Tabucchi, écrivain
de monde
Dans son dernier
roman, " Pereira prétend ", Antonio Tabucchi
met en scène un personnage étrange qui raconte,
avec une minutie jalouse, un moment tragique de son existence
et de l'histoire européenne : le fatidique mois d'août
1938. Sur fond de salazarisme portugais, de fascisme italien
et de guerre espagnole, on découvre l'histoire de la
prise de conscience d'un vieux journaliste solitaire, témoin
plus qu'acteur de l'Histoire. Paru l'année dernière
en Italie, " Pereira prétend " a reçu
un accueil enthousiaste, tant de la presse que du public, et
vient d'être adapté au cinéma dans un film
où l'on retrouve face à face Marcello Mastroianni
et Daniel Auteuil.
Avant d'enseigner
à l'Université de Sienne, vous avez suivi des
cours à l'École des Hautes Études de Paris.
Quelles sont vos affinités avec la pensée françaises
?
Quand j'étais
jeune étudiant à l'Université, j'ai décidé
de passer un an à Paris. C'était le début
des années soixante. L'Italie, en ce temps-là,
était un peu provinciale et l'on n'y n'enseignait que
les classiques : Goldoni, Manzoni
Mon séjour parisien
m'a permis d'élargir considérablement mon horizon
: c'est là que j'ai connu Diderot, Flaubert, Mallarmé,
et que j'ai connu le cinéma, le théâtre
On a l'impression que votre uvre a d'abord été
reconnue en France, puis seulement en Italie. Est-ce vrai ?
Vous
savez, en Italie, on se méfie beaucoup des écrivains
qui s'intéressent au monde et pas seulement à
l'Italie ! La connaissance que j'ai reçue de la France
est un peu retombée sir l'Italie. C'est à ce moment-là
que mes compatriotes se sont dit : "Finalement, si Tabucchi
est apprécié en France, il doit être intéressant."
La France, comme on sait, est un pays entièrement centralisé,
et ne reconnaît que ce qui vient de Paris. Est-ce la même
chose en Italie ?
Non,
l'Italie, c'est la dispersion. Naples ne vaut pas plus que Milan,
ou Florence, ou Turin, ou Venise, ou Rome. C'est d'ailleurs
pourquoi les écrivains italiens ne parviennent pas à
constituer un groupe. Cela serait très facile si on vivait
dans un pays comme la France, où toute l'intellectualité
vit à Paris: Mais pour nous c'est très difficile
d'avoir des contacts avec les autres écrivains. Je vis
à Florence, un grand ami à moi vit à Venise,
un autre à Rome
L'Italie demeure un pays extrêmement
régionaliste.
Est-ce que Nocturne indien, le film qu'Alain Corneau
a tiré de votre magnifique roman, vous a emmené
de nouveaux lecteurs ?
Oui, mais
en France, plus qu'en Italie ! La raison en est simple : en
Italie, le cinéma américain jouit d'une suprématie
presque absolue. Les films européens et surtout
français ont beaucoup de peine à toucher
un large public. C'est très dommage. Quant au film de
Corneau, il a été projeté dans le circuit
des ciné-clubs. Il a connu un important succès
critique, mais est resté ignoré par le grand public.
C'est le problème d'un pays comme l'Italie qui regarde
constamment vers l'Amérique, en essayant de lui ressembler,
en copiant ses désirs, ses habitudes, sa culture.
Quelle
est la position des intellectuels italiens, et des écrivains
en particulier, devant l'arrivée au pouvoir de quelqu'un
comme Berlusconi ?
Je crois
que les écrivains italiens n'apprécient pas beaucoup
Berlusconi, mais très peu le disent. Devant cette manifestation
d'arrogance, qu'on subit tous les jours à la télévision
ou ailleurs, je trouve les intellectuels très timides.
En revanche, l'Italie peut compter sur un journalisme très
combattif, qui s'oppose à cette omnipotence de la nouvelle
droite qui d'ailleurs ressemble étrangement à
l'ancienne.
Est-ce
que vous vous considérez comme un écrivain cosmopolite
?
En tant
qu'écrivain, en tant qu'artiste, je pense que j'appartiens
au monde. Je pense aussi qu'un banquier de Genève ou
un pêcheur de l'Inde sont animés par les mêmes
sentiments : l'amour, la joie, la tristesse, le désir
J'écris sur des choses universelles et je me suis toujours
refusé à faire la chronique de l'immédiat.
Ce qui m'intéresse, c'est l'homme dans ses manifestations,
toutes ses manifestations, et je peux rencontrer n'importe où
un personnage qui fascine, que ce soit en Inde ou en Afrique,
dans mon village ou à Genève.
Chez Pessoa, est-ce ce côté universel de
la conscience qui vous attire ?
Oui. Pessoa
a réussi à créer un univers romanesque
au moment où les romans, en Europe, traversaient une
crise profonde. Avec la poésie, il a créé
un espace tout à la fois théâtral et romanesque,
qui met en scène des personnages jouant leur vie. Donc
il a reconstruit, avec une pirouette, le romanesque au XXème
siècle, comme Kafka ou Joyce l'avaient fait avant lui.
Toute l'uvre
d'Antonio Tabucchi est publiée aux Editions Bourgois,
de L'Ange noi aux Rêves de rêves,
en passant par Le Fil de l'horizon, Petits malentendus sans
importance et, bien entendu, Nocturne indien.
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