Une
soirée chez Charles Bukowski
Les
Beats sont de retour !
Ce
mois-ci, les enfants de Mai 68 fêtent leur trentième
anniversaire ! C'est le moment de se poser les vraies questions
: que reste-t-il de ces années de braise ? Et que sont
devenus ceux par qui le scandale est arrivé ? Lit-on
encore ces " écrivains-cultes " (comme on dit
aujourd'hui) qui ont subrepticement, et quelquefois sans le
vouloir, enclenché une agitation majeure ? Un livre passionnant,
dû à la plume inspirée de Jean-François
Duval, grand reporter et connaisseur de la beat generation,
nous aide à faire toute la lumière sur ces questions.
Il
faut se méfier des commémorations : c'est d'habitude
le meilleur moyen d'effacer tout ce qu'un événement
a eu de violemment nouveau et irruptif à son époque.
C'est aussi le meilleur moyen de le récupérer,
ou plutôt de récupérer ce qui peut encore
l'être (c'est-à-dire ce qui est inoffensif). Enfin,
bien sûr, c'est le meilleur moyen de l'enterrer
fût-ce sous les gerbes d'hommages.
Rien
de tout ça, on l'imagine, dans le superbe livre de Jean-François
Duval. D'abord parce qu'il n'y a dans son propos rien de démonstratif
ou de bêtement militant (c'est-à-dire limitant).
Ensuite parce que Duval, qui a beaucoup vécu et voyagé,
est sans doute aujourd'hui l'un des meilleurs experts de cette
période passionnante de notre histoire.
L'empreinte
des Beats
Les
Beats, c'est d'abord un certain souffle que Jack Kerouac
définissait comme " béatitiude "
(autant zen que catholique), comme " battement du cur
" ou encore comme " rythme " (beat
qui a donné son nom aux Beatles). Tout est né
vers la fin de guerre, en 1944, du côté de Times
Square, à New York, où se sont rencontrés
Herbert Huncke, William Burroughs, Allen Ginsberg et le mythique
Jack Kerouac (dont le roman On the Road deviendra le
manifeste de la beat generation).
Duval
rapproche avec justesse ce mouvement des existentialistes (Sartre,
Vian, Greco, Genet) qui, vers la même époque, se
retrouvaient dans les caves de Saint-Germain des Prés.
La grande différence tient seulement à leur postérité
: alors que l'existentialisme, au fond, a connu une mort lente
jusqu'à la disparition de Sartre, son maître-penseur,
les Beats ont engendré toute une progéniture plus
ou moins reconnue qui va de Bob Dylan à Kurt Cobain,
en passant par les hippies, la contestation de 1968, Woodstock,
l'écologie et même le mouvement grunge.
Mais
qui sont les Beats ? Sous l'influence de William Burroughs,
ils sont séduits par les mauvais garçons, l'univers
interlope de la nuit, le monde du crime et le vie sur les routes,
sans famille ni domicile fixes. C'est là, dans l'errance
(et souvent la défonce), qu'ils composent cet hymne unique
à la liberté reconquise que sont leurs uvres
: les cut-up de Burroughs, les poèmes psalmodiés
de Ginsberg, les romans d'aventure de Kerouac ou de celui qui
fut son idole, Neal Cassady.
Buk
le satyre
Anne
Waldman (cofondatrice avec Ginsberg et Kerouac de School
of Disembodied Poetics, à Bolder, dans le Colorado)
en trace un portrait saisissant. Timothy Leary ? C'est la figure
du charlatan, du filou, du renard. Burroughs ? C'est l'homme
de l'ombre, invisible, l'agent secret. Ginsberg ? Le vieux fou
qui, jusqu'à la fin de sa vie, bondit en l'air, danse
et chante sans crainte du ridicule.
Et
Bukowski, alors, quelle place occupe-t-il dans cette constellation
magique ? " Bukowski, c'est le vieux vilain, le personnage
laid qu'on rencontre dans les contes de fées. On le dirait
sorti d'un conte de Grimm ! C'est le personnage mythique du
gnome, du bossu, le personnage disgracieux, la bête. Il
incarne le côté répulsif, la figure effrayante
et menaçante du père aussi. Il a l'aspect difforme
du type qui suinte la souffrance et exerce un profond attrait
sexuel. Mais en même temps, c'est quelqu'un qui s'exprime
à merveille. Car il y a ce renversement : il est aussi
l'artiste, le poète, l'écrivain, qui traduit par
la parole cette vision singulière du monde, et qui y
excelle. (
) il porte l'accent sur les aspects sordides
de la vie et a le don de mettre à nu toute la lassitude
du monde. "
On
imagine que les rapports entre Buk et les Beats ne furent jamais
simples, à cause du tempérament de feu de Kerouac
ou Cassady, mais aussi parce que Charles Bukowski, plus jeune
que ses amis (il est né en 1920), est l'élément
incontrôlable, irréductible à toute forme
de théorie ou de discipline de groupe. Et qu'il sera
toujours un marginal même avec des marginaux
!
Duval
restitue à merveille l'épopée des Beats
(dont nous sommes tous les rejetons), leurs amours orageuses
(Burroughs amoureux de Ginsberg, qui aimait Neal Cassady, qui
aimait Carolyn
), leur désir d'évasion et
leur voyage sans retour. Superbement illustré, son livre
est une mine de renseignements : on y trouve une bibliographie
complète des uvres des Beats, un Who's Who
des principaux acteurs du groupe et même des adresses
Internet ! En outre, il s'enrichit d'un entretien inédit
avec Bukowski, réalisé " un verre à
la main ", en février 1986, à San Pedro,
et qui est à lui seul un grand moment de poésie
et de théâtre.
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