FEUILLETON LITTÉRAIRE
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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004


FEUILLETON LITTÉRAIRE

JACQUES CHESSEX
Le désir de la neige, Grasset, 2002.

 

LA NEIGE ET LE ROYAUME

Depuis toujours, Jacques Chessex pratique la poésie, non comme une sorte de supplément d'âme, de loisir exaltant, mais comme une véritable discipline (" à chaque jour son poème ") qui a ses exigences et ses risques. Le désir de la neige est une manière de journal intime, chaque jour remis sur le métier, qui tisse au fil du temps un réseau fascinant de souvenirs et d'impressions, d'images et de sensations vraies. Le point de départ en est parfois une lecture (La Fontaine), quelquefois le passage furtif d'un chat, une promenade dans la forêt, l'admiration devant les montagnes bleues, le souvenir des amis disparus (très belle évocation du journaliste et sinologue Christian Sulser) – et surtout la neige.

" La neige est une invitation au vide

À la réflexion sur l'absence de son et de forme

À l'amour de moi sans aucune aide que la perte de moi "

Il y a dans cette suite de poèmes de haute tenue plus qu'une acceptation (une résignation) de l'humaine condition – c'est-à-dire de la mort. Il y a le désir de se fondre à la terre et à l'air, de disparaître enfin du monde pour féconder encore une fois (mais invisiblement) la terre où reposent les morts. Apaisement, dissolution " dans l'absence de toute pensée du monde ", désir irrépressible de rejoindre cette blancheur enveloppante et bienfaitrice. Effacement du moi devant les forces lumineuses de la nature. Si le poème est la cendre d'un événement secret (ce qui reste d'un désastre magnifique), Le désir de la neige brasse ces cendres avec délice. On y retrouve non seulement tout Chessex, mais aussi tous les Chessex (le romancier, le chroniqueur, l'iconolâtre, le peintre et le musicien). Toutes les facettes à vif et miroitantes d'un écrivain protéiforme.

 

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JACQUES CHESSEX
Transcendance et transgression, entretiens avec Geneviève Bridel, La Bibliothèque des Arts, 2002.

 

La parole de Jacques Chessex

Il y a plus de vingt ans, Jacques Chessex s'entretenait avec le journaliste Jérôme Garcin dans un livre passionnant. C'est une autre journaliste, Geneviève Bridel, qui interroge aujourd'hui l'écrivain dans un petit livre passionnant.

" Pourquoi écrire sur la vie d'un écrivain ? demandait Marguerite Duras. Ses livres devraient suffire. " Plus qu'à nul autre, cette phrase semble s'accorder à Jacques Chessex, dont l'œuvre tout entière nous parle de lui. Surtout depuis une dizaine d'années où les livres qui se suivent à un rythme soutenu empruntent les chemins de l'autobiographie, qu'il s'agisse des magnifiques chroniques de L'Imparfait (Bernard Campiche, 1996) ou du provocateur Monsieur (Grasset, 2001). À travers tous ses livres, Chessex se dévoile donc de plus en plus. À quoi bon, alors, en rajouter ? C'est le talent de Genevièvre Bridel d'avoir interrogé Chessex en refusant d'ériger sa statue ou de prêter sa plume à une entreprise hagiographique. Chessex se livre ici, comme il aime le faire, à un éclairage quelquefois cru et sans concession sur ses démons passés (l'alcool, le suicide de son père) et ses merveilles (ses enfants, sa passion de la peinture, l'irrésistible appel de l'œuvre en lui). En revisitant sa vie, Geneviève Bridel n'a pas peur de sonder l'obscur, ni de raviver d'anciennes blessures. Le seul regret qu'on aît à la lecture de ces entretiens (où l'on apprend beaucoup sur les influences de Chessex, son plaisir d'enseigner, l'interrogation métaphysique qui est au centre de son écriture), c'est le silence du maître sur la création littéraire d'aujourd'hui, en Suisse romande et ailleurs.

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JACQUES CHESSEX
L'Imitation, Grasset, 1998.

 

Les riches heures de la littérature vaudoise

Peu de cantons, en Suisse, peuvent se vanter d'une tradition littéraire aussi riche et variée que le canton de Vaud qui inventa, grâce aux Cahiers vaudois, ce qu'on appelle aujourd'hui la " littérature romande ". Aujourd'hui, cette littérature est plus abondante que jamais, singulière et diverse. Passage en revue des dernières parutions.

