La
pureté dangereuse
Que
signifie la confusion de cette fin de siècle ? Qu'y a-t-il
de commun entre le génocide rwandais et la montée
des nationalismes en Russie ? Ou encore : peut-on tracer un
parallèle entre la purification ethnique en ex-Yougoslavie
et les menaces intégristes qui se font jour en Algérie
? Telles sont, parmi autres, quelques-unes des questions qu'aborde
le philosophe Bernard-Henri Lévy dans un livre courageux,
et qui sans doute fera date : La pureté dangereuse.
*
Chaque
semaine, les livres qui débattent du drame algérien
ou des massacres au Rwanda se multiplient. Pourtant personne,
jusqu'ici, n'avait songé à faire un parallèle
entre ces différentes situations, dont l'émergence
tragique, en cette fin de siècle, n'est certainement
pas un hasard. À toutes ces questions, Bernard-Henri
Lévy propose une réponse commune, la pureté
dangereuse, qui servirait de matrice au crime organisé
dans ces pays si différents que sont la Bosnie, le Rwanda
ou encore l'Algérie.
Votre livre s'ouvre sur une image forte : la chute du Mur de
Berlin. En quoi cette événement vous paraît-il
révélateur ou fondateur du malaise actuel ?
Bernard-Henri
Lévy Pour moi, c'est l'acte de décès,
au choix, du XIXème siècle ou du XXème.
Étant bien entendu que le XXème siècle
n'aura été qu'une façon, pour le XIXème,
de se perpétuer. Cela s'achève avec la chute du
mur. Voilà ce dont j'ai eu le sentiment, en 1989, tout
en l'assortissant d'une foule de correctifs qui ne sont pas
seulement d'usage. La "fin du communisme" est une expression
qu'il faudrait interroger. Est-ce que le communisme est vraiment
mort ? Qu'est-ce qui est mort en lui ? Et qu'est-ce qui pourrait
renaître ? Ce sont des questions que je pose dans le livre
et que l'événement de la chute du mur laisse ouvertes.
Vous parlez de Fukuyama, l'auteur d'un livre qui a fait grand
bruit en 1992**, et de tous ceux qui, avec lui, se sont réjouis
de "la fin de l'histoire". Mais vous y voyez vous-même
un mensonge ou une illusion.
Oui, une illusion d'ailleurs très ancienne et très
athée. Ce qui m'avait étonné quand on avait
vu reparaître cette thèse, sous la plume de l'américain
Fukuyama, c'est qu'on n'en avait pas tout de suite entendu les
assonances. La théorie de la "fin de l'histoire", c'est
par exemple une théorie marxiste. Il y avait quelque
chose d'étrange à voir ce thème passer
comme un mistigri du communisme dur au libéralisme victorieux.
Et en même temps, une certaine surprise à ce thème
voir faire le lien entre les deux. Pour moi, c'est une raison
supplémentaire de le tenir en suspicion. J'ai suffisamment
ferraillé contre les illusions du marxisme pour ne pas
trop me réjouir de les voir réapparaître
sous un visage et une défroque nouvelle sous la plume
des penseurs néo-libéraux. Par-delà les
idéologues qui s'en font une bannière, c'est une
des grandes illusions de l'époque : l'idée que
la fin du siècle ne fait que singer son commencement,
que récapituler ses formes, y compris les plus monstrueuses,
dans une sorte de carnaval ultime. L'idée d'une série
de remakes ou de revivals qui composeraient l'histoire
des dernières années du millénaire : tout
ça, c'est une idée très répandue,
mais fausse et redoutable.
Au centre de votre livre, il y a la question de la pureté
et l'intégrisme. Vous tracez un lien direct entre ce
que vous appelez "l'internationale intégriste" et un
idéal de pureté. Ensuite vous analysez ce lien
à travers l'exemple de la Russie, du Rwanda, de la Bosnie
et de l'Algérie. Mais peut-on mettre sur le même
plan ce qui se passe dans ces différents pays ?
On peut toujours comparer les choses. La question est de savoir
quelles sont les zones de recouvrement et quelles sont les zones
de démarcation. C'est à cela que servent les concepts.
Qu'est-ce que c'est qu'un concept sinon une machine à
subsumer des réalités différentes, à
percevoir ce qu'elles ont de commun et d'irréductible
l'un à l'autre ? Le concept de totalitarisme fonctionnait
ainsi. Soient le fascisme et le communisme : qu'est-ce qu'ils
ont de commun ? Qu'est-ce qu'ils ont d'irréductible l'un
à l'autre ? Soient les situations que vous venez d'énumérer
: qu'est-ce qu'elles ont de commun et qu'est-ce qu'elles ont
d'irréductible l'une à l'autre. C'est à
répondre à ces deux questions que me sert le concept
de "volonté de pureté" ou d'"intégrisme".
