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FEUILLETON LITTÉRAIRE
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é dans
: mensuel d'information culturelle
— case 129 — 1211 Genève 4

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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

FEUILLETON LITTÉRAIRE

PASCAL QUIGNARD
Les ombres errantes, Sur le jadis, Abîmes par Pascal Quignard, Grasset, 2002.

 

Le royaume de Quignard

Disons-le tout net : l'attribution du Prix Goncourt à Pascal Quignard – même si elle paraît incongrue – nous réjouit ! Et ce n'est pas un simple mouvement d'humeur et une joie opportuniste. Car notre admiration pour cet écrivain secret et prolifique ne date pas d'hier. Dès les années 80, avec l'admirable Carus (peut-être son meilleur roman), puis avec Le Lecteur, Le Salon du Wurtemberg et Les Escaliers de Chambord (incendiés à l'époque par la presse parisienne), mais aussi ses Petits Traités, nous avons suivi le parcours de ce surdoué de la littérature française (n'a-t-il pas publié un essai sur Sacher-Masoch à l'âge de 19 ans ?). Son triomphe d'aujourd'hui – un triomphe détaché et certainement ironique – ne nous surprend donc pas.

Et son livre alors ?

Du pur Quignard. C'est-à-dire inclassable, singulier, unique en son genre, mélangeant les notes érudites et les anecdotes romaines et gauloises (Vercingétorix est une des figures tutélaires des Ombres errantes), les confidences personnelles (très rares) et les considérations politiques, artistiques, voire économiques sur le monde actuel. Car tout le prodige de Quignard tient à ceci qu'en nous parlant du passé (le " jadis ") il nous parle mieux que tout autre d'aujourd'hui. De la lutte pour la suprématie mondiale des USA (qui ont inventé le péché, le racisme, l'esclavage des Noirs, la chasse au sorcières, le magistrat Kenneth Starr, fils de Dieu…). De la " marchandisation " de toute valeur artistique ou humaine. De l'extraordinaire mépris pour toute forme de pensée autre que purement immédiate et générant du profit.

Reprenant la forme délectable et ramassée des Petits Traités, Quignard nous mène en quête de ce dernier royaume qui est tissé de solitude et de silence, de lectures délicieuses, de conversations rares mais choisies, de rêveries sans fin sur les noms de la langue et le visage de ses amis. Ces Ombres errantes ne sont que le premier volume d'une suite qui devrait en comporter plus de dix. On se réjouit déjà de découvrir les autres.

 

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PASCAL QUIGNARD
Vie secrète, Gallimard, 1998.

 

Quignard le silencieux

Dans ces colonnes, nous avons rendu compte de presque tous les livres de Pascal Quignard, pour qui nous avons une immense admiration (en plus d'une grande amitié) et son silence, depuis quelque temps, nous étonnait. Après une brève incartade au Seuil, le plus secret des écrivains français revient chez Gallimard, où il fut lecteur pendant de nombreuses années.

Le beau récit qu'il nous propose, Vie secrète, est le prolongement en droite ligne des réflexions entamées sur le monde romain dans Le Sexe et l'effroi, où il s'interrogeait sur les fresques érotiques de Pompei. Il mêle dans une joyeuse rhapsodie les souvenirs personnels (comme ce premier amour né du silence et de la musique avec Némie, sa professeur de piano) et les spéculations sur l'amour asocial, le secret (qu'on retrouve pareillement dans la musique, l'amour et la lecture), le silence et la fascination (de fascinus en latin : sexe érigé de l'homme qui littéralement sidère la femme), la passion et l'adieu, le désir et la mort.

Sur cette forme originale de mélange des genres, Quignard s'explique : " Comme si roman et spéculation se rejoignaient soudain, je désirais qu'il n'y eût plus de distinction possible entre semence animale, sève végétale, rêve des homéothermes, souvenir crypté des êtres du langage, hallucination diurne, mensonge, fiction, prédation vitale, quotidienne, solaire, spéculation obstinée. "

Ce rêve d'indistinction, ce mélange impossible des contraires, on le retrouve à chaque page de Vie secrète, qui est un traité magistral sur l'amour et la dépossession. Quignard y réussit le tour de force de parler sans réserve de l'amour, sans jamais dévoiler ses propres secrets. Ici ou là apparaissent bien des notations biographiques (sa rencontre avec M., la nouvelle femme de sa vie, ou encore cette maladie dont il faillit mourir l'année dernière), mais ce ne sont que des balises. Et la nuit du secret se reforme bien vite autour d'elles.

