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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

 

 

 

 

 

FEUILLETON LITTÉRAIRE

JEAN ZIEGLER
L'Or du Maniéma, roman, Le Seuil, 1996 - entretien.


Jean Ziegler l'insoumis

À chaque fois qu'il prend la plume, il déclenche des tempêtes, qui parfois le submergent. On se souvient d'Une Suisse au-dessous de tout soupçon, puis de La Suisse lave plus blanc et enfin du Bonheur d'être suisse, sa belle autobiographie critique. Aujourd'hui, Jean Ziegler persiste et signe avec un beau roman, âpre et violent, qui se déroule dans le Congo des années 60, au cœur d'une révolution qui nourrit tous les rêves, mais s'achève dans le sang.

Après avoir été vilipendé comme essayiste, Jean Ziegler romancier est couvert de compliments ! Question : et si ce diable d'homme avait vraiment du talent ?

" Ziegler romancier " : est-ce une nouvelle " carrière " que vous commencez là, ou seulement une parenthèse entre deux essais ?

– Carrière, c'est beaucoup dire… J'ai peur des ambitions démesurées. Pourquoi passer de l'essai au roman ? Pour deux raisons : la première est d'ordre superficiel : j'ai sept procès sur le dos qui me sont intentés dans cinq pays différents par des financiers, des spéculateurs, des trafiquants (et même un ex-dictateur africain !). J'ai nommé tous ces personnages et peurs méfaits dans deux essais précédents : La Suisse lave plus blanc et Le Bonheur d'être suisse (les deux aux Éditions du Seuil). Le garrot financier est terrible. Je ne peux absolument pas risquer un procès supplémentaire. Or, écrire un essai sans nommer les gens, sans nommer des faits précis, n'a aucun sens. Ne sert à rien. La deuxième raison, plus profonde : plus je progresse dans la vie et plus je me rends compte que ce qui anime les hommes, les femmes, les peuples, ce ne sont pas des idées, mais les passions, les obscures angoisses, les obsessions, les haines, l'amour, les désirs. En bref, les sentiments. Or, les sentiments sont infiniment plus puissants que les idées. Pour atteindre ces racines profondes des êtres, il faut un roman.

Dans L'Or du Maniéma, vous retournez au Congo, où vous avez passé plusieurs années au service de l'ONUC. En quoi cette expérience vous a-t-elle aidé pour votre roman ?

J'ai été un petit-bourgeois blanc, universitaire, marxiste, arrogant, sûr de lui, plongé du jour au lendemain dans le chaos sanglant du Congo. Tout de suite après l'assassinait de Patrice Lumumba. En pleine insurrection. La nuit, terrés dans les sous-sols de l'hôpital italien d'Elisabethville, nous étions bombardés par les mercenaires. J'ai vu mourir des gens de faim. De faim. De blessures. Toutes mes nobles certitudes ont éclaté. Foutues. Mon armure en lambeaux. Tous les bourreaux n'étaient pas des salauds. La preuve : le jésuite Pirenne. Et les victimes, bien que noires, n'étaient pas toutes estimables. La preuve : le jeune Mobutu, déjà assassin, qui apparaît également dans mon roman. En bref : ces êtres héroïques (les mineurs insurgés) ou détestables, ces paysages somptueux, ces incendies, je les ai connus. Voilà des décennies qu'ils m'obsèdent. Il fallait un roman pour exorciser le souvenir.

Au cœur du livre, il y a l'opposition entre deux personnages très forts : Thomas Lusangi, l'idéaliste, le syndicaliste, et Malcolm Santos, le dogmatique, qui, pour détruire l'Occident, n'hésite pas à ruiner les richesses du Congo. Ce combat entre l'idéal et le dogme est-il le propre de tout mouvement de libération ?

Oui.

Il y a, dans le destin de Thomas (qui a séjourné chez les Pères), une vocation (chrétienne) de martyr. Est-ce là, selon vous, la destinée de l'idéalisme ?

– Il y a en tout cas un mystère : on ne peut arrêter la violence qu'au prix de sa propre vie.

Au centre des luttes pour la libération du pays, il y a une extraordinaire haine raciale : des Blancs face aux Noirs, mais aussi le contraire…

– C'est vrai que l'insurrection lumumbiste – faite par des femmes, des hommes souvent stupéfiants de courage et d'abnégation – a sombré finalement dans la haine raciale, la destruction fratricide. Elle a été vaincue, a implosé, avant même que les parachutistes belges, français, ne l'ait écartée.

" Santos haïssait trop les Blancs pour sauver les Noirs. C'était là sa faille, sa folie ", écrivez-vous. Pourquoi ?

– J'ai connu – et pas seulement au Congo – ce genre de révolutionnaires, admirables de don de soi, de témérité, d'intelligence, mais totalement dépourvus de doute, donc d'humanité. Santos dit : " Je suis un glaive. On ne demande pas à un glaive s'il est heureux. On lui demande d'être tranchant. "

Vous décrivez Thomas, l'idéaliste, comme " un îlot de solitude dans un océan humain ". N'est-ce pas paradoxal pour un combattant révolutionnaire ?

– Non, c'est rassurant.

Vous évoquez aussi une nouvelle race de révolutionnaires : les Santos, Guevara, Kim, Kalongo. Qu'en est-il, de cette " nouvelle race ", 30 ans plus tard ?

– Ils sont tous morts. Mais leur exemple, le souvenir de leur présence sur cette planète, illuminent les générations.

Cermier, le chef des contre-révolutionnaires, est armé par les Américains, et possède des " canons Oerlikon ". L'industrie suisse a-t-elle joué un rôle dans l'écrasement des guérillas africaines ?

– Les trafiquants d'armes suisses ont joué et continuent de jouer un rôle détestable – pour de l'argent – dans pratiquement toutes les guerres du Tiers monde. Che Guevara a été assassiné par un fusil d'assaut suisse, livré par SIG-Schaffhouse, aux tueurs boliviens, le 7 octobre 1967 à Higueras. Aujourd'hui, bénis par le Conseil fédéral et la majorité du parlement, les Pilatus-Porter, fabriqués à Stans, bombardent les paysans insurgés du Chapas.

À la fin du livre, Uvonia, la capitale du Maniéma, tombe aux mains des forces de la révolution. Pourtant, malgré cette " libération ", rien ne change vraiment…

– Ce qui change, c'est la justice exigible : l'humanité ne progresse que par ses défaites. Le niveau de conscience, toujours, augmente – et un jour nous vaincrons.

Thomas, votre héros, meurt assassiné (par son ancien allié) ; quant à Malcolm Santos, il sombre peu à peu dans la folie. Est-ce à dire qu'il n'y a pas d'espoir de libération réelle en Afrique ?

– Marcher dans un tunnel ne signifie pas devenir aveugle. L'Afrique aujourd'hui est constellée de dictateurs minables, ravagée par les prédateurs blancs. Mais il y a aussi, en sa pointe sud, Mandela. La libération du continent, du Tiers monde entier, est un projet réaliste, concret, immédiat.

Avez-vous déjà un autre livre en cours ?

– Je ne réponds pas. Je ne dis rien. Je suis terriblement superstitieux. La force, la vie, peuvent me quitter du jour au matin.

 

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