De
l'écriture et autres démons
Votre
dernier livre, Le Divin enfant, était un roman
; aujourd'hui, vous publiez un essai, La tentation de l'innocence.
Est-ce que vous vous sentez plutôt un romancier ou plutôt
un essayiste ?
Je suis les deux à la fois. C'est un peu comme si j'avais
deux cerveaux : un pour la fiction et l'autre pour la théorie.
J'ai fait des études de lettres et de philosophie, c'est
pourquoi j'ai besoin d'essayer de comprendre le monde et de
le raconter. Parfois je suis tenté de me limiter à
une seule voie. Mais j'aime bien cette alternance. C'est un
peu comme si je mettais la moitié de ma tête en
jachères, pendant deux ou trois ans, et que je fasse
travailler l'autre
Comme une sorte d'alternance politique !
Exactement. C'est ma gauche et ma droite à moi !
Je suis autant passionné par la fiction que par l'essai,
même si, au fond de moi, je pense que le roman, c'est
le grand art par excellence.
Dans La tentation de l'innocence, comme dans Le Divin
enfant, la figure de l'enfant est au centre de votre réflexion.
Il incarne, à vos yeux, une première façon
d'esquiver notre liberté et d'échapper, illusoirement,
à la responsabilité de nos actes
Dans tous mes livres je traite les mêmes thèmes
: l'immaturité, l'enfance, le désir, l'amour.
Devenir adulte, c'est accepter que les jeux soient faits. On
a choisi une voie et on préfère demeurer dans
cette voie. Eh bien non : même un adulte, s'il en éprouve
le désir, a le droit de recommencer sa vie ! Nous aimons
dans l'enfance cette disponibilité absolue qui fait qu'il
pourra s'incarner potentiellement dans n'importe quel destin.
Mais c'est un mythe, car même à quatre ans,
un enfant a déjà un caractère, il est formé
d'une certaine manière, et pas autrement. On le sait
par la psychanalyse. Il me semble qu'aujourd'hui, les adultes
veulent voler leur enfance aux enfants. C'est-à-dire
usurper leur place. Aussi bien dans le cinéma
que dans la chanson, l'enfant est devenu une figure centrale
de la culture de masse. Sans doute vous souvenez-vous de cette
publicité Nestlé où l'on voit un bébé
qui frappe à la porte d'un conseil d'administration,
et qui dit : " Le président, c'est moi !
" Ce bébé traduit simplement le rêve
fou de chacun d'entre nous : " Le roi, c'est moi. "
Il me semble que d'idéal humain s'est déporté
aujourd'hui de l'adolescent au très jeune enfant. Ce
qui est perdu, ce qui est oublié, c'est la maturité,
qui est vécue comme une déchéance. Nous
n'aurions pas un tel culte de la jeunesse, de la beauté,
de la forme, si nous n'étions pas hantés par la
vie dans ses commencements.
L'autre manière, selon vous, d'esquiver nos devoirs,
c'est la victimisation. Dans quels domaines, aujourd'hui,
cette attitude vous paraît-elle le plus dangereuse ?
C'est un discours général de plainte, qui est
assez constant dans les démocraties, mais qui aujourd'hui
s'appuie sur un mouvement juridique. C'est-à-dire que
de plus en plus, le droit, en France, s'alignant en cela sur
le droit anglo-saxon, tend à faire de la victime
la bonne place par excellence, la place qu'il faut occuper.
C'est une bonne chose que les victimes d'accidents ou de préjudices
soient reconnues dans leurs droits. Mais le danger, c'est que
tout le monde se précipite pour occuper cette place et
utilise n'importe quel artifice pour se dire, à son tour,
lésé ou malheureux, et attirer ainsi l'attention
sur soi. Regardez la télévision, par exemple :
la figure du malheureux y occupe désormais le
rôle central. À cela un double danger : d'abord,
chacun de nous est invité à se penser lui-même
comme un malheureux à qui on ne reconnaît pas assez
son caractère d'homme et de femme souffrant ; et d'autre
part, on le voit très bien dans les Cours de Justice
comme dans les reality-shows la victime, désormais,
a tous les droits. À partir du moment où vous
avez été victime, vous pouvez réclamer
un nombre de réparations indéfini et le châtiment
infligé à votre bourreau ou à ceux qui
vous ont fait du mal n'est jamais suffisant. Aussi bien dans
l'affaire dite du " sang contaminé " que dans
celle de Furiani, en France, montrent qu'il y a là coïncidence,
chez la victimre, du discours de l'innocence et du discours
de l'agression. On veut véritablement faire payer à
l'autre ce qu'il vous a fait et l'on quitte alors lEtat de droit
pour revenir dans une sorte d'Etat où l'on se fait justice
soi-même. On entre alors dans une logique de la vendetta
qui me paraît très dangereuse.
Vous parlez dans votre livre d'une guerre de sécession
entre les sexes. En quoi consiste-t-elle aujourd'hui ?
Elle est jusqu'ici totalement américaine et elle s'oppose
à un modèle européen. Elle est fondée
sur l'idée que le masculin et le féminin sont
des humanités différentes, qui ont été
réunies par les hasards de l'Histoire, mais qu'elles
devraient être séparées. Tout l'effort des
féministes devrait être de contractualiser au maximum
les relations entr hommes et femmes qui ne devraient avoir plus
rien à se dire tellement elles sont différentes.