C'est à la fois un peu dommage (on aimerait que ces biographèmes cristallisent en roman) et extrêmement fascinant.

 

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PASCAL QUIGNARD
L'Occupation américaine, Le Seuil, 1994.

 

Une enfance sans nostalgie

L'enfance, ses sortilèges et ses secrets, constitue le sujet de presque tous les romans de Pascal Quignard. On se souvient des Escaliers de Chambord dont le vide central résonnait d'un secret trop bien gardé : la mort d'une petite fille noyée. Même lourdeur entêtante dans Tous les matins du monde où la musique, à son tour, oblitérait une amour impossible.

Dans L'Occupation américaine Quignard sonde les années d'immédiate après-guerre. Nous sommes en province, au bord de la Loire, et un couple d'adolescents découvre avec fascination le (nouveau) monde américain. Jazz, surprise-parties, grosses limousines, premiers blue jeans, etc. Cette découverte, au lieu de les unir dans la complicité, va déchirer à jamais leur univers provincial. Une fois encore, le livre de Quignard est l'histoire d'une faille qui ne cesse de s'élargir. " Il n'y a aucune retrouvaille parce qu'il n'y a jamais de départ. Il n'y a jamais de départ parce qu'on ne quitte rien. La mort est seule à arracher notre vie à elle-même. On ne quitte jamais sa première peur. "

Même si la fin paraît un peu artificielle (la jeune fille se suicide brutalement), L'Occupation américaine s'inscrit dans le droit fil des autres livres Quignard, plus proches des réflexions savantes des Petits Traités que de la veine " romanesque " du Salon de Wurtemberg ou des Escaliers de Chambord.

 

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PASCAL QUIGNARD
Les Fantômes de la voix déchirée.

 

Malgré l'immense succès de son Salon du Wurtemberg, Pascal Quignard reste un auteur secret. Il vient de publier un petit livre étrange, La leçon de musique, dans lequel il revient sur la mue qui affecte, vers l'âge de douze ans, le jeune garçon et lui fait perdre, d'un coup et pour toujours, sa voix d'enfant. Méditation unique sur cette voix perdue – cette voix fantôme – que l'écrivain, par-delà les âges, essaie vainement de héler, La leçon de musique est un livre qui mêle sans cesse saveur et savoir. À lire de toute urgence...

 

Votre œuvre est extrêmement diverse vous avez publié des livres de critique, des recueils de poésie et plusieurs romans. Quel fil tirez-vous entre votre premier livre sur Sacher-Masoch (L'être du balbutiement, Mercure de France, 1969) et La leçon de musique, parue il y a quelques mois chez Hachette ?

 

Pascal Quignard : Il y a toujours une ruse, une fiction sournoise dans cette question. Les récits mettent de l'ordre dans les événements d'une vie. Ils ont un sens un peu comme un destin. Dans la vie il y a moins de sens ! Le livre sur la Délie de Maurice Scève s'intéressait à la position extraordinairement passive d'un poète qui veut se mettre dans un état d'obéissance au nom, à la résonance du nom de la personne aimée. Il y a là, sans doute, quelque chose d'un peu masochiste. Dans La leçon de musique, je reviens à quelque chose qui me hante, comme si je n 'arrivais jamais à naître tout à fait, et qu'il me fallait sans cesse faire revenir sur moi l'expérience, et la retraduire, pour pouvoir enfin l'éprouver.

 

– Quelle est cette hantise ?

Le fait que nous soyons, avant même d'accéder à la voix, à la naissance, à la lumière, des oreilles ouvertes, déjà martyrisés par le langage. Obéir et entendre, c'est le même mot. Comme lire, d'ailleurs, qui permet d'entendre une voix qui traverse les siècles.

 

– Le fil invisible qui relierait tous vos livres serait cette hantise des voix à entendre, à retranscrire, comme celle de Maurice Scève, mais aussi des personnages de vos romans ?

Si l'on compose de la musique, si l'on écrit des romans (l'essai, c'est autre chose, parce qu'il suppose une certaine identité de la voix qui parle), c'est parce que l'on veut avoir plusieurs voix. C'est pourquoi les écrivains qui ont toujours la même voix m'ennuient prodigieusement. Au départ d'un livre, on cherche une certaine intonation. C'est une voix silencieuse, lointaine, qui n'est pas éclatante.

