Charmes
du caravansérail
Récit
haut en couleurs, animé d'une furieuse soif de vivre,
La vie est un caravansérail est le second livre
d'Emine Sevgi Özdamar, et son premier roman. Couronné,
en 1992, par le fameux Prix Ingeborg Bachmann, il vient d'être
traduit en français et publié chez Zoé,
dans une collection dédiée aux Littératures
d'émergence.
Si
le nom d'Emine Sevgi Özdamar ne dit sans doute rien, encore,
aux lecteurs français, il est déjà connu,
en Allemagne, par un large public, constitué avant tout
d'amateurs de théâtre. Aujourd'hui comédienne,
Emine Sevgi Özdamar a émigré à Berlin-Est
dans les années soixante et appris l'allemand en jouant
Kleist, Büchner ou encore Brecht sous la houlette de Benno
Besson et Matthias Langhoff. C'est d'ailleurs sous la direction
de ce dernier qu'elle jouera, le mois prochain, l'un de ces
Femmes de Troie que l'on pourra voir à la Comédie.
Mais
avant d'arriver en Allemagne, lieu de tous les rêves et
de toutes les déceptions, la vie d'Emine Sevgi Özdamar
fut bien remplie, si l'on en juge par son roman, La vie est
un caravansérail, lequel débute peu avant
sa naissance, en 1946, en Anatolie, pour couvrir les vingt premières
années de sa vie, jusqu'au départ de la jeune
fille pour l'Allemagne, dans un convoi qui transporte avant
tout des étudiantes et des prostituées.
La
blessure de naissance
Au
commencement comme à la fin du livre, la hantise des
soldats, qui surveillent, menacent, filtrent les femmes à
la frontière : " D'abord j'ai vu les soldats.
J'étais debout dans le ventre de la mère entre
les barres de glace, je voulais me cramponner et empoignais
la glace, je glissais et me retrouvai au même endroit,
je frappais à la paroi, personne n'entendait. "
D'abord
spectatrice de sa propre vie, la narratrice va bientôt
être jetée dans un monde insolite, fait de bruits
et d'odeurs, et qui ne l'attend pas. Dès lors c'est un
foisonnement de sensations, de voix et de visages, que l'enfant,
bien sûr, ne comprend pas, mais dans lequel, bientôt,
il va se frayer une place. C'est le bruit des ciseaux qui font
" kirtkirtkirt ", la tortue qui ahane ou la
mouche qui chante " vizzzz vizzzz vizzzz ".
Tout un monde d'onomatopées, de mots-images qui frappent
l'imagination, comme ce sang qui " dégouline
des journaux " ou encore de la hache d'une femme qui
" a coupé son mari en trente-trois morceaux pendant
son sommeil ".
Puis
c'est l'école, et la première expérience,
tout à la fois, de l'exclusion et de l'humiliation, quand
la maîtresse demande aux élèves leur nom
et leur lieu de naissance. " Je suis née à
Malatya en Anatolie. La maîtresse dit : "Alors
tu es kurde, tu as une queue au derrière. " Et
elle rit, tous les autres rient et m'appellent : " La
Kurde à la queue." "
Une
tribu bigarrée
Mais
l'essentiel du récit d'Emine Sevgi Özdamar se déroule
en Turquie, dans le sein d'une famille bigarrée, pleine
de personnages aux colères aussi noires qu'imprévisibles.
Les femmes, ici, tiennent le haut du pavé. Elles existent,
elles rient, elles mangent, elles pètent, elles parlent
haut et fort. Quelquefois on les tient pour folles, on les promet
à un mariage précoce, on les traite comme des
prostituées : pourtant chacune, à sa manière,
exprime une liberté souveraine.
La
description du milieu familial (on pense, parfois, aux truculents
romans de Paula Jacques) est l'aspect le plus réussi
de ce roman qui parvient à recréer par sa langue,
le recours aux comptines, chansons ou mots de tous les jours,
l'univers singulier de l'enfance. Par exemple, ce sont les prédictions
de la grand-mère-oracle à qui sa petite-fille
demande si la mort annonce sa venue.
"
Oui, dit grand-mère Ayse, et elle énuméra
toutes les façons qu'avait la mort de dire qu'elle venait
:
Quand
dans la maison les portes couinent.
Quand
une cigogne apporte dans ses pattes des choses blanches.
Quand
les corneilles se taisent trop longtemps.
Quand
un chien ne reconnaît plus son maître
"
Vita
nova
Comme
il a commencé, le roman se termine par une rupture, au
milieu des soldats. Car il faut bien un jour quitter l'enfance,
surtout si l'on veut vivre décemment et en toute liberté.
Les convois pour l'Allemagne, dans les années soixante,
sont une issue à la fois inquiétante et salutaire
pour des milliers de femmes turques et kurdes. Emine s'y précipite,
avec d'autres, éprises comme elle de liberté.
Ce sont des étudiantes, une choriste d'opéra et
beaucoup de prostituées, qui lisent pendant le voyage
" Le manuel pour les travailleurs qui vont à l'étranger
", apprenant qu'en Europe on n'utilise pas de l'eau, mais
du papier hygiénique, qu'une femme, là-bas, ne
travaille pas quand elle a ses règles et qu'on ne porte
pas le foulard.
Une
nouvelle vie commence, pour l'étrangère condamnée
à l'exil, une vie qui fera d'elle une comédienne,
puis une romancière, une vie qu'elle n'imaginait pas,
et qui ne sera sans doute pas la dernière.
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