La
Fable des Origines
C'est
un récit subtil et envoûtant qu'Olivier Beetschen,
responsable de la Revue de Belles-Lettres, nous donne avec À
la nuit, son premier livre. Tout à la fois roman
et épopée fantastique, À la nuit
plonge aux sources de nos mythologies en évoquant l'inexorable
venue au jour d'une tribu de chasseurs enfermés dans
une grotte, et qui essaient de déchiffrer les signes
de leur avenir.
Comme
un cri trop longtemps retenu, le récit mime ainsi l'apparition
de la parole, qui se nourrit de l'ombre et du silence, avant
d'apparaître en plein jour. Écrit dans une langue
magnifique, à la fois singulière et précieuse,
le livre d'Olivier Beetschen, par sa rigueur, son pouvoir onirique
et son rythme haletant, se distingue essentiellement de la production
romande " habituelle ", comme de la production française
d'ailleurs : c'est un monde en lui-même, qu'il faut interroger
sans cesse, plein de violence charnelle, de cris, de cauchemars,
d'invocations rageuses, mais dont le charme, comme un philtre
puissant, envoûte le lecteur dès les premières
pages. Rencontre.
Quel parcours vous a mené jusqu'à la rédaction
d'À la nuit ?
C'est un livre qui s'est imposé à moi plus que
je ne l'ai choisi. Il y a eu dans mon existence une expérience
qui m'a beaucoup ébranlé. C'était une sorte
de crise nerveuse (j'utilise ce terme parce que je n'en
trouve pas de meilleur) et qui était liée à
un foudroiement au cours de mon sommeil, et à une voix,
un cri, que j'ai cru entendre dans la rue. Cela se passait en
1980, quelque part en Europe de l'Est. Quand je suis revenu
à moi, les gens qui m'accompagnaient m'ont certifié
que ce n'était pas un cri de femme agressée dans
la rue que j'avais entendu, comme je le croyais, mais que c'était
moi qui avais crié. Par la suite, j'ai toujours eu peur
que cette crise revienne. Quand je suis rentré en Suisse,
je me suis mis à écrire un peu à l'aveuglette.
Une image ne cessait pas de me hanter : celle d'une tribu prisonnière
d'une grotte. Je ne savais pas pourquoi, mais je devais prêter
l'oreille à cette tribu. C'était le point de départ
d'une entreprise que je devais mener jusqu'au bout. Et c'est
seulement à la fin du roman (dont la rédaction
a commencé en 1980 pour s'achever quinze ans plus tard)
que j'ai compris que ce livre était une réponse
à cette crise nerveuse que j'avais eue à Varsovie
en 1980.
Pourquoi une réponse ?
Parce qu'il y a dans le livre une célébration
de la naissance et de l'engendrement qui est liée à
l'angoisse de mort. Et sans doute ce qu'il y avait dans cette
crise nerveuse était-il de l'ordre de cette angoisse
de mort
Votre livre ne porte aucun sous-titre. Ce n'est donc ni un récit,
ni un roman au sens classique du terme. À quel genre
diriez-vous qu'il appartient ?
Au début, j'étais aussi perplexe que vous ! Je
voyais bien que ce n'était pas de la poésie et
que ce n'était pas du roman non plus. Pourtant, il y
a dans le livre une cohérence à la fois poétique
et narrative qui le rattacherait plutôt à l'épopée
: une sorte d'épopée fantastique.
Les protagonistes d'À la nuit appartiennent tous
à la mythologie celtique. D'où vient ce goût
particulier pour le monde des Celtes ?
Il y a une double présence mythologique dans mon livre
: le monde celtique d'une part, mais aussi le monde scandinave.
J'ai été très intéressé par
ces deux civilisations, qu'on a longtemps considérées
comme frustes et barbares, et que j'ai beaucoup étudiées
tandis que j'écrivais mon livre. Or, nous le savons un
peu mieux aujourd'hui, ces deux civilisations étaient
d'une très grande richesse et d'une très grande
subtilité. C'étaient aussi des civilisations de
l'imaginaire et du rêve, de l'indiscipline fondamentale
jusque dans les récits. Les récits des Mabinogions,
qui sont les seuls témoins écrits de la mythologie
celtique, font preuve d'une insouciance dans la narration qui
est exactement le contraire du classicisme des civilisations
latine et grecque qui, elles, avaient un goût pour l'ordre,
pour la construction, pour l'organisation. En ce qui concerne
la civilisation scandinave, on a souvent cette vision d'une
civilisation guerrière et cela s'arrête
là. Alors que la religion scandinave, par exemple, est
une religion essentiellement féminine. Ce qui trône
au sommet du panthéon germanique, c'est une Mère
et non pas Dieu le Père. Il y a dans ces deux
civilisations une sorte de réhabilitation de la femme
sur le plan religieux qui m'a énormément impressionné.
Au fond, vous explorez l'envers de notre civilisation dite judéo-chrétienne
?