–La musique résonne dans tous vos livres. Vous la rattachez souvent à la nostalgie d'un langage commun, partagé par un petit cercle d'amis. L'écriture, au contraire, ne rapproche pas les êtres. Elle isole, elle sépare, elle trahit...

Chacun de nous a eu, dans sa petite enfance, l'impression ou la crainte de ne pas être encore soi, d'être l'autre. Ces expériences n'étaient pas encore affectées par le langage. Le langage divise. Profiter du langage pour s'entendre, c'est sans doute un très mauvais pari!

 

– Mais la musique ?

Il faut être franc. On sonne chez un ami, on se salue, on s'assied à quatre sur quatre tabourets, on compte un, deux, trois ou quatre, selon le tempo, et l'on commence. On a des fou-rires. On s'émeut. La musique ne rejoint pas une étreinte sauvage. Dans nos vies, il y aurait tout d'abord quelque chose de violent et de naturel. Puis l'accession au langage qui divise – la dissidence. Puis un contre-langage, qui n'est pas le chant des oiseaux, mais la musique, qui serait un langage contre la division du langage.

 

– Et La leçon de musique ?

Ce qui m'a décidé à écrire ce livre, c 'est que les ouvrages sur ce thème – la mue qui affecte la voix du garçon, vers 12-13 ans, et lui fait perdre sa voix d'enfant – faisaient défaut. Au contraire des romans féminins qui, relatant l'adolescence, comportent toujours un chapitre sur les premières règles. Les romans masculins ne parlent jamais de cette espèce de trompettement de la voix qui rend ridicules les garçons et les oblige à quitter les chorales auxquelles ils appartiennent. Ce livre est une plainte masculine.

 

–Est-ce la plainte de votre fils qui vous a ému, lui qui précisément vient de perdre sa voix d'enfant ?

Oui, il a maintenant sa voix d'homme ! Pour ma part, tout cela reste très trouble. Je n'avais aucun souvenir de ma propre mue. Peut-être alors ai-je voulu domestiquer la gêne que j'ai ressentie devant cette voix déchirée, un peu escarpée, qu'avait mon fils. Peut-être aussi ai-je voulu lui dérober une expérience que j'avais oubliée...Il y a quelque chose de si cruel dans une identité qui se déchire à ce point, que pour la maintenir il faille absolument nier cette véritable plaie sonore. Cela dit, d'autres que moi ont pu ressentir une véritable jouissance à passer enfin à une voix plus grave, plus grondeuse, plus paternelle.

 

– C'est le passage brutal à l'âge d'homme...

Il y a une petite expérience de la mort dans le fait qu'il n'y ait plus d'aller et retour possible, de sa voix à la voix maternelle. Il y a quelque chose de continu dans la voix féminine qui la rend presque immortelle : elle est immuable ! De mère à fille, de façon millénaire, quelque chose dure et se reproduit. Le garçon, au contraire, se voit intimer un ordre brutal : "Tu ne rejoindras plus la voix d'enfant. Tu ne parleras plus à ta mère sur un même pied." La voix enfantine, la voix soudée à la voix maternelle tout à coup l'abandonnent.

 

– Est-ce que l'écriture ne cherche pas à retrouver cette voix perdue ?

L'écriture se rapporte souvent à une voix lointaine. Une voix légèrement mise sous silence. Ce qui fait l'écrivain, c'est qu'il ne sait pas parler. Cela rend d'ailleurs les interviews très problématiques! Écrire, c'est lancer contre une mue (la perte de sa voix) une mue supplémentaire! En même temps, on essaie de faire revenir, à travers l'écriture, cette voix d'enfant. C'est une façon de héler la voix perdue. Pourquoi les romans, les contes, sont-ils toujours écrits au passé ? "Jadis", "il était une fois..." C'est qu'il y a eu un autre temps. Et la voix masculine porte en elle l'empreinte sombre, basse, de ce temps-là.

 

– Vous écrivez " l'oreille a précédé la voix. Le cri, la voix sont venus avant la langue articulée et à peu près sensée. C'était la première mue... " Est-ce que cette première mue n'est pas plus terrible encore que la mue pubertaire ?

S'il y a un être qui rédige son nom, c'est bien l'écrivain. Mais il ne sait pas où il le rédige. Il invente une langue qui lui permet de se nommer. Le drame, c'est qu'il signe du seul nom qui n'est pas le sien, le seul qu'il n'ait pas inventé ! Cette signature inconnue, que l'écrivain cherche à nommer en écrivant, j'aurais tendance à croire qu'elle n'a pas de sens, parce qu'elle date d'avant le langage acquis. Il y a quelque chose, là, qui est un petit peu dément...

