Malgré
l'immense succès de son Salon du Wurtemberg, Pascal
Quignard reste un auteur secret. Il vient de publier un petit
livre étrange, La leçon de musique, dans
lequel il revient sur la mue qui affecte, vers l'âge
de douze ans, le jeune garçon et lui fait perdre, d'un
coup et pour toujours, sa voix d'enfant. Méditation unique
sur cette voix perdue cette voix fantôme que
l'écrivain, par-delà les âges, essaie vainement
de héler, La leçon de musique est
un livre qui mêle sans cesse saveur et savoir. À
lire de toute urgence...
Votre
uvre est extrêmement diverse vous avez publié
des livres de critique, des recueils de poésie et plusieurs
romans. Quel fil tirez-vous entre votre premier livre sur Sacher-Masoch
(L'être du balbutiement, Mercure de France, 1969)
et La leçon de musique, parue il y a quelques mois
chez Hachette ?
Pascal
Quignard : Il y a toujours une ruse, une fiction sournoise dans
cette question. Les récits mettent de l'ordre dans les
événements d'une vie. Ils ont un sens un peu comme
un destin. Dans la vie il y a moins de sens ! Le livre sur la
Délie de Maurice Scève s'intéressait
à la position extraordinairement passive d'un poète
qui veut se mettre dans un état d'obéissance au
nom, à la résonance du nom de la personne aimée.
Il y a là, sans doute, quelque chose d'un peu masochiste.
Dans La leçon de musique, je reviens à quelque
chose qui me hante, comme si je n 'arrivais jamais à naître
tout à fait, et qu'il me fallait sans cesse faire revenir
sur moi l'expérience, et la retraduire, pour pouvoir enfin
l'éprouver.
Quelle est cette hantise ?
Le
fait que nous soyons, avant même d'accéder à
la voix, à la naissance, à la lumière, des
oreilles ouvertes, déjà martyrisés par le
langage. Obéir et entendre, c'est le même mot. Comme
lire, d'ailleurs, qui permet d'entendre une voix qui traverse
les siècles.
Le fil invisible qui relierait tous vos livres serait cette hantise
des voix à entendre, à retranscrire, comme celle
de Maurice Scève, mais aussi des personnages de vos romans
?
Si
l'on compose de la musique, si l'on écrit des romans (l'essai,
c'est autre chose, parce qu'il suppose une certaine identité
de la voix qui parle), c'est parce que l'on veut avoir plusieurs
voix. C'est pourquoi les écrivains qui ont toujours la
même voix m'ennuient prodigieusement. Au départ d'un
livre, on cherche une certaine intonation. C'est une voix silencieuse,
lointaine, qui n'est pas éclatante.
La
musique résonne dans tous vos livres. Vous la rattachez
souvent à la nostalgie d'un langage commun, partagé
par un petit cercle d'amis. L'écriture, au contraire, ne
rapproche pas les êtres. Elle isole, elle sépare,
elle trahit...
Chacun
de nous a eu, dans sa petite enfance, l'impression ou la crainte
de ne pas être encore soi, d'être l'autre. Ces expériences
n'étaient pas encore affectées par le langage. Le
langage divise. Profiter du langage pour s'entendre, c'est sans
doute un très mauvais pari!
Mais la musique ?
Il
faut être franc. On sonne chez un ami, on se salue, on s'assied
à quatre sur quatre tabourets, on compte un, deux, trois
ou quatre, selon le tempo, et l'on commence. On a des fou-rires.
On s'émeut. La musique ne rejoint pas une étreinte
sauvage. Dans nos vies, il y aurait tout d'abord quelque chose
de violent et de naturel. Puis l'accession au langage qui divise
la dissidence. Puis un contre-langage, qui n'est pas le
chant des oiseaux, mais la musique, qui serait un langage contre
la division du langage.
Et La leçon de musique ?
Ce
qui m'a décidé à écrire ce livre,
c 'est que les ouvrages sur ce thème la mue qui
affecte la voix du garçon, vers 12-13 ans, et lui fait
perdre sa voix d'enfant faisaient défaut. Au contraire
des romans féminins qui, relatant l'adolescence, comportent
toujours un chapitre sur les premières règles. Les
romans masculins ne parlent jamais de cette espèce de trompettement
de la voix qui rend ridicules les garçons et les oblige
à quitter les chorales auxquelles ils appartiennent. Ce
livre est une plainte masculine.
Est-ce
la plainte de votre fils qui vous a ému, lui qui précisément
vient de perdre sa voix d'enfant ?
Oui,
il a maintenant sa voix d'homme ! Pour ma part, tout cela reste
très trouble. Je n'avais aucun souvenir de ma propre mue.
Peut-être alors ai-je voulu domestiquer la gêne que
j'ai ressentie devant cette voix déchirée, un peu
escarpée, qu'avait mon fils. Peut-être aussi ai-je
voulu lui dérober une expérience que j'avais oubliée...Il
y a quelque chose de si cruel dans une identité qui se
déchire à ce point, que pour la maintenir il faille
absolument nier cette véritable plaie sonore. Cela dit,
d'autres que moi ont pu ressentir une véritable jouissance
à passer enfin à une voix plus grave, plus grondeuse,
plus paternelle.