Aux EU, cette tendance extrêmiste contamine le mode de
vie de la majorité, au moins à travers les procès.
Il n'y aurait pas eu l'affaire Bobbit, ou encore l'affaire de
cette femme qui poursuit le Président Clinton pour harcèlement,
s'il n'y avait pas cette idée fondamentale que le désir,
la sexualité, la séduction sont en quelque sorte
intiment liées à la notion de violence et de viol.
Le sexualement correct aux USA installe une suspoicion entr
les sexes et met entre l'homme et la femme, comme intermédiaire
obligé, la personnalité de l'avocat. A cela j'oppose
le modèle européen, dans lequel les luttes entre
hommes et femmes ne sont pas moins fortes, mais cette lutte
est tempérée par de valeurs communes partagées
par les hommes et les femmes. Je pense que nous avons en Europe
une culture de la l'amour et de la conversation, du commerce
entre les sexes où l'homme et la femme ont appris à
se connaître et à neutraliser leurs antagonismes
par des valeurs communes.
A propos de la Yougoslavie, vous parlez de l'" innocence
des bourreaux ". Qu'entendez-vous par là ?
Il me semble que la guerre en Yougoslavie a remie à l'ordre
du jour ce que nous avions déjà vu avec le communisme
et le tiers-mondisme : à savoir qu'aujourd'hui, l'agresseur,
le conquérant, ne peut plus tenir le discours de l'innocence
et de la naïveté. Il ne peut plus dire : "
Je vous envahis parce que j'ai besoin d'espace. " Par conséquent,
il est obligé de dfissimuler sa volonté de conquête
sous le langage de la victime, en disant, par exemple : "
Je suis le plus persécuté, alors j'ai droit à
des compensations. Je peux recopnquérir ce qu'on m'a
enlevé. " Pour moi, la partie serbe, pendant la
première année de la guerre, a bénéficié
d'une sorte d'avantage moral, parce qu'ils pouvaient arguer
d'une ancienne résistance au fascisme. Ce chantage à
la victime nous a totalement fermé la bouche. Cette rhétorique,
qui continue aujourd'hui même si elle n'a plus autant
de prise, est très intimidante, comme le tiers-mondisme
a été une maière, pour les colonisés,
d'installer un certaine nombre de dictatures en disant : "
Vous n'avez pas le droit de nous juger, parce que vous appartenez
au camp des anciens impérialistes. Notre souffrance nous
donne une sorte de passeport d'immunité. "
Comment peut-on échapper, aujourd'hui, à ce double
écueil de l'infantilisme et de la victimisation ? Quels
moyens voyez-vous pour en sortir ?
Dans l'infantilisme, il faut mettre des limites, tant à
la logique consumériste qu'à la logique du divertissement.
Il faudrait éviter dans la mesure du possible que la
publicité remplace la politique, et la télévision
ne se substitue peu à peu à l'école, à
la justice, à la police, à la psychanalyse (comme
elle tend de plus en plus à le faire). La logique consumèriste
et médiatique est infantilisante en ce sens qu'elle nous
promet des satisfactions sans limite, constantes et immédiates.
Ce qu'elle nous suggère c'est que tout ce qui était
autrefois accessible par le trvail, l'effort, la patience, l'étude,
la lecture, nous deviendra immédiatement accessible grâce
à l'écran, grâce à la technologie.
Et cela, c'est un rêve de cancre, c'est-à-dire
de vieux bébé. Pour échapper à la
victimisation, il y a un travail de salubrité intellectuel
qui consiste à discriminer chaque fois ce qui relève
de l'ordre de l'imposture et ce qui relève de l'ordre
de la vérité. Je pense aussi que sur le plan juridique,
si l'on veut éviter de tomber dans certaines situations
à l'américaine, il faudrait instaurer des bornrsd
notamment pour rndre certaiunes plaintes irrecevables, limiter
le rôles des avocats quand ils deviennent des machines
à créer des conflits artificiels. Cela dit, on
ne pourra jamais empêcher que la victimisation
qui est une constante de la civilisation occidentale, puisqu'elle
est fondée sur la figure du Christ crucifié, victime
par excellence trouvera toujours des moyens pour s'installer
et brouiller les valeurs. L'infantilisme met l'adulte à
la place de l'enfant, donc expulse l'enfant ; et la victimisation
met le bien-portant à la place du malade,et prive le
malade de parole. Et donc il y a toujours là un travail
très patient de démontage, d'arbitrage, d'analyse
pour rendre à César à César et à
Dieu ce qui est Dieu. Il faut cesser de donner à la figure
de la victime un crédit illimité La victime a
un droit, qui est d'être secouru, mais ce droit ne se
poursuit pas indéfiniment dans les siècles des
sècles, lorsqu'elle a cessé d'être la victime.Par
conséquent, dès lors que vous cessez d'être
victime, vous redevenez un homme comme les autres soumis aux
mêmes droits et aux mêmes devoirs. Hélas,
c'est un message qui est très souvent insupportable à
entendre.
RETOUR
HAUT DE PAGE