Je ne les identifie pas. Je ne dis pas que le fondamentalisme
religieux en Algérie et la purification ethnique en Serbie,
c'est la même chose. On peut dire ça dans
les meetings. Ça peut être un slogan. Mais ce n'est
pas une pensée. Une pensée, c'est dire ce que
ces phénomènes ont en commun, sans pour autant
en conclure que c'est identique.
Est-ce que cette volonté de pureté caractérise
essentiellement le XXème siècle ou est-ce qu'on
peut la faire remonter plus haut dans l'Histoire ?
Je crois que c'est une catégorie générale.
La thèse de mon livre, c'est que le communisme et le
fascisme, les totalitarismes, étaient eux-mêmes
une des régions, ou un des modes au sens spinoziste
du mot, de cette volonté de pureté. La thèse
du livre, c'est que le vrai substrat de l'histoire politique,
c'est la religion, par exemple. La vérité des
grands affrontements politiques auxquels nous sommes habitués
se trouve dans les grands affrontements religieux. Les schismes
à l'intérieur de l'Église, par exemple,
dont nous avons perdu le souvenir, mais dont nous ferions bien
de nous rappeler les épisodes, si nous voulons réellement
entrer dans les débats d'aujourd'hui.
Vous relevez, dans votre livre, le malaise de l'Occident et
des démocraties par rapport au péril intégriste.
Et, à cette occasion, vous dénoncez l'action humanitaire.
Pourquoi ?
Je ne m'en prends pas à l'action humanitaire qui, en
tant que telle, doit être encouragée. Ce que je
fais, c'est autre chose. Premièrement, je dénonce
la politique des États, lorsqu'elle se résume
à l'action humanitaire. Les États ne sont pas
des hôpitaux. Les hommes d'État ne sont pas des
ambulanciers et les ministres pas des infirmiers. Quand on réduit
la politique à cette dimension humanitaire, je pense
que l'on démissionne et que l'on fait le jeu des bourreaux.
Première thèse. Deuxième idée :
la philosophie implicite sous-jacente à cette politique
humanitaire, et parfois à l'action humanitaire privée,
est une philosophie qui a sa cohérence, ses présupposés,
et qui me semble souvent, non seulement limitée, mais
dangereuse. C'est ce que j'appelle la dimension vitaliste
de l'action humanitaire : réduire les hommes à
leur corps, et le corps à ses souffrance, dans un espace
indifférencié qui ne serait composé que
de corps et de membres souffrants, voilà qui me semble
terriblement réducteur, par rapport à ce que sont,
en fait, les hommes. Et cette réduction, finalement,
me semble être de même nature, théoriquement
parlant, que la réduction qu'avaient déjà,
en amont, opéré les bourreaux. Qui sont les bourreaux
du peuple tutsi au Rwanda ? Ce sont des hommes qui ont décidé
de traiter les Tutsis comme des corps, de la pure matière
à martyriser. Les humanitaires, trop souvent, ont traité
les victimes comme de la pure matière martyre. Une philosophie
qui réduit l'homme à cette part vitale, qui réduit
l'âme à sa vie, est une philosophie dangereuse.
Dans un passage de votre livre, vous montrez que dans toutes
les situations critiques de l'Histoire, les démocraties
regardent faire et n'interviennent pas.
Oui. Que ce soit à Munich, à Budapest, à
Prague
Les démocraties laissent faire et elles
ne bougent que lorsque leurs intérêts matériels
sont directement menacés. Regardez Suez ou la guerre
du Golfe
Et chacun sait que si les Bosniaques avaient
eu du pétrole, cela fait longtemps que cette guerre serait
terminée.
Dans la dernière partie de votre livre, vous esquissez
non pas des solutions, mais des parades ou des stratégies
possibles face aux démons de la pureté. C'est,
par exemple, "renoncer à la vérité une
et unique", ou encore "s'obstiner dans la pensée". Vous
parlez également de "renouer avec le tragique". Qu'entendez-vous
par là ?
C'est l'idée que les sociétés humaines,
et les sujets, ont une part d'incurable et d'inconciliable.
Le contraire du tragique, c'est l'idée que l'humanité
est malade et curable. Et qu'il suffit de trouver la potion
appropriée pour la guérir de sa maladie. Cette
idée me semble être à la racine de tout
ce que nous appelons le totalitarisme, et que j'appelle, aujourd'hui,
les intégrismes. La parade à cette idée-là,
c'est qu'il y a, en chacun de nous, une part d'incurable : c'est
ce que j'appelle le tragique.
