FEUILLETON LITTÉRAIRE

ANTONIN MOERI
Cahier marine, L'Âge d'homme, 1995.

Depuis Le Fils à maman, publié en 1989, Antonin Moeri publie régulièrement romans et traductions (c'est à lui qu'on doit la très belle traduction du Petit cheval de Ludwig Hohl) et, peu à peu, au fil des ans, il s'est imposé comme l'un des écrivains les plus doués de sa génération. Voyage au bout de soi-même Avec Cahier marine, Antonin Moeri nous convie à un bien étrange voyage. Roman, récit, autobiographie rêvée ? Aucun sous-titre ne vient éclairer l'inconnue de ce texte fragmentaire, écrit au fil de la plume, qui raconte les pérégrinations d'un comédien sans emploi qui plonge au sud de l'Italie, à sa manière à la fois désinvolte et désespérée, comme s'il était à la recherche d'un secret primordial. Ce cahier bleu marine, c'est un cahier d'écolier, acheté à Berlin, et dans lequel le narrateur, en même temps qu'il consigne les événements de son voyage, va chercher à se reconstruire, morceau par morceau, paragraphe après paragraphe, toujours à la recherche d'une langue utopique (" Je me demande si les mots ne sont pas mes seules amours. ") qui seule peut le guider dans la nuit de son âme. Ecrit dans l'urgence, le désarroi, ce Cahier mêle portraits et descriptions, aventures narratives et réflexions sur l'écriture. Pour le comédien-narrateur, il s'agit moins d'un voyage sentimental que d'un périple initiatique qui cherche à raconter " la chute et le sommeil ", " les brumes immobiles sur les plages sans fin, les mensonges qui [lui] sont nécessaires pour substituer à ce qu'[il] voit et ressent cet astre éclatant vers lequel, chaque jour, [il] doit monter. " On reconnaît ici les thèmes familiers à Antonin Moeri, abordés dans L'Ile intérieure (1990) et Allegro amoroso (1993). C'est moins la quête d'un sens que celle d'une langue, toujours inaccessible ; moins la recherche d'une identité que celle d'une connivence (impossible) avec l'autre, et en particulier la femme. Ici, Moeri met en scène une actrice, " que Rossellini fit jouer dans ses films ", figure à la fois amoureuse et traîtresse, que le narrateur finit par congédier, au pied de l'Etna, après avoir constaté que " leurs deux îles ne pourraient se rencontrer. " Constat d'échec de toute communication qui précipite le narrateur en Tunisie, vers les mirages du désert, c'est-à-dire aux confins de lui-même. S'il a perdu l'amour, comme le désir de jouer, au moins le narrateur aura-t-il découvert, au bout de son voyage, que " les mots sont les véritables racines de la douleur humaine. " Et que si l'on veut accéder à soi-même, il faut nécessairement passer par eux, c'est-à-dire s'abandonner tout entier au langage, comme on voyage à travers l'espace et le temps, la musique, les couleurs, les sensations qui nous parlent du monde. RETOUR HAUT DE PAGE

ANTONIN MOERI
Paradise Now, Bernard Campiche Editeur, 2000.

Après une incursion à notre avis peu convaincante dans le roman (Igor, paru il y a deux ans chez Bernard Campiche), Antonin Moeri revient au genre qui lui convient si bien (dans lequel il excelle) : celui des proses courtes, précises comme des instantanés, incisives et lumineuses. Pas de rapport, ici, entre les 31 petites textes qui composent ce recueil, sinon le thème central du Paradis, thème abordé sous ses différentes facettes, tantôt de manière grinçante, tantôt de façon plus légère, mais toujours avec ce sens de l'observation qui caractérise Moeri, sans conteste l'un de nos meilleurs écrivains. Jouant sans cesse sur des registres différents, il nous conte l'histoire de ce grutier qui ne veut plus descendre de sa grue pour essayer de retrouver le secret de l'enfance, grâce aux photographies et aux dessins qu'il étale dans sa cabine. Et cette histoire, saugrenue ou absurde, devient une manière de fable à la Kafka ou à la Sallinger. Ailleurs, c'est une adolescente, incomprise de ses professeurs, qui pour oublier le vide de l'existence se réfugie dans les paradis artificiels. " Elle ne laissera, précise l'auteur, aucun souvenir ni aucune trace. " Par petites touches, comme on compose une mosaïque, Moeri nous tend le miroir agrandi de notre époque : ses modes et ses désirs trompeurs, sa tyrannie du bonheur matériel, sa fuite dans le néant ou la musique. Un très beau livre. RETOUR HAUT DE PAGE