C'est le passage brutal à l'âge d'homme...
Il
y a une petite expérience de la mort dans le fait qu'il
n'y ait plus d'aller et retour possible, de sa voix à la
voix maternelle. Il y a quelque chose de continu dans la voix
féminine qui la rend presque immortelle : elle est immuable
! De mère à fille, de façon millénaire,
quelque chose dure et se reproduit. Le garçon, au contraire,
se voit intimer un ordre brutal : "Tu ne rejoindras plus la voix
d'enfant. Tu ne parleras plus à ta mère sur un même
pied." La voix enfantine, la voix soudée à la voix
maternelle tout à coup l'abandonnent.
Est-ce que l'écriture ne cherche pas à retrouver
cette voix perdue ?
L'écriture
se rapporte souvent à une voix lointaine. Une voix légèrement
mise sous silence. Ce qui fait l'écrivain, c'est qu'il
ne sait pas parler. Cela rend d'ailleurs les interviews très
problématiques! Écrire, c'est lancer contre une
mue (la perte de sa voix) une mue supplémentaire! En même
temps, on essaie de faire revenir, à travers l'écriture,
cette voix d'enfant. C'est une façon de héler la
voix perdue. Pourquoi les romans, les contes, sont-ils toujours
écrits au passé ? "Jadis", "il était une
fois..." C'est qu'il y a eu un autre temps. Et la voix masculine
porte en elle l'empreinte sombre, basse, de ce temps-là.
Vous écrivez " l'oreille a précédé
la voix. Le cri, la voix sont venus avant la langue articulée
et à peu près sensée. C'était la première
mue... " Est-ce que cette première mue n'est pas plus
terrible encore que la mue pubertaire ?
S'il
y a un être qui rédige son nom, c'est bien l'écrivain.
Mais il ne sait pas où il le rédige. Il invente
une langue qui lui permet de se nommer. Le drame, c'est qu'il
signe du seul nom qui n'est pas le sien, le seul qu'il n'ait pas
inventé ! Cette signature inconnue, que l'écrivain
cherche à nommer en écrivant, j'aurais tendance
à croire qu'elle n'a pas de sens, parce qu'elle date d'avant
le langage acquis. Il y a quelque chose, là, qui est un
petit peu dément...
On signe toujours du nom d'un autre...
C'est
vrai. Ce qui est amusant, c'est l'idée de propriété
littéraire qui est peut-être une pure création,
démente, des écrivains ! Pour régler le faux!
Cette voix d'avant la mue, ou ce nom perdu d'avant le langage,
n'est-ce pas cette idole exigeante dont vous parlez, et
à qui l'écrivain essaie de sacrifier ?
Ce
qui est cherché dans l'écriture est souvent extrêmement
dominateur à l'égard du lecteur. Faire ce qu'on
appelle "un beau livre", c'est lancer une injonction absolue,
à laquelle celui qui le lirait obéirait.
On
a l'impression, à lire une uvre aussi diverse que
la vôtre, que chacun de vos livres été écrit
avec une autre voix. Et qu'il répond chaque fois, à
une injonction différente...
Ce
serait merveilleux... Chaque fois, je crois écrire quelque
chose de différent, et, après coup, je me dis que
je radote sans cesse la même chose! Pour reprendre l'image
de l'idole, dont il s'agit d'apaiser la sévérité,
on peut prier à n'importe quelle heure, et de n'importe
quelle manière : l'ombre, l'éclat, l'angle seuls
se dép1acent : l 'idole demeure toujours la même,
qu'on s'adresse à elle le matin, ou le soir. Je crois que
si elle devenait vraiment clémente, l'on pourrait s'arrêter
d'écrire !
L'idole exige un sacrifice plus cruel, exclusif ?
Pas
forcément cruel... Cela peut être joyeux aussi. La
victime peut être nombreuse, changer de peau, connaître
beaucoup de mues, avoir une vie plus riche. L'idole veut être
acclamée. De même qu'un enfant prend toutes les positions,
incline la tête sur l'épaule, tend la paume ouverte,
puis revient en offrant un petit papier qui enveloppait un bonbon...
Pour ma part, je n'écris jamais dans l'attitude de quelqu'un
qui sait bien ce qu'il fait. Il y a un subterfuge désolant
dans la création des uvres d'art : c 'est une dépossession
qui n'avance qu'au fur et à mesure qu'elle se détruit.
Elle avance sur le vide, ce qui lui donne une sorte d'excitation
continuelle. Mais derrière elle, ce n'est plus le vide.
Est-ce que le péril dont vous parlez est le même
pour tous vos livres ?
Dans
tout ce qui est de l'ordre de l'essai (c'est pourquoi je me suis
dépris de l'essai), il y a une sorte de facilité
: on sait au fond à peu près ce que l'on fait. On
connaît le temps venant la rhétorique, la disposition
des parties, la clarté, l'argumentation qui permettent
de toucher l'autre. La fiction est plus périlleuse, parce
que, tant qu'on est dans son rêve, on ne sait absolument
pas si le monde inventé est demeuré à l'intérieur
de soi ou s'il est réellement transporté sur le
papier. On est peut-être dans une voie qui va être
totalement inefficace. Est-ce que ces êtres existent ? Est-ce
qu'ils ont existé ? Est-ce que j'hallucine ? Est-ce que
je crée ? Ce n'est pas une peur, c'est une anxiété
que rien ne vient rompre.
