Jean
Ziegler l'insoumis
À
chaque fois qu'il prend la plume, il déclenche des tempêtes,
qui parfois le submergent. On se souvient d'Une Suisse au-dessous
de tout soupçon, puis de La Suisse lave plus blanc
et enfin du Bonheur d'être suisse, sa belle autobiographie
critique. Aujourd'hui, Jean Ziegler persiste et signe avec un
beau roman, âpre et violent, qui se déroule dans
le Congo des années 60, au cur d'une révolution
qui nourrit tous les rêves, mais s'achève dans
le sang.
Après
avoir été vilipendé comme essayiste, Jean
Ziegler romancier est couvert de compliments ! Question : et
si ce diable d'homme avait vraiment du talent ?
" Ziegler romancier " : est-ce une nouvelle "
carrière " que vous commencez là, ou seulement
une parenthèse entre deux essais ?
Carrière, c'est beaucoup dire
J'ai peur des ambitions
démesurées. Pourquoi passer de l'essai au roman
? Pour deux raisons : la première est d'ordre superficiel
: j'ai sept procès sur le dos qui me sont intentés
dans cinq pays différents par des financiers, des spéculateurs,
des trafiquants (et même un ex-dictateur africain !).
J'ai nommé tous ces personnages et peurs méfaits
dans deux essais précédents : La Suisse lave
plus blanc et Le Bonheur d'être suisse (les
deux aux Éditions du Seuil). Le garrot financier est
terrible. Je ne peux absolument pas risquer un procès
supplémentaire. Or, écrire un essai sans nommer
les gens, sans nommer des faits précis, n'a aucun sens.
Ne sert à rien. La deuxième raison, plus profonde
: plus je progresse dans la vie et plus je me rends compte que
ce qui anime les hommes, les femmes, les peuples, ce ne sont
pas des idées, mais les passions, les obscures angoisses,
les obsessions, les haines, l'amour, les désirs. En bref,
les sentiments. Or, les sentiments sont infiniment plus
puissants que les idées. Pour atteindre ces racines profondes
des êtres, il faut un roman.
Dans
L'Or du Maniéma, vous retournez au Congo, où
vous avez passé plusieurs années au service de
l'ONUC. En quoi cette expérience vous a-t-elle aidé
pour votre roman ?
J'ai été un petit-bourgeois blanc, universitaire,
marxiste, arrogant, sûr de lui, plongé du jour
au lendemain dans le chaos sanglant du Congo. Tout de suite
après l'assassinait de Patrice Lumumba. En pleine insurrection.
La nuit, terrés dans les sous-sols de l'hôpital
italien d'Elisabethville, nous étions bombardés
par les mercenaires. J'ai vu mourir des gens de faim. De faim.
De blessures. Toutes mes nobles certitudes ont éclaté.
Foutues. Mon armure en lambeaux. Tous les bourreaux n'étaient
pas des salauds. La preuve : le jésuite Pirenne. Et les
victimes, bien que noires, n'étaient pas toutes estimables.
La preuve : le jeune Mobutu, déjà assassin, qui
apparaît également dans mon roman. En bref : ces
êtres héroïques (les mineurs insurgés)
ou détestables, ces paysages somptueux, ces incendies,
je les ai connus. Voilà des décennies qu'ils m'obsèdent.
Il fallait un roman pour exorciser le souvenir.
Au
cur du livre, il y a l'opposition entre deux personnages
très forts : Thomas Lusangi, l'idéaliste, le syndicaliste,
et Malcolm Santos, le dogmatique, qui, pour détruire
l'Occident, n'hésite pas à ruiner les richesses
du Congo. Ce combat entre l'idéal et le dogme est-il
le propre de tout mouvement de libération ?
Oui.
Il
y a, dans le destin de Thomas (qui a séjourné
chez les Pères), une vocation (chrétienne) de
martyr. Est-ce là, selon vous, la destinée
de l'idéalisme ?
Il y a en tout cas un mystère : on ne peut arrêter
la violence qu'au prix de sa propre vie.
Au
centre des luttes pour la libération du pays, il y a
une extraordinaire haine raciale : des Blancs face aux
Noirs, mais aussi le contraire
C'est vrai que l'insurrection lumumbiste faite par des
femmes, des hommes souvent stupéfiants de courage et
d'abnégation a sombré finalement dans la
haine raciale, la destruction fratricide. Elle a été
vaincue, a implosé, avant même que les parachutistes
belges, français, ne l'ait écartée.
"
Santos haïssait trop les Blancs pour sauver les Noirs.
C'était là sa faille, sa folie ", écrivez-vous.
Pourquoi ?
J'ai connu et pas seulement au Congo ce genre
de révolutionnaires, admirables de don de soi, de témérité,
d'intelligence, mais totalement dépourvus de doute, donc
d'humanité. Santos dit : " Je suis un glaive.
On ne demande pas à un glaive s'il est heureux. On lui
demande d'être tranchant. "
Vous
décrivez Thomas, l'idéaliste, comme " un
îlot de solitude dans un océan humain ". N'est-ce
pas paradoxal pour un combattant révolutionnaire ?
Non, c'est rassurant.
Vous
évoquez aussi une nouvelle race de révolutionnaires
: les Santos, Guevara, Kim, Kalongo. Qu'en est-il, de cette
" nouvelle race ", 30 ans plus tard ?
Ils sont tous morts. Mais leur exemple, le souvenir de leur
présence sur cette planète, illuminent les générations.
Cermier,
le chef des contre-révolutionnaires, est armé
par les Américains, et possède des " canons
Oerlikon ". L'industrie suisse a-t-elle joué un
rôle dans l'écrasement des guérillas africaines
?
Les trafiquants d'armes suisses ont joué et continuent
de jouer un rôle détestable pour de l'argent
dans pratiquement toutes les guerres du Tiers monde.
Che Guevara a été assassiné par un fusil
d'assaut suisse, livré par SIG-Schaffhouse, aux tueurs
boliviens, le 7 octobre 1967 à Higueras. Aujourd'hui,
bénis par le Conseil fédéral et la majorité
du parlement, les Pilatus-Porter, fabriqués à
Stans, bombardent les paysans insurgés du Chapas.
À
la fin du livre, Uvonia, la capitale du Maniéma, tombe
aux mains des forces de la révolution. Pourtant, malgré
cette " libération ", rien ne change vraiment
Ce qui change, c'est la justice exigible : l'humanité
ne progresse que par ses défaites. Le niveau de conscience,
toujours, augmente et un jour nous vaincrons.
Thomas,
votre héros, meurt assassiné (par son ancien allié)
; quant à Malcolm Santos, il sombre peu à peu
dans la folie. Est-ce à dire qu'il n'y a pas d'espoir
de libération réelle en Afrique ?
Marcher dans un tunnel ne signifie pas devenir aveugle. L'Afrique
aujourd'hui est constellée de dictateurs minables, ravagée
par les prédateurs blancs. Mais il y a aussi, en sa pointe
sud, Mandela. La libération du continent, du Tiers monde
entier, est un projet réaliste, concret, immédiat.
Avez-vous
déjà un autre livre en cours ?
Je ne réponds pas. Je ne dis rien. Je suis terriblement
superstitieux. La force, la vie, peuvent me quitter du jour
au matin.
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