Haldas
et lindicible
Fascinante
entreprise, surhumaine et sans doute infinie, que celle de Georges
Haldas, commencée il y a cinquante ans sous le signe
de la poésie, et qui emprunte, depuis, les chemins les
plus divers, les plus inattendus (chroniques, carnets, entretiens).
Avec Meurtre sous les géraniums, une extraordinaire
chronique des années de guerre, Haldas touche, peut-être,
au secret même de sa recherche : à lindicible
enfoui sous le silence des gestes et des comportements quotidiens.
Nous
sommes en 1940, dans une petite ville de province, cernée
par lennemi. L" empire du meurtre ",
écrit Haldas, a gagné, peu à peu, toute
lEurope. Et même Genève qui, sous ses allures
de cocote, se garde bien de choisir son camp. Autant, sans doute,
par idéalisme, que par nécessité financière,
Haldas décide dentrer dans le journalisme. Et pas
nimporte où, puisquil entre au Journal (de
Genève), où il occupera bientôt, et à
tour de rôle, tous les postes. Correcteur, dabord,
des articles des autres, puis chroniqueur de théâtre,
et enfin grand reporter.
Des
portraits au vitriol
Remontant
les méandres de sa mémoire, pour aller jusquaux
sensations les plus enfouies, jusquaux images les plus
obscures, le chroniqueur invite le lecteur dans une sorte de
visite guidée du Journal, grande machine à faire
et à défaire toute vérité. Lente
et minutieuse, cette visite, souvent coupée de digressions
familiales (rires de sa mère ; images à demi oubliées
de son père, assis au bout de la table, collant avec
patience les timbres-postes dans un album), se révèle
bien vite extraordinaire. Par la précision du regard,
dabord, véritablement photographique, qui restitue
à chaque image du passé non seulement sa vérité,
mais aussi, ce qui est plus rare, son émotion.
Par la malice inspirée des portraits, ensuite, où
Haldas se révèle, encore une fois, au meilleur
de sa forme.
Voici
M. Curtis, par exemple, " grosse tête au visage
adipeux comme ses mains. Dont le terrible index. Un front bas
de taurillon, fermé, et comme prêt toujours à
lattaque. Des petits yeux, enfin, dun gris délavé
derrière des lunettes à fine monture, et sans
expression, mais que cette absence même dexpression
rendait redoutables. " Voici, plus loin, lun
des deux anges téléphonistes : " Cétait
une Dame filiforme qui faisait tour à tour penser à
un haricot dune espèce peu connue, flexible et
fragile et, selon les jours, à un échassier timide.
" Plus loin encore, voici Mlle Viviane dont la voix "
au timbre dune musicalité haute, à la
fois, et douce et vive, et qui était comme la transparence
même. " Plus loin encore, dans le saint des saints,
apparaissent les vrais maîtres du Journal, tel, par exemple,
le Petit Homme rédacteur en chef (surnommé également
le Petit Napoléon), au " visage triangulaire,
osseux, fortement et en même temps finement structuré,
avec un nez assez proéminent, mais pas trop, des lèvres
minces, sinueuses, faites de toute évidence pour le sarcasme
". Puis vient M. Philippe " affligé
dun asthme soutenu, virulent, tenace ; au point que lors
de certains accès, en plein bureau, on en venait à
sinquiéter. Tant il avait de peine à reprendre
son soufffle. " Voici enfin les deux Cerbères,
responsables des " pages littéraires "
: le premier est un " personnage maigrichon, sinon rabougri,
teint jaune (
) rares cheveux, pareils à de la mousse,
laissant voir un crâne grisâtre et comme anticipant
sur létat déplorable dans lequel infailliblement
on se trouvera un jour, étendu à jamais dans notre
cercueil. " ; et lautre, parfait mondain et "
très haut placé " est un romancier,
" assez connu et familier des salons littéraires
parisiens ", qui ne manquait jamais une occasion de
dire, " en passant, sur un ton négligent,
à la fois, et exténué, et comme sîl
laissait tomber de ses lèvres une goutte dambroisie,
pour que vous soyez bien conscient de lhonneur quil
vous faisait, que la semaine précédente François
Mauriac, avec qui il déjeunait, lui avait dit etc.
