Le
destin de l'homme seul
Un
livre aura marqué l'année 1996, tant par son ambition
et l'originalité de son regard, que par son souffle prophétique.
C'est le livre d'un homme qui a passé sa vie parmi les
livres, à Zurich, à Londres, à Genève,
à Paris, à Lausanne. C'est le livre d'un immense
lecteur, aussi, et d'un grand écrivain, dont le métier
(et la passion) est d'éditer les autres. Sortant de l'ombre,
Claude Frochaux publie aujourd'hui un essai, L'Homme seul,
qui est une somme de réflexions et de propositions sur
la culture, un travail magistral qui fera date. Rencontre.
Impossible,
en quelques lignes, de rendre compte de cet essai en tout point
excessif, autant par son ampleur (500 pages !), son ambition
encyclopédique, sa souci d'expliquer, arguments à
l'appui, les lignes de force de la culture humaine, que par
sa passion communicative. Disons, pour aller vite, qu'en six
boucles extraordinairement documentées (histoire, géographie,
religion, philosophie, théâtre, littérature),
Frochaux revisite toute l'histoire culturelle, depuis l'époque
néolithique jusqu'aux années 1960, date butoir
qui sanctionne à la fois la maîtrise totale de
l'homme sur son environnement et la fin d'une fonction culturelle
de l'art, jusqu'alors relevant du sacré.
Au
fil de l'analyse, Frochaux dégage plusieurs lois qui
régissent, selon lui, toute l'aventure humaine : complexité,
rationalisation, laïcisation, matérialisation, démocratisation.,
individualisation, intériorisation. Ces 7 lois, on les
retrouve à la fois dans le théâtre et la
peinture, la musique et l'architecture, etc. Toutes ensemble,
elles forment le nud gordien de notre modernité,
parce qu'elles sont l'aboutissement d'un immense processus (que
Frochaux analyse avec méticulosité) et la promesse,
sans doute, de découvertes inattendues. La fin d'une
époque (où l'homme, encore, avait sa place dans
une nature qu'il ne maîtrisait pas entièrement)
et le début d'une ère nouvelle : celle de l'homme
seul.
Disons
encore, pour rassurer tous les esprits chagrins, que cet homme
seul, qui a répudié Dieu et colonisé
la nature, n'est pas nostalgique du passé : au contraire,
il envisage l'avenir avec curiosité, angoisse parfois,
lucidité toujours. Car l'histoire, dans son mouvement,
n'est jamais achevée. Et personne, bien sûr,
n'en connaît le fin mot.
L'Homme seul englobe toute l'histoire humaine, de la
géographie à la littérature, en passant
par la religion, le théâtre, la peinture, la musique.
Comment ces chapitres se sont-ils mis en place ?
Je dis que l'histoire, c'est du biologique sur de la géographie
: il y a d'abord une biologie de base, qui est l'homme ; ensuite
cette biologie est transplantée sur un terreau plus ou
moins fertile. Et cela donne l'histoire. Bien entendu, cette
histoire a des émanations, car l'homme ne se contente
pas d'être sur terre : il a aussi une imagination, une
intelligence qui le pousse à projeter dans une sorte
de pacte imaginaire tout ce qu'il craint, ou tout ce qu'il souhaite
: et cela donne la religion. Ensuite, il y a ce qui fait la
culture. Ce qui me paraissait intéressant, ce n'est pas
de faire une encyclopédie de l'aventure humaine, mais
de revisiter tous ces domaines en me disant qu'ils allaient
expliquer notre situation actuelle. Parce que, au fond, je m'aperçois
que cela obéit à une cohérence absolue.
Et que chaque étape de notre croissance qui est
une appropriation de la nature est marquée par
des jalons qui représentent chacun une forme d'art. Ainsi,
à chaque fois que l'homme progresse par rapport à
la nature, ces jalons nous aident à redéfinir
notre situation dans notre environnement .
Pourquoi, dans votre livre, ce point de départ (le
néolithique) et ce point d'arrivée (1960) ?
Tout commence, au néolithique, par la découverte
des céréales. C'est-à-dire, pour prendre
le langage imagé de la Bible, le moment où l'homme
est sorti du paradis terrestre. En cultivant ses céréales,
Adam sort à jamais de l'animalité. Ensuite, il
va partir à la conquête de la nature, ce qui prendra
longtemps, jusqu'en 1960, où, là, il ne se définira
plus que par lui-même.
On n'échappe pas à son époque
Oui, à condition de l'entendre en termes positifs : chaque
nouvelle situation impose de nouveaux repères qu'il faut
trouver ou inventer. C'est pour ça que l'art est fondamentalement
utile pour savoir où l'on est et qui l'on est : on se
regarde dans l'uvre d'art comme dans un miroir.
Que se passe-t-il exactement dans les années 1950-60
?
À force d'accumuler les connaissances, l'homme a fait
le tour de son domaine. Ce n'est pas un hasard, selon moi, si
cette époque marque aussi l'accession au plus haut sommet
de l'Everest, l'exploration des fonds marins avec Cousteau,
par exemple, ou les premiers Spoutniks qui tournent autour de
la terre. Le même phénomène se remarque
en peinture ou en littérature : là aussi, tout
se passe comme si l'homme avait parfaitement maîtrisé
son sujet. Les plus marqués par cette rupture, ce sont
les peintres ou écrivains nés entre 30 et 40,
et qui émergent après 1960.
Malgré tout, l'aventure culturelle continue (et d'une
certaine manière elle n'a jamais été aussi
vivace) mais dans quelle direction ?
Celle de la gratuité ou de la liberté totale.
On n'a plus rien à justifier de quoi que ce soit. Ou
alors on se réfugie entièrement en soi-même
: cela donne, par exemple, une littérature souvent très
égotiste, très nostalgique, où l'on ne
parle que de sa famille, de son pays, de son village natal.
C'est une situation nouvelle dont on tirera un jour les règles
du jeu et qui donnera naissance, peut-être, à de
grandes uvres. Qui peut le dire ?
Que reste-t-il encore à dire, à écrire,
à peindre aujourd'hui ?
Tout bien sûr ! La situation des artistes aujourd'hui
est sans doute plus difficile que celle d'autrefois, quand l'art,
en général, relevait du sacré, quand la
parole des artistes était considérée comme
une parole magique. Les peintres et les écrivains d'aujourd'hui
sont tout aussi doués, bien entendu, que les anciens,
mais ils sont nés au mauvais moment !
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