Ils sont rares, aujourd'hui, les ouvrages qui suscitent des réactions aussi violentes et contrastées que ceux de Jacques Chessex. Ainsi L'Imitation, dernier roman de l'écrivain vaudois, a-t-elle été couverte de louanges à Paris et attaquée souvent bassement, sinon de manière injurieuse, par quelques plumitifs locaux. Mais sans doute est-ce le sort des grands créateurs d'alimenter la haine et les frustrations des censeurs impuissants…

Parlons net : L'Imitation est non seulement le livre d'un grand écrivain, c'est aussi un grand livre. Chessex y apparaît au meilleur de sa forme : ample et profond, ludique, d'une imagination constamment libre et inspirée. A travers la figure de Jacques-Adolphe, qui essaie de calquer sa vie et ses amours sur celles de Benjamin Constant, Chessex nous donne un roman en abyme, comme chez son maître Flaubert, où le récit se double constamment d'une réflexion originale sur l'écriture.

Écrire sa vie ou vivre son écriture ? C'est le dilemme à la fois torturant et délicieux, vertigineux et sans issue, qui déchire le héros de L'Imitation. Si la Nature, comme l'écrivait Wilde, n'est que l'imitation de l'Art, qu'est-ce donc qu'écrire ? Imiter la Nature qui imite l'Art ? Et peut-on, sans danger, vivre ainsi dans l'imitation ?

Mais comment échapper à ce désir mimétique qui permet à chacun de se former, de s'inventer, et finalement de s'écrire ? On sent, dans ces pages, toute l'admiration de Chessex pour Constant, et le rôle essentiel que celui-ci a joué dans l'élaboration de sa propre poétique. On y retrouve aussi une force, comme renouvelée, et une liberté de ton qui faisaient tout le prix de Carabas, par exemple, ou de L'Ogre, récompensé par le Goncourt 1973.

 

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JACQUES CHESSEX
L'Imparfait et Cantique, poésie, Campiche, 1996.

 

L'imparfait

Au fil des ans, l'œuvre de Jacques Chessex se ramifie : à Paris, il publie ses nouvelles, romans, récits destinés à un large public ; à Yvonand, chez Bernard Campiche, il poursuit une exigente entreprise d'élucidation qui, pour être plus secrète, sans doute, que l'œuvre romanesque, n'en est pas moins fascinante par son richesse, et qui éclaire l'autre.

Car c'est précisément sous le signe de la lumière, que s'ouvre L'Imparfait, une chronique sur l'enfance (" On ne parle pas clairement de son enfance. "), et les années si importantes de la formation littéraire. Jamais, ou presque, Chessex n'avait abordé avec tant de franchise la maison familiale de Pully, " d'un gris foncé étrangement lumineux ", qui se vide, peu à peu, de ses occupants, vers la fin des années quarante, et la haute figure de son père, le linguiste Pierre Chessex, qu'" espèce de fureur portait très vite en avant ".

Tirées de l'ombre, et comme ressuscitées, surgissent ici des figures familières, comme Jacques Mercanton (qui fut le premier à voir en Chessex un écrivain), Nicole, la première bonne amie, mais aussi La Fontaine ou le peintre Tal Coat, Miles Davis ou Charles Mingus, ces musiciens par qui l'être est racheté de la dépendance, parvenant à une forme de rédemption (d'autres diraient : de réconciliation) que seuls le blues, la peinture ou la poésie peuvent procurer à celui qui la cherche

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JACQUES CHESSEX
Morgane Madrigal, Grasset, 1990.

 

LA VIE EST UN COLLAGE

Après trois années de silence, Jacques Chessex nous revient, avec un roman étrange et foisonnant, au titre mystérieux, Morgane Madrigal. Mais est-ce bien un roman ? Rien n'est moins sûr... Un récit alors, sorte de confession déguisée ? Méfions-nous des apparences...

