le XXème siècle ou est-ce qu'on peut la faire remonter plus haut dans l'Histoire ?

— Je crois que c'est une catégorie générale. La thèse de mon livre, c'est que le communisme et le fascisme, les totalitarismes, étaient eux-mêmes une des régions, ou un des modes au sens spinoziste du mot, de cette volonté de pureté. La thèse du livre, c'est que le vrai substrat de l'histoire politique, c'est la religion, par exemple. La vérité des grands affrontements politiques auxquels nous sommes habitués se trouve dans les grands affrontements religieux. Les schismes à l'intérieur de l'Église, par exemple, dont nous avons perdu le souvenir, mais dont nous ferions bien de nous rappeler les épisodes, si nous voulons réellement entrer dans les débats d'aujourd'hui.

— Vous relevez, dans votre livre, le malaise de l'Occident et des démocraties par rapport au péril intégriste. Et, à cette occasion, vous dénoncez l'action humanitaire. Pourquoi ?

— Je ne m'en prends pas à l'action humanitaire qui, en tant que telle, doit être encouragée. Ce que je fais, c'est autre chose. Premièrement, je dénonce la politique des États, lorsqu'elle se résume à l'action humanitaire. Les États ne sont pas des hôpitaux. Les hommes d'État ne sont pas des ambulanciers et les ministres pas des infirmiers. Quand on réduit la politique à cette dimension humanitaire, je pense que l'on démissionne et que l'on fait le jeu des bourreaux. Première thèse. Deuxième idée : la philosophie implicite sous-jacente à cette politique humanitaire, et parfois à l'action humanitaire privée, est une philosophie qui a sa cohérence, ses présupposés, et qui me semble souvent, non seulement limitée, mais dangereuse. C'est ce que j'appelle la dimension vitaliste de l'action humanitaire : réduire les hommes à leur corps, et le corps à ses souffrance, dans un espace indifférencié qui ne serait composé que de corps et de membres souffrants, voilà qui me semble terriblement réducteur, par rapport à ce que sont, en fait, les hommes. Et cette réduction, finalement, me semble être de même nature, théoriquement parlant, que la réduction qu'avaient déjà, en amont, opéré les bourreaux. Qui sont les bourreaux du peuple tutsi au Rwanda ? Ce sont des hommes qui ont décidé de traiter les Tutsis comme des corps, de la pure matière à martyriser. Les humanitaires, trop souvent, ont traité les victimes comme de la pure matière martyre. Une philosophie qui réduit l'homme à cette part vitale, qui réduit l'âme à sa vie, est une philosophie dangereuse.

— Dans un passage de votre livre, vous montrez que dans toutes les situations critiques de l'Histoire, les démocraties regardent faire et n'interviennent pas.

— Oui. Que ce soit à Munich, à Budapest, à Prague… Les démocraties laissent faire et elles ne bougent que lorsque leurs intérêts matériels sont directement menacés. Regardez Suez ou la guerre du Golfe… Et chacun sait que si les Bosniaques avaient eu du pétrole, cela fait longtemps que cette guerre serait terminée.

— Dans la dernière partie de votre livre, vous esquissez non pas des solutions, mais des parades ou des stratégies possibles face aux démons de la pureté. C'est, par exemple, "renoncer à la vérité une et unique", ou encore "s'obstiner dans la pensée". Vous parlez également de "renouer avec le tragique". Qu'entendez-vous par là ?

— C'est l'idée que les sociétés humaines, et les sujets, ont une part d'incurable et d'inconciliable. Le contraire du tragique, c'est l'idée que l'humanité est malade et curable. Et qu'il suffit de trouver la potion appropriée pour la guérir de sa maladie. Cette idée me semble être à la racine de tout ce que nous appelons le totalitarisme, et que j'appelle, aujourd'hui, les intégrismes. La parade à cette idée-là, c'est qu'il y a, en chacun de nous, une part d'incurable : c'est ce que j'appelle le tragique.