 

– On signe toujours du nom d'un autre...

C'est vrai. Ce qui est amusant, c'est l'idée de propriété littéraire qui est peut-être une pure création, démente, des écrivains ! Pour régler le faux!

 

– Cette voix d'avant la mue, ou ce nom perdu d'avant le langage, n'est-ce pas cette idole exigeante dont vous parlez, et à qui l'écrivain essaie de sacrifier ?

 

Ce qui est cherché dans l'écriture est souvent extrêmement dominateur à l'égard du lecteur. Faire ce qu'on appelle "un beau livre", c'est lancer une injonction absolue, à laquelle celui qui le lirait obéirait.

 

On a l'impression, à lire une œuvre aussi diverse que la vôtre, que chacun de vos livres été écrit avec une autre voix. Et qu'il répond chaque fois, à une injonction différente...

 

Ce serait merveilleux... Chaque fois, je crois écrire quelque chose de différent, et, après coup, je me dis que je radote sans cesse la même chose! Pour reprendre l'image de l'idole, dont il s'agit d'apaiser la sévérité, on peut prier à n'importe quelle heure, et de n'importe quelle manière : l'ombre, l'éclat, l'angle seuls se dép1acent : l 'idole demeure toujours la même, qu'on s'adresse à elle le matin, ou le soir. Je crois que si elle devenait vraiment clémente, l'on pourrait s'arrêter d'écrire !

 

– L'idole exige un sacrifice plus cruel, exclusif ?

Pas forcément cruel... Cela peut être joyeux aussi. La victime peut être nombreuse, changer de peau, connaître beaucoup de mues, avoir une vie plus riche. L'idole veut être acclamée. De même qu'un enfant prend toutes les positions, incline la tête sur l'épaule, tend la paume ouverte, puis revient en offrant un petit papier qui enveloppait un bonbon... Pour ma part, je n'écris jamais dans l'attitude de quelqu'un qui sait bien ce qu'il fait. Il y a un subterfuge désolant dans la création des œuvres d'art : c 'est une dépossession qui n'avance qu'au fur et à mesure qu'elle se détruit. Elle avance sur le vide, ce qui lui donne une sorte d'excitation continuelle. Mais derrière elle, ce n'est plus le vide.

 

– Est-ce que le péril dont vous parlez est le même pour tous vos livres ?

Dans tout ce qui est de l'ordre de l'essai (c'est pourquoi je me suis dépris de l'essai), il y a une sorte de facilité : on sait au fond à peu près ce que l'on fait. On connaît le temps venant la rhétorique, la disposition des parties, la clarté, l'argumentation qui permettent de toucher l'autre. La fiction est plus périlleuse, parce que, tant qu'on est dans son rêve, on ne sait absolument pas si le monde inventé est demeuré à l'intérieur de soi ou s'il est réellement transporté sur le papier. On est peut-être dans une voie qui va être totalement inefficace. Est-ce que ces êtres existent ? Est-ce qu'ils ont existé ? Est-ce que j'hallucine ? Est-ce que je crée ? Ce n'est pas une peur, c'est une anxiété que rien ne vient rompre.

 

– Ecrire suppose une sorte d'aveuglement ?

Oui, tout à fait. C'est plutôt à force de ne pas écrire qu'on peut se faire croire lucide, dans des relations de pouvoir, de séduction. Là, on n'est jamais aveugle. Au contraire, on se montre souvent très intelligent, très commerçant. Lorsqu'on se met à susciter un groupe d'êtres, de lieux, d'animaux, qui n'existent pas, que le monde n'attend pas, on entre dans un lieu qui est franchement de l'ordre de l'invisible.

 

– Est-ce qu'écrire éclaire sur soi ?

Je ne le crois pas. Cependant, certains noms se révèlent décisifs. Une fois inventés, une fois écrits, on ne peut plus les déplacer. Comme lorsqu'on se trouve à l'origine de la profération dans l'enfance. On s'enchevêtre dans tous les noms que l'on suscite, dans les manies et dans les tons qu'on met à jour, quelque chose dont on peut dire qu'il y a du vrai dedans. Mais on ne sait pas dans quelle mesure cette vérité existe. Ni bien sûr ce qu'elle est. Dans Carus, j'avais nommé un violoncelliste Quoeun. Plus tard, dans Le salon du Wurtemberg, j'ai eu absolument besoin du mot de Bergheim pour nommer un village qui n'existe pas sur les rives du Neckar. Regardant par hasard si ce nom existait en Allemagne, j'ai découvert qu'un village s'appelait bel et bien Bergheim, et qu'il se trouvait tout près de la ville de Cologne - Köln en allemand.