Vous écrivez également, et c'est la conclusion
de votre livre, qu'"il faut penser comme on fait la guerre".
Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?
Les intégristes, ou plutôt les intégristes
soft qui prospèrent dans nos démocratie
tempérées, pensent qu'il y a, inscrit quelque
part, dans je ne sais quel ciel des idées, ou je ne sais
quel sol originaire, une sorte de chiffre idéal de la
bonne communauté. Un chiffre. Une formule. Il suffirait
de retrouver cette formule et de l'appliquer : alors, la société
parfaite sera réalisée. C'est le visage expert
de l'intégrisme. Cette conception du monde aboutit à
nous dire que les débats, les conflits, sont toujours
réductibles à un malentendu ou à une mauvaise
lecture du réel. Il suffirait de s'entendre un peu mieux
pour que le conflit s'éteigne. Moi je crois l'inverse.
Et surtout que la seule façon de conjurer les savants,
le règne des sujets supposés savoir et le règne
de ceux qui font taire les citoyens au nom du chiffre d'une
vérité dont ils seraient les dépositaires,
la seule façon de le faire, donc, c'est de s'accrocher
à cette idée d'un conflit inconciliable des opinions,
des passions, des intérêts ou des subjectivités.
Et donc de tenir ferme sur cette idée que la société,
c'est la guerre. Pas la guerre non réglée.
Pas la jungle. Non. Mais l'affrontement que la civilisation
et la démocratie ont pour objectif de tempérer,
de régler, d'intégrer dans des limites dictées
par la juste raison. Mais enfin le conflit et l'affrontement
permanents, sans solution. Je crois qu'il faut ajuster sa pensée
à cette réalité-là.
Vous êtes né en Algérie. Comment ressentez-vous
les événements qui se passent là-bas ?
Je suis né en Algérie , mais je n'y ai pas vécu.
Alors ma réaction est celle d'un simple citoyen. Je crois
que c'est un des problèmes majeurs auxquels l'Europe
et la France en particulier auront à faire face dans
les années qui viennent. Et je crois surtout que, contrairement
à ce que certains pensent, ce n'est pas un phénomène
marginal, mais un phénomène central. Ce n'est
pas un phénomène archaïque, le FIS ou le
GIA, mais un phénomène moderne. Ce n'est pas un
désordre de la société, mais un ordre monstrueux
qui est en train, là-bas, de se mettre en place. La première
chose à faire, c'est de prendre la mesure du phénomène.
Et cette mesure est terrible.
Nous avons parlé du combat de la pensée. Quel
sens peut avoir aujourd'hui le combat de quelqu'un comme Salman
Rushdie ou Taslima Nasreen ?
Leur combat n'a peut-être pas tout à fait le même
sens. Mais dans les deux cas, il s'agit de la même affirmation
irréductible de la singularité d'un écrivain,
l'affirmation intraitable de son refus de céder au fanatiques
et à leur chantage. Ensuite, la preuve, dans les deux
cas, que la gueguerre entre littérature et despotisme
est loin d'être terminée. Nous pouvions croire,
dans nos démocraties bien tempérées, que
les livres avaient à ce point perdu leur pouvoir qu'ils
ne gênent plus grand monde. Eh bien non : il y a des hommes,
dans le monde, pour qui les livres sont aussi dangereux que
des bombes. Et troisièmement, il y a, surtout dans le
cas de Rushdie, comme une sorte de test auquel nous soumettraient
les fondamentalistes et les extrémistes religieux. Je
commence mon livre par une confidence que Rushdie m'a faite
lorsque nous nous sommes rencontrés pour la première
fois : "Tout ce passe, m'a-t-il dit, comme si les Iraniens nous
disaient : vous aimez la liberté, vous aimez les Droits
de l'Homme ? Bien, mais jusqu'où ? Jusqu'à quel
point ? Jusqu'où êtes-vous prêts à
aller pour les défendre ?" Il y a là comme un
défi que nous adressent les intégristes, et dont
je ne suis pas sûr que nous l'ayons relevé, en
France comme en Suisse. Rappelez-vous quand nous avions donné
le Prix Colette à Salman Rushdie. Le tollé soulevé
par une partie de la presse. Les problèmes posés
par la visite de Rushdie à Genève. D'un seul coup,
tous ces gens qui se couchaient par avance devant les diktats
des intégristes ! Et chez nous, en France, les représentants
de la famille de Colette, jugeant que c'était faire injure
à sa mémoire que de donner le prix à Salman
Rushdie, qui ont retiré leur nom, le nom de Colette,
et nous en ont interdit l'usage.
* Francis
Fukuyama, La fin de l'histoire et le dernier homme, Flammarion,
1992.
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