Ecrire suppose une sorte d'aveuglement ?
Oui,
tout à fait. C'est plutôt à force de ne pas
écrire qu'on peut se faire croire lucide, dans des relations
de pouvoir, de séduction. Là, on n'est jamais aveugle.
Au contraire, on se montre souvent très intelligent, très
commerçant. Lorsqu'on se met à susciter un groupe
d'êtres, de lieux, d'animaux, qui n'existent pas, que le
monde n'attend pas, on entre dans un lieu qui est franchement
de l'ordre de l'invisible.
Est-ce qu'écrire éclaire sur soi ?
Je
ne le crois pas. Cependant, certains noms se révèlent
décisifs. Une fois inventés, une fois écrits,
on ne peut plus les déplacer. Comme lorsqu'on se trouve
à l'origine de la profération dans l'enfance. On
s'enchevêtre dans tous les noms que l'on suscite, dans les
manies et dans les tons qu'on met à jour, quelque chose
dont on peut dire qu'il y a du vrai dedans. Mais on ne sait pas
dans quelle mesure cette vérité existe. Ni bien
sûr ce qu'elle est. Dans Carus, j'avais nommé
un violoncelliste Quoeun. Plus tard, dans Le salon du Wurtemberg,
j'ai eu absolument besoin du mot de Bergheim pour nommer un village
qui n'existe pas sur les rives du Neckar. Regardant par hasard
si ce nom existait en Allemagne, j'ai découvert qu'un village
s'appelait bel et bien Bergheim, et qu'il se trouvait tout près
de la ville de Cologne - Köln en allemand.
Tout Le salon du Wurtemherg est partagé entre deux
langues, deux terres, deux cultures. Est-ce que ce partage est
imaginaire ?
Complètement
! Je n'ai jamais mis les pieds dans le Wurtemberg, et tout me
porte à croire que je n'y irais jamais! Mais vous avez
raison quand même. J'ai été élevé
par une jeune femme allemande, dont je sais maintenant qu'elle
était originaire de la banlieue de Cologne. Pourtant j'ai
toujours eu un blocage extrême pour les langues dites vivantes.
Je ne connais que le français et quelques langues qui sont
mortes. Ma mère parlait anglais. Ma grand'mère aussi.
Elles parlaient entre elles anglais.
Toutes les femmes autour de vous parlaient donc des langues étrangères.
-
Oui. Il y a là un monde que je n'ai pas bien compris initialement
et où tout ce qui était étranger s'est associé
au féminin. Mais ce partage est moins simple et m'abuse
moi-même. Lorsqu'on choisit des lieux ou des noms, on veut
toujours les laisser à l'état de désir. Donc
il ne s'agit pas de trop bien les connaître.
Quand
commencez-vous à écrire ?
Quand
la vision se révèle aussi précise qu'un tableau
de Van Eyck, si j'ose dire (malheureusement ce n'est jamais aussi
beau !), cela signifie que le désir a résisté
au temps. Alors je peux écrire le livre à toute
vitesse.
C'est de l'ordre du visible, jamais de l'audible ?
C'est
d'abord la voix, l'intonation, qui entraîne sa vision.
Il y a d'abord la musique.
Non,
hélas. La musique est d'abord une langue fantôme
que l'homme a ajoutée à la langue pour la contrer.
On ne peut pas espérer de la langue, qui doit malheureusement
maintenir le sens, qu'elle puisse être de la musique...
Une voix qui tombe bien, dans la langue, et qui puisse émouvoir...
Ce n'est qu'une évocation laborieuse du fantôme.
Vous
parlez très souvent d'émotion. Est-ce l'émotion
que vous cherchez à susciter chez le lecteur ?
-
Je ne peux pas le nier. Lorsque j'écrivais fréquemment
des essais, j'éprouvais un certain plaisir de l'argumentation.
Cela n'a jamais été, je dois le reconnaître,
la vérité de ce que je disais qui se cherchait en
moi. Dans La leçon de musique, je ne crois pas vraiment
à la thèse que j'expose. Mais le fait que les arguments
puissent avoir une certaine possibilité de brusquerie,
d'incursion, de blessure, voilà ce qui m'intéresse.
Je me méfie de moi pour le peu de pensée que je
pourrais présenter, parce que je sais qu'elle es tdominée
par autre chose que ma pensée. Les créateurs, qui
se sont faits une spécialité du faux, mais
aussi de l'intensité de l'émotion qu'ils peuvent
provoquer, ne devraient pas s'attribuer quelque compétence
que ce soit dans des domaines qui ressortissent à la vérité,
et auxquels ils ne croient pas une seconde ! Ni au faux, ni au
vrai ! Ils sont définitivement souillés à
cet égard.
Vous situez-vous alors dans le faux ?