FEUILLETON LITTÉRAIRE
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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

FEUILLETON LITTÉRAIRE

PASCAL BRUCKNER
La tentation de l'innocence, Grasset, 1995.

 

De l'écriture et autres démons

Votre dernier livre, Le Divin enfant, était un roman ; aujourd'hui, vous publiez un essai, La tentation de l'innocence. Est-ce que vous vous sentez plutôt un romancier ou plutôt un essayiste ?

– Je suis les deux à la fois. C'est un peu comme si j'avais deux cerveaux : un pour la fiction et l'autre pour la théorie. J'ai fait des études de lettres et de philosophie, c'est pourquoi j'ai besoin d'essayer de comprendre le monde et de le raconter. Parfois je suis tenté de me limiter à une seule voie. Mais j'aime bien cette alternance. C'est un peu comme si je mettais la moitié de ma tête en jachères, pendant deux ou trois ans, et que je fasse travailler l'autre…

– Comme une sorte d'alternance politique !

Exactement. C'est ma gauche et ma droite à moi ! Je suis autant passionné par la fiction que par l'essai, même si, au fond de moi, je pense que le roman, c'est le grand art par excellence.

– Dans La tentation de l'innocence, comme dans Le Divin enfant, la figure de l'enfant est au centre de votre réflexion. Il incarne, à vos yeux, une première façon d'esquiver notre liberté et d'échapper, illusoirement, à la responsabilité de nos actes…

Dans tous mes livres je traite les mêmes thèmes : l'immaturité, l'enfance, le désir, l'amour. Devenir adulte, c'est accepter que les jeux soient faits. On a choisi une voie et on préfère demeurer dans cette voie. Eh bien non : même un adulte, s'il en éprouve le désir, a le droit de recommencer sa vie ! Nous aimons dans l'enfance cette disponibilité absolue qui fait qu'il pourra s'incarner potentiellement dans n'importe quel destin. Mais c'est un mythe, car même à quatre ans, un enfant a déjà un caractère, il est formé d'une certaine manière, et pas autrement. On le sait par la psychanalyse. Il me semble qu'aujourd'hui, les adultes veulent voler leur enfance aux enfants. C'est-à-dire usurper leur place. Aussi bien dans le cinéma que dans la chanson, l'enfant est devenu une figure centrale de la culture de masse. Sans doute vous souvenez-vous de cette publicité Nestlé où l'on voit un bébé qui frappe à la porte d'un conseil d'administration, et qui dit : " Le président, c'est moi ! " Ce bébé traduit simplement le rêve fou de chacun d'entre nous : " Le roi, c'est moi. " Il me semble que d'idéal humain s'est déporté aujourd'hui de l'adolescent au très jeune enfant. Ce qui est perdu, ce qui est oublié, c'est la maturité, qui est vécue comme une déchéance. Nous n'aurions pas un tel culte de la jeunesse, de la beauté, de la forme, si nous n'étions pas hantés par la vie dans ses commencements.

– L'autre manière, selon vous, d'esquiver nos devoirs, c'est la victimisation. Dans quels domaines, aujourd'hui, cette attitude vous paraît-elle le plus dangereuse ?

– C'est un discours général de plainte, qui est assez constant dans les démocraties, mais qui aujourd'hui s'appuie sur un mouvement juridique. C'est-à-dire que de plus en plus, le droit, en France, s'alignant en cela sur le droit anglo-saxon, tend à faire de la victime la bonne place par excellence, la place qu'il faut occuper. C'est une bonne chose que les victimes d'accidents ou de préjudices soient reconnues dans leurs droits. Mais le danger, c'est que tout le monde se précipite pour occuper cette place et utilise n'importe quel artifice pour se dire, à son tour, lésé ou malheureux, et attirer ainsi l'attention sur soi. Regardez la télévision, par exemple : la figure du malheureux y occupe désormais le rôle central. À cela un double danger : d'abord, chacun de nous est invité à se penser lui-même comme un malheureux à qui on ne reconnaît pas assez son caractère d'homme et de femme souffrant ; et d'autre part, – on le voit très bien dans les Cours de Justice comme dans les reality-shows – la victime, désormais, a tous les droits. À partir du moment où vous avez été victime, vous pouvez réclamer un nombre de réparations indéfini et le châtiment infligé à votre bourreau ou à ceux qui vous ont fait du mal n'est jamais suffisant. Aussi bien dans l'affaire dite du " sang contaminé " que dans celle de Furiani, en France, montrent qu'il y a là coïncidence, chez la victimre, du discours de l'innocence et du discours de l'agression. On veut véritablement faire payer à l'autre ce qu'il vous a fait et l'on quitte alors lEtat de droit pour revenir dans une sorte d'Etat où l'on se fait justice soi-même. On entre alors dans une logique de la vendetta qui me paraît très dangereuse.

Vous parlez dans votre livre d'une guerre de sécession entre les sexes. En quoi consiste-t-elle aujourd'hui ?

