Fascinant
Kundera qui alterne avec autant de bonheur les romans magnifiques
(le dernier en date, L'Immortalité, vient de paraître
en Folio) et les essais critiques. Mais le terme d'essai, ici,
est sans doute malvenu, car la critique de Kundera se lit comme
un roman. Au fil des neuf parties des Testaments trahis, les
mêmes personnages passent et se croisent, qui chacun à
sa façon est un repère dans le paysage artistique
contemporain : Stravinski et Kafka, Hemingway, Janacek, Rabelais
et ses héritiers : Diderot, Broch, Rushdie.
Au
centre de l'interrogation de Kundera, l'histoire du roman, art
spécifiquement européen qui prend naissance et
se développe à partir de Cervantes dans une certaine
idée de négation de l'esprit de sérieux.
Pour Kundera, suivant ici l'opinion d'Octavio Paz, " l'humour
n'est pas une pratique immémoriale de l'homme ; c'est
une invention liée à la naissance du roman. L'humour,
ce n'est pas le rire, la moquerie, la satire, mais une sorte
particulière de comique, dont Paz dit qu'il " rend
tout ce qu'il touche ambigu " ".
Analysant
avec beaucoup de virtuosité l'art de Rabelais, Kundera
en vient à élargir sa propre définition
du roman. Pour lui, le livre devient " pleinement et radicalement
roman " quand il invente un territoire où le jugement
moral est interdit. " Suspendre le jugement moral, ce n'est
pas l'immoralité du roman, précise Kundera, c'est
sa morale. La morale qui s'oppose à l'indéracinablke
pratique humaine de juger tout de suite dsans cesse, et tout
le monde, de juger avant et sans comprendre. "
On
voit bien, dès lors, que le roman, loin d'être
un lieu de culte ou de célébration, demeure à
jamais un lieu de dissidence : on y met en question les idéologies
les plus sournoises, les concepts les plus rassurants, les idées
les mieux reçues.
II
Quel
est, aujourd'hui, dans le monde, à part Salman Rushdie,
l'écrivain dont on parle le plus et que sans doute on
lit le moins ?
Vous
l'avez deviné : c'est Kafka. Dont le nom, traduit dans
toutes les langues, a même engendré une épithète
effroyable : kafkaien. Oui, nous vivons dans un monde kafkaien.
C'est-à-dire sans espoir, sans issue, sans lumière.
Un territoire inhumain, vidé de toute divinité
sur lequel règnerait encore, mais de très loin,
" Garta, un saint de notre temps, un véritable saint
" : Kafka.
Kafka
a-t-il jamais existé ? Comment le savoir puisque tout
ce qu'il nous a légué nous a été
transmis par le modeste et dévoué et redoutable
Max Brod ? Comment le savoir puisque désormais Kafka
a été dévoré tout cru par sa légende
? Celle d'un homme malade, martyr de l'écriture, saint
de la solitude, qui est devenu, grâce à Brod, le
symbole même de l'échec ?
Dans
des pages lumineuses, Kundera analyse ici la dénaturation
systématique de Kafka par ses prétendus "
héritiers " : " par d'innombrables préfaces,
notes, biographies et monographies, conférences universitaires
et thèses ", on entretient une image de Kafka "
si bien que l'auteur que le public connaît sous le nom
de Kafka n'est plus Kafka mais le Kafka kafkologisé ".
Exemple
(parmi cent autres) : on sait que Kafka-sur-son-lit-de-mort
a exprimé ainsi ses dernières volontés
: " Mon testament à moi sera bien simple : je te
prie de tout brûler. " A quoi, justifiant sa désobéissance
testamentaire, Brod répondit : " Je te préviens
d'avance que je ne le ferai pas ".
Au
cur de la légende, il y a donc cette scène
: un écrivain mourant (Kafka) exhortant son ami (Brod)
à détruire toute son uvre. En d'autres termes,
un écrivain maudit, isolé et malade (il faut être
fou, quand on s'appelle Kafka, pour brûler des textes
de la valeur de La Métamorphose, par exemple) face à
un confident sain, honnête et dévoué.
Mais
la vérité est tout autre. Et Kundera jette sur
elle une lumière terrible. " On dit : vouloir détruire
sa propre uvre, c'est un geste pathologique. En ce cas,
la désobéissance à la volonté de
Kafka destructeur devient fidélité à l'autre
Kafka, créateur. L'on touche au plus grand mensonge de
la légende entourant son testament : Kafka ne voulait
pas détruire son uvre. Il s'esxprime (
) avec
une totale précision : " De tout ce que j'ai écrit,
sont valables (gelten ) seulement les livres : Le Verdict, Le
Chauffeur, La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire,
Un médecin de campagne et une nouvelle : Un Champion
de jeûne. " "
Kundera
arrive donc à la conclusion que Kafka n'a rien à
voir avec la légende de l'auteur voulant anéantir
son uvre. Le souhait de détruire concerne donc
seulement deux catégories d'écrits, clairement
délimités : en premier lieu, avec une insistance
particulière : les écrits intimes : lettres, journaux.
En deuxième lieu : les nouvelles et les romans qu'il
n'a pas réussi, selon son jugement, à mener à
bien.
Si
l'on rejoint Kundera dans ses conclusions, on voit que Brod,
l'ami-fidèle-et-dévoué, a bel et bien trahi
le testament de Kafka. Et même doublement : d'abord en
sousestimant la valeur des romans de Kafka (que celui-ci voulait
voir imprimer) et ensuite en livrant en pâture à
la postérité les lettres, journaux et notes personnelles
que Kafka voulait détruire ! Faites confiance à
vos amis : vous serez sûrs d'être trahis !
III
L'exemple
de Kafka (que Kundera considère comme son maître
et connaît mieux que nul autre) est emblématique
de toutes les trahisons de l'art contemporain. Prenez Hemingway,
donnez-le en pâture à un biographe de l'école
américaine qui ira fouiller dans toutes les poubelles,
et parviendra à expliquer chaque détail obscur
de ses romans par des allusions biographiques.
Prenez
Stravinski, autre exemple lumineux, dont Kundera analyse la
longue et passionnante correspondance avec notre cher Ansermet.
Quelle
mouche pique celui-ci, en 1937, quand il décide de couper
13 mesures dans l'uvre de Stravinski intitulée
Jeu de cartes ? Evidemment, Stravinski se cabre. Qu'à
cela ne tienne : Ansermet jouera l'uvre de son ami à
sa manière, c'est-à-dire en l'expurgeant des passages
difficiles. Idem pour Le Sacre du Printemps, revu et corrigé
par Bernstein, qui remplace toutes les mesures 7/4 par des mesures
6/4, supprimant ainsi toute la tension du passage !
On
pourrait multiplier à l'infini les exemples de testaments
trahis. Ou de procès intentés après leur
mort à certains grands esprits (Heidegger ou Céline,
qu'on n'a plus besoin de lire, puisque leur pensée est
avérée d'essence nocive). Au fil d'un essai qui
se lit comme un roman, Kundera nous entraîne dans un paysage
tissé d'intolérance et de trahisons multiples,
où les vivants cherchent toujours à avoir le dernier
mot. Et l'ont bien souvent, ce dernier mot, puisque les textes,
comme on sait, sont par nature des orphelins.
RETOUR
HAUT DE PAGE