 

– Tout Le salon du Wurtemherg est partagé entre deux langues, deux terres, deux cultures. Est-ce que ce partage est imaginaire ?

Complètement ! Je n'ai jamais mis les pieds dans le Wurtemberg, et tout me porte à croire que je n'y irais jamais! Mais vous avez raison quand même. J'ai été élevé par une jeune femme allemande, dont je sais maintenant qu'elle était originaire de la banlieue de Cologne. Pourtant j'ai toujours eu un blocage extrême pour les langues dites vivantes. Je ne connais que le français et quelques langues qui sont mortes. Ma mère parlait anglais. Ma grand'mère aussi. Elles parlaient entre elles anglais.

 

– Toutes les femmes autour de vous parlaient donc des langues étrangères.

- Oui. Il y a là un monde que je n'ai pas bien compris initialement et où tout ce qui était étranger s'est associé au féminin. Mais ce partage est moins simple et m'abuse moi-même. Lorsqu'on choisit des lieux ou des noms, on veut toujours les laisser à l'état de désir. Donc il ne s'agit pas de trop bien les connaître.

 

–Quand commencez-vous à écrire ?

Quand la vision se révèle aussi précise qu'un tableau de Van Eyck, si j'ose dire (malheureusement ce n'est jamais aussi beau !), cela signifie que le désir a résisté au temps. Alors je peux écrire le livre à toute vitesse.

 

– C'est de l'ordre du visible, jamais de l'audible ?

C'est d'abord la voix, l'intonation, qui entraîne sa vision.

 

– Il y a d'abord la musique.

Non, hélas. La musique est d'abord une langue fantôme que l'homme a ajoutée à la langue pour la contrer. On ne peut pas espérer de la langue, qui doit malheureusement maintenir le sens, qu'elle puisse être de la musique... Une voix qui tombe bien, dans la langue, et qui puisse émouvoir... Ce n'est qu'une évocation laborieuse du fantôme.

 

–Vous parlez très souvent d'émotion. Est-ce l'émotion que vous cherchez à susciter chez le lecteur ?

 

- Je ne peux pas le nier. Lorsque j'écrivais fréquemment des essais, j'éprouvais un certain plaisir de l'argumentation. Cela n'a jamais été, je dois le reconnaître, la vérité de ce que je disais qui se cherchait en moi. Dans La leçon de musique, je ne crois pas vraiment à la thèse que j'expose. Mais le fait que les arguments puissent avoir une certaine possibilité de brusquerie, d'incursion, de blessure, voilà ce qui m'intéresse. Je me méfie de moi pour le peu de pensée que je pourrais présenter, parce que je sais qu'elle es tdominée par autre chose que ma pensée. Les créateurs, qui se sont faits une spécialité du faux, mais aussi de l'intensité de l'émotion qu'ils peuvent provoquer, ne devraient pas s'attribuer quelque compétence que ce soit dans des domaines qui ressortissent à la vérité, et auxquels ils ne croient pas une seconde ! Ni au faux, ni au vrai ! Ils sont définitivement souillés à cet égard.

 

– Vous situez-vous alors dans le faux ?

Ce qui est vrai quand même, c'est que ce n'est pas le faux non plus qui m'intéresse ! Ce qui m'intéresse, c'est ce qui se passe avant la séparation du faux et du vrai, du sujet et de l'objet. Ce sont ces antécédents-là qui m'intriguent. J'éprouve une sorte de voracité à lire, à découvrir des domaines ou des régions que je ne connais pas, à relever des petits détails, d'immenses civilisations passées ensevelies, des petites gourmandises absurdes !

– On a l'impression, en vous lisant, que vous vous sentez plus proche d'une patricienne romaine du IVème siècle, comme Apronenia Avitia, ou d'une femme d'Athènes, que d'une Allemande ou d'une Anglaise d'aujourd'hui

Il est possible que derrière l'apparence d'une patricienne romaine se soit abrité quelque chose de plus proche du fantôme de l'idole dont nous parlions tout à l'heure!

 

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