Oui. Pour moi, ces deux civilisations sont une sorte de levier
qui fait basculer la conception classique, antique, de l'homme.
André Breton l'avait bien compris, quand il a défendu
la cause celtique qu'il considérait comme parfaitement
antinomique aux civilisations grecques, ou judéo-chrétienne,
qui sont des civilisations très masculines, sinon machistes,
et qui oublient en quelque sorte la partie féminine de
l'être humain. Et là nous revenons à ce
que nous disions tout à l'heure : cette femme dont j'ai
cru entendre le cri de douleur, il y a quinze ans, à
Varsovie, c'était moi !
Votre livre pourrait s'appeler La Fable des Origines
car vous interrogez dans chacun des chapitres (il y en a neuf,
comme les neuf mois d'une grossesse) les mythes qui constituent
les fondements de la horde primitive. Pourquoi cette allégorie
de la naissance ?
Dans ce livre, j'ai éprouvé le besoin de faire
ma propre mythologie. Au départ, il y a cette crise nerveuse
qui s'accompagne de l'impression que le monde tombe en morceaux,
et qu'il s'agit, pour moi, de recoller les morceaux du monde
effondré. Alors ces légendes, toute cette mythologie,
c'est le ciment qui m'a aidé à faire en sorte
que le monde tienne debout à nouveau. Ce qui m'étonne
le plus, ce n'est tellement qu'une vie finisse ; moi, ce qui
dépasse mon entendement, c'est que la vie commence !
Pourquoi est-ce qu'elle commence ? L'acte d'engendrer, de donner
naissance, reste pour moi un véritable mystère,
au sens premier du terme. C'est pourquoi j'ai voulu éclairer
cette question : pourquoi est-ce que la vie commence ? Et je
me suis rendu compte que le cri que j'avais entendu à
Varsovie pouvait tout aussi bien être le cri d'un nouveau-né
que celui d'une femme qui accouche.
Parce qu'il interroge les mythes primitifs, votre livre pose
également la question de l'identité, en particulier
celle de l'individu prisonnier de l'espèce. En
cela il recoupe les grandes questions contemporaines
Effectivement. À la nuit peut se lire comme une
épopée fantastique qui évoque Tolkien,
par exemple. Mais c'est aussi une manière de poser des
questions très contemporaines. Se poser la question de
l'engendrement, de l'acte de donner naissance, c'est remonter
à la source de cette interrogation sur l'identité.
On connaît l'idée très répandue qui
consiste à dire que l'être est un langage. Moi
j'ai le sentiment que l'être est un cri plutôt
qu'un langage. On a eu trop tendance à désincarner
l'être. À la fin de ce périple, j'ai le
sentiment que l'être n'est pas théorique : il est
enraciné dans la matière.
Votre livre est dédié à Yves Velan. Quel
rôle a-t-il eu dans l'écriture, ou le désir
d'écrire ce livre ?
Yves Velan est avec Jean Roudaut l'écrivain qui m'a apporté
une éthique de l'écriture. Une certaine conception
du rôle de l'écrivain sans concession aux modes,
à l'attente des éditeurs. Comme eux, j'essaie
de trouver ma vérité sans me soucier de l'étrangeté
de ma démarche. Mais en ce qui concerne mon livre, je
crois pouvoir dire que ni dans les thèmes, ni dans l'écriture
Velan ne m'a influencé. Si je me pose la question d'une
quelconque influence, je pense plutôt à Corinna
Bille, parce qu'elle nous fait entrer dans un monde magique
et légendaire. Ou aussi à Catherine Colomb parce
qu'elle empoigne son lecteur sans se préoccuper de sa
stupéfaction, ou lui donner des points de repère.
Ou encore à Monique Saint-Hélier, parce qu'elle
a une manière extrêmement sensuelle de dire les
chose.
Vous citez trois écrivains femmes. Est-ce à dire
que c'est ce type d'écriture qui vous attire ?
Peut-être y a-t-il là, comme chez les Celtes ou
les Scandinaves, une sorte de proximité de la femme que
je retrouve dans la littérature que je viens de citer.
En effet, je n'ai pas de maîtres à penser. J'ai
plutôt des maîtresses à sentir !
Y a-t-il une suite À la nuit ?
Oui. C'est un livre de poésie que j'ai écrit en
même temps qu'À la nuit. Ce dernier est
le livre des fantasmagories, de la solitude, du cauchemar intime.
Tandis que l'autre livre regroupe des poèmes que j'ai
écrits au cours de mes voyages, que ce soit à
Madagascar, à Ceylan ou au Cachemire. Il y a des moments,
quand on voyage, où on se cogne à la réalité
comme à un mur de tessons. Et ensuite il y a les cicatrices
de ces heurts qui réapparaissent dans ces textes de poésie.
Il est donc logique que ce livre paraisse non pas en même
temps qu'À la nuit, mais dans les mois qui suivent,
aux Éditions Empreintes.
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