– Elle est jusqu'ici totalement américaine et elle s'oppose à un modèle européen. Elle est fondée sur l'idée que le masculin et le féminin sont des humanités différentes, qui ont été réunies par les hasards de l'Histoire, mais qu'elles devraient être séparées. Tout l'effort des féministes devrait être de contractualiser au maximum les relations entr hommes et femmes qui ne devraient avoir plus rien à se dire tellement elles sont différentes. Aux EU, cette tendance extrêmiste contamine le mode de vie de la majorité, au moins à travers les procès. Il n'y aurait pas eu l'affaire Bobbit, ou encore l'affaire de cette femme qui poursuit le Président Clinton pour harcèlement, s'il n'y avait pas cette idée fondamentale que le désir, la sexualité, la séduction sont en quelque sorte intiment liées à la notion de violence et de viol. Le sexualement correct aux USA installe une suspoicion entr les sexes et met entre l'homme et la femme, comme intermédiaire obligé, la personnalité de l'avocat. A cela j'oppose le modèle européen, dans lequel les luttes entre hommes et femmes ne sont pas moins fortes, mais cette lutte est tempérée par de valeurs communes partagées par les hommes et les femmes. Je pense que nous avons en Europe une culture de la l'amour et de la conversation, du commerce entre les sexes où l'homme et la femme ont appris à se connaître et à neutraliser leurs antagonismes par des valeurs communes.

A propos de la Yougoslavie, vous parlez de l'" innocence des bourreaux ". Qu'entendez-vous par là ?

– Il me semble que la guerre en Yougoslavie a remie à l'ordre du jour ce que nous avions déjà vu avec le communisme et le tiers-mondisme : à savoir qu'aujourd'hui, l'agresseur, le conquérant, ne peut plus tenir le discours de l'innocence et de la naïveté. Il ne peut plus dire : " Je vous envahis parce que j'ai besoin d'espace. " Par conséquent, il est obligé de dfissimuler sa volonté de conquête sous le langage de la victime, en disant, par exemple : " Je suis le plus persécuté, alors j'ai droit à des compensations. Je peux recopnquérir ce qu'on m'a enlevé. " Pour moi, la partie serbe, pendant la première année de la guerre, a bénéficié d'une sorte d'avantage moral, parce qu'ils pouvaient arguer d'une ancienne résistance au fascisme. Ce chantage à la victime nous a totalement fermé la bouche. Cette rhétorique, qui continue aujourd'hui même si elle n'a plus autant de prise, est très intimidante, comme le tiers-mondisme a été une maière, pour les colonisés, d'installer un certaine nombre de dictatures en disant : " Vous n'avez pas le droit de nous juger, parce que vous appartenez au camp des anciens impérialistes. Notre souffrance nous donne une sorte de passeport d'immunité. "

– Comment peut-on échapper, aujourd'hui, à ce double écueil de l'infantilisme et de la victimisation ? Quels moyens voyez-vous pour en sortir ?

– Dans l'infantilisme, il faut mettre des limites, tant à la logique consumériste qu'à la logique du divertissement. Il faudrait éviter dans la mesure du possible que la publicité remplace la politique, et la télévision ne se substitue peu à peu à l'école, à la justice, à la police, à la psychanalyse (comme elle tend de plus en plus à le faire). La logique consumèriste et médiatique est infantilisante en ce sens qu'elle nous promet des satisfactions sans limite, constantes et immédiates. Ce qu'elle nous suggère c'est que tout ce qui était autrefois accessible par le trvail, l'effort, la patience, l'étude, la lecture, nous deviendra immédiatement accessible grâce à l'écran, grâce à la technologie. Et cela, c'est un rêve de cancre, c'est-à-dire de vieux bébé. Pour échapper à la victimisation, il y a un travail de salubrité intellectuel qui consiste à discriminer chaque fois ce qui relève de l'ordre de l'imposture et ce qui relève de l'ordre de la vérité. Je pense aussi que sur le plan juridique, si l'on veut éviter de tomber dans certaines situations à l'américaine, il faudrait instaurer des bornrsd notamment pour rndre certaiunes plaintes irrecevables, limiter le rôles des avocats quand ils deviennent des machines à créer des conflits artificiels. Cela dit, on ne pourra jamais empêcher que la victimisation – qui est une constante de la civilisation occidentale, puisqu'elle est fondée sur la figure du Christ crucifié, victime par excellence – trouvera toujours des moyens pour s'installer et brouiller les valeurs. L'infantilisme met l'adulte à la place de l'enfant, donc expulse l'enfant ; et la victimisation met le bien-portant à la place du malade,et prive le malade de parole. Et donc il y a toujours là un travail très patient de démontage, d'arbitrage, d'analyse pour rendre à César à César et à Dieu ce qui est Dieu. Il faut cesser de donner à la figure de la victime un crédit illimité La victime a un droit, qui est d'être secouru, mais ce droit ne se poursuit pas indéfiniment dans les siècles des sècles, lorsqu'elle a cessé d'être la victime.Par conséquent, dès lors que vous cessez d'être victime, vous redevenez un homme comme les autres soumis aux mêmes droits et aux mêmes devoirs. Hélas, c'est un message qui est très souvent insupportable à entendre.

 

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