Non : s'il est un genre auquel on pourrait rattacher ce livre déroutant, qui jongle habilement les genres, qui mélange à plaisir poèmes et extraits de correspondance, roman et (faux) journal intime, ce serait plutôt le collage, tel que le pratiquaient les membres du groupe surréaliste, dans les années 20. Un collage où les mots seraient à la trame du roman ce que les images (dessins, fragments de journaux, papiers collés) sont au tableau. Entendez par là que Chessex, dans une verve éblouissante, met bout à bout – tantôt en respectant un semblant de narration, tantôt dans un savant désordre – des séquences qui, tels les montages de Max Ernst ou de Paul Klee, s'engendrent l'une l'autre selon le principe souverain de la libre association.

Tout commence ici (mais le livre n'a vraiment ni commencement ni fin) à Berne, le 7 février 1989, devant un tableau de Max Ersnt. Scène primitive : en arrêt devant ce collage, Vincent aperçoit, en même temps, comme en surimpresssion, le regard d'une jeune femme inconnue. Il se laisse détourner, un instant, du tableau, pour croiser son regard à elle. C'est ainsi que l'image, par sa force de distraction, provoque une rencontre qui va se jouer sur le mode de la fascination.

Comme Nadja, "l'âme errante" qui inspire à Breton son livre le plus cruel, cette jeune femme apparaît toute à la fois comme l'initiatrice (aux mystères amoureux) et l'inspiratrice (elle veut "poser pour lui", le nourrir d'images et de fantasmes qui nourriront, à leur tour, ses propres livres). D'ailleurs, elle porte un nom de fée, où se lit déjà la marque du destin, Morgane, et se révèle, bien sûr, un peu sorcière, le conviant à des sortes de messes noires où son sexe ("rose cathédrale", "œil du dedans", "porte du labyrinthe", "mollusque magique"...) tient lieu, si l'on peut dire, de vase du Graal.

A partir de là, scène première de fascination au Kunstmuseum, se noue une relation proprement médusante entre Morgane et Vincent, dit le Délirant. Il cherche à la scruter, à déchiffrer ses signes et ses symboles, à lire dans les arabesques de son corps les lignes de son propre destin. Il entre alors dans une fascination où il se sent lentement fondu (et) enchaîné par Morgane, devenue Mélusine, puis Méduse, grande prêtresses des joutes sexuelles.

Instaurée devant une image, cette relation se poursuit bientôt par écrit. Elle s'exacerbe et s'accomplit par les mots. Chacun se découvre un peu plus dans une correspondance violente et passionnée. Chacun sonde l'autre à distance, elle depuis Berne, lui depuis Lausanne. Chacun cherche à percer l'autre à jour.

Mais comment fixer le vertige ? Déjouer la fascination ?

Ainsi, de l'image au regard, puis du regard aux mots, le livre évolue-t-il vers une espèce de lyrisme violent et débridé. L'amour devient prétexte à une célébration des langues mêlées, fondues, soudées dans un même flux verbal. La langue, alors, se met à chanter, à travers toutes les lettres de cette correspondance libertine où Vincent, au fil des jours, se sent happé par Morgane, au point de chercher finalement à s'enfouir en elle, et d'y trouver une manière de doux anéantissement.

Le livre s'achève sur une image, qui est aussi un mot (d'ailleurs contenu, en abîme, dans le nom de Morgane). Après plusieurs mois de silence, la magicienne l'informe, brutalement, de la mort de sa mère. Ils se retrouvent au cimetière, puis elle le mène dans l'appartement de la mère où elle se donne une dernière fois à lui. C'est là, brusquement, que Vincent a l'intuition du secret de Morgane : la mort qu'elle porte en elle, la mort qui se terre dans les replis de son prénom, mais aussi de sa langue, de sa bouche, de son sexe, c'est elle qui est chargée de la lui apporter. Elle est l'accomplissement de la relation magique qui les noue l'un à l'autre. Sous l'image médusante, sous le feu des regards, il y a la mort qui rôde, sombre et souveraine.

Grâce à Morgane, grâce aux images et aux mots qu'elle lui dédie comme autant d'énigmes à déchiffrer, Jacques Chessex nous montre les étapes d'une lente et lumineuse fascination. Inventive, savante, constamment inspirée sa langue, a la ferveur des amours pétrifiantes. Rarement, on aura su fondre, dans un même récrit, la naissance d'une passion et le chant d'une langue souveraine, qui semble à chaque instant atteindre au point extrême de fusion, au centre d'or et de silence qui en constitue le noyau secret.

 

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