"
Lindicible
Une
fois présentés les membres déquipage,
Haldas nous introduits dans les rouages les plus secrets, les
plus subtils, du fonctionnement du Journal. Dabord, il
nous montre la haine, sinon le mépris clairement affiché
par " messieurs de la Rédaction " à
légard des typographes, tout juste bons à
tremper leurs mains dans lencre des rotatives. Ensuite,
il nous montre les rapports de pouvoir, les petites rognes,
les jalousies, les querelles de personnes. Et surtout, comme
nul autre, Haldas décrit, sous les sourires de convenance,
la peur diffuse et la lâcheté.
Car,
contrairement à ce que lon pourrait penser, ces
Messieurs du Journal, loin de juger avec sévérité
Hitler, ont fait preuve, durant tout le conflit, dune
curieuse mansuétude à légard des
crimes nazis. Pourquoi ? Dabord, parce quaveuglés
par leur anti-communisme primaire, ils redoutaient la France
de Léon Blum et du Front populaire, téléguidée,
selon eux, par " lil de Moscou ",
et capable, à chaque instant, de déferler sur
la petite Confédération. Ensuite, et là,
véritablement, nous touchons à lindicible
du livre , parce que ces Messieurs, chaque jour, rendaient
compte, par téléphone interposé, du contenu
de leurs articles au siège de la Kommandantur
parisienne. Haldas explique : " étant donné
que le Journal paraissait en France, et dans la partie occupée
de la France, il était inévitable que la censure
allemande sexerce sur toute publication et, par conséquent,
sur chaque numéro de notre Journal, afin que rien, dans
les articles, de critique ou dhostile à légard
de la politique du Troisième Reich ou de la personne
du Führer et même du Maréchal, ne puisse passer.
"
Imaginer
ainsi le Journal de Genève, " seul quotidien suisse
daudience internationale ", littéralement
aux ordres des censeurs allemands donne une idée exacte
(et terrifiante) de lindépendance desprit
qui régnait à lépoque dans ses murs.
De Gaulle, flanqué des premiers résistants, nétait
alors quun terroriste parmi dautres. Son
influence grandissante ne laissait pas dinquiéter
létat-major du Journal, lequel ne cachait pas ses
sympathies pour le Maréchal.
Ainsi,
comme le note Haldas, létat de meurtre règne
partout en maître. Même sous les géraniums,
dans le pays le plus seul du monde, le crime est partout présent,
enrobé de silence et noyé sous la mauvaise foi.
Il faut lire ici les pages sombres et, tour à tour, lumineuses
dHaldas, lui-même en proie à un autre dilemme
: se consacrer entièrement à la Petite Graine
(sa vocation décrivain) ou collaborer encore avec
ceux qui se compromettent dans dindignes censures.
Vers
la libération
A
mesure que la guerre arrive à son terme, et que la victoire
des alliés ne fait plus de doute, la rédaction
du Journal, à son tour, change son fusil dépaule.
Les articles sur De Gaulle et la Résistance se font plus
nombreux. Chacun, autour du chroniqueur, prend le train de lHistoire
en marche, de crainte de le rater.
Mais
la place du journaliste stagiaire, curieusement, au lieu de
sen trouver renforcée par les événements,
est chaque jour plus fragile. Personne, au Journal, ne pardonne
à Haldas davoir demblée vu juste.
Personne ne lui pardonne, non plus, davoir choisi son
camp, et le bon, dès le début du cataclysme. Alors,
pour léprouver en même temps que pour se
débarrasser de lui, on lenvoie en mission dangereuse,
ou couvrir des événements dont on pressent quil
nen tirera rien de bien " journalistique ".
En
fin de compte, on lui confie une nouvelle rubrique, censée
polémiquer, chaque jour, avec lorgane du parti
ennemi, " La Voix ouvrière ", dont le responsable
est une vieille connaissance dHaldas. Celui-ci flaire
un piège, mais il na pas le choix. Pour lui, alors,
commence une existence de reclus au sein même de la Rédaction,
isolé dans une cellule, sous les toits, sans fenêtre
ni téléphone. Mais lheure de la libération
personnelle, cette fois-ci va sonner bientôt,
sous la forme dun renvoi du Journal. Et Haldas, plus jamais,
ne tâtera du journalisme. Dabord parce que cette
expérience, pour longtemps, la dégoûté
des salles de rédaction, et ensuite parce quelle
est peu compatible avec les exigences de la Petite Graine, qui,
chaque jour, demande un peu plus de lui.
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