— Vous écrivez également, et c'est la conclusion de votre livre, qu'"il faut penser comme on fait la guerre". Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

— Les intégristes, ou plutôt les intégristes soft qui prospèrent dans nos démocratie tempérées, pensent qu'il y a, inscrit quelque part, dans je ne sais quel ciel des idées, ou je ne sais quel sol originaire, une sorte de chiffre idéal de la bonne communauté. Un chiffre. Une formule. Il suffirait de retrouver cette formule et de l'appliquer : alors, la société parfaite sera réalisée. C'est le visage expert de l'intégrisme. Cette conception du monde aboutit à nous dire que les débats, les conflits, sont toujours réductibles à un malentendu ou à une mauvaise lecture du réel. Il suffirait de s'entendre un peu mieux pour que le conflit s'éteigne. Moi je crois l'inverse. Et surtout que la seule façon de conjurer les savants, le règne des sujets supposés savoir et le règne de ceux qui font taire les citoyens au nom du chiffre d'une vérité dont ils seraient les dépositaires, la seule façon de le faire, donc, c'est de s'accrocher à cette idée d'un conflit inconciliable des opinions, des passions, des intérêts ou des subjectivités. Et donc de tenir ferme sur cette idée que la société, c'est la guerre. Pas la guerre non réglée. Pas la jungle. Non. Mais l'affrontement que la civilisation et la démocratie ont pour objectif de tempérer, de régler, d'intégrer dans des limites dictées par la juste raison. Mais enfin le conflit et l'affrontement permanents, sans solution. Je crois qu'il faut ajuster sa pensée à cette réalité-là.

— Vous êtes né en Algérie. Comment ressentez-vous les événements qui se passent là-bas ?

— Je suis né en Algérie , mais je n'y ai pas vécu. Alors ma réaction est celle d'un simple citoyen. Je crois que c'est un des problèmes majeurs auxquels l'Europe et la France en particulier auront à faire face dans les années qui viennent. Et je crois surtout que, contrairement à ce que certains pensent, ce n'est pas un phénomène marginal, mais un phénomène central. Ce n'est pas un phénomène archaïque, le FIS ou le GIA, mais un phénomène moderne. Ce n'est pas un désordre de la société, mais un ordre monstrueux qui est en train, là-bas, de se mettre en place. La première chose à faire, c'est de prendre la mesure du phénomène. Et cette mesure est terrible.

— Nous avons parlé du combat de la pensée. Quel sens peut avoir aujourd'hui le combat de quelqu'un comme Salman Rushdie ou Taslima Nasreen ?

— Leur combat n'a peut-être pas tout à fait le même sens. Mais dans les deux cas, il s'agit de la même affirmation irréductible de la singularité d'un écrivain, l'affirmation intraitable de son refus de céder au fanatiques et à leur chantage. Ensuite, la preuve, dans les deux cas, que la gueguerre entre littérature et despotisme est loin d'être terminée. Nous pouvions croire, dans nos démocraties bien tempérées, que les livres avaient à ce point perdu leur pouvoir qu'ils ne gênent plus grand monde. Eh bien non : il y a des hommes, dans le monde, pour qui les livres sont aussi dangereux que des bombes. Et troisièmement, il y a, surtout dans le cas de Rushdie, comme une sorte de test auquel nous soumettraient les fondamentalistes et les extrémistes religieux. Je commence mon livre par une confidence que Rushdie m'a faite lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première fois : "Tout ce passe, m'a-t-il dit, comme si les Iraniens nous disaient : vous aimez la liberté, vous aimez les Droits de l'Homme ? Bien, mais jusqu'où ? Jusqu'à quel point ? Jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour les défendre ?" Il y a là comme un défi que nous adressent les intégristes, et dont je ne suis pas sûr que nous l'ayons relevé, en France comme en Suisse. Rappelez-vous quand nous avions donné le Prix Colette à Salman Rushdie. Le tollé soulevé par une partie de la presse. Les problèmes posés par la visite de Rushdie à Genève. D'un seul coup, tous ces gens qui se couchaient par avance devant les diktats des intégristes ! Et chez nous, en France, les représentants de la famille de Colette, jugeant que c'était faire injure à sa mémoire que de donner le prix à Salman Rushdie, qui ont retiré leur nom, le nom de Colette, et nous en ont interdit l'usage.

* Francis Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.

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