FEUILLETON LITTÉRAIRE
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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

 

 

 

 

 

FEUILLETON LITTÉRAIRE

EDWARD BIZUB
La Venise intérieure - Proust et la poétique de la traduction, La Baconnière, 1991 - entretien.

 

Racontez-nous comment vous vous êtes intéressé à Proust.

E. B. : Toute une série de hasards - ce serait trop long à raconter - m'ont amené d'abord en France, ensuite en Suisse. Lorsque je suis arrivé en France les amis que j'y ai rencontrés m'avaient laissé entendre que Proust était un écrivain incompréhensible pour un étranger. Donc, il y avait une sorte de défi. Parallèlement à mes études, j'ai commencé à le lire le soir, une ou deux pages par jour. Je n'y comprenais pas grand-chose, pendant très longtemps je ne savais même pas ce que c'était qu'une madeleine. En arrivant en Suisse, j'ai dû m'inscrire à l'Université pour pouvoir travailler dans l'enseignement, c'était une formalité administrative. Mais comme j'avais fait des études d'anglais et de français, je me suis décidé à tenter un doctorat en littérature comparée, je suis allé voir George Steiner simplement pour me renseigner, et il m'a tout de suite posé la question fatale : "Quel est votre projet ? Je n'en avais aucun, le nom de Proust m'a échappé. Voilà comment mon livre est né.

Vous avez travaillé donc avec George Steiner. Il est apparemment très connu pour ses crises de colère. C'est en tout cas ce que Bernard Rapp a osé dire pendant son émission "Caractères" il y a quelque mois à la télévision française. Avez-vous réussi à établir une relation harmonieuse avec cette forte personnalité ?

E. B. : Harmonieux, ce n'est peut-être pas le mot. George Steiner et moi, nous sommes radicalement opposés sur beaucoup de points. Non seulement en ce qui concerne la littérature, mais notre conception du monde est totalement différente. L'enseignement de George est fondé sur un certain culte de l'"autorité": Dieu nous parle à travers le génie, et le "maître à lire" (c'est comme cela que George Steiner s'appelle volontiers) est là pour nous guider à travers la parole sacrée. Or, moi, je ne peux pas accepter l'idée d'une Vérité absolue. Toute vérité que l'on me propose n'est que le point de départ d'un questionnement. J'ai un besoin viscéral d'analyse. George est le contraire : il ne peut pas vivre sans une image très sûre d'une Vérité fixe. Sa communication avec cette Vérité lui permet d'établir ses critères de goût et ses jugements quasi-divins. A partir de cette différence radicale, c'était normal qu'il y ait, disons, des frictions entre nous. Mais ces frictions ont aussi du bon. Lorsque vous êtes en face d'une très forte personnalité, vous êtes obligé d'affirmer la vôtre.

D'où ce beau livre, avec un accent personnel.

E. B. : Vous parlez d'accent. C'est sans doute le mot qu'il convient d'utiliser. "Les beaux livres sont écrits dans une langue étrangère" : c'est la phrase de Proust qui sous-tend mon étude, et si vous soutenez que j'ai réussi à écrire un "beau livre" c'est peut-être à cause de cette maxime proustienne. Car il s'agit d'un livre réellement écrit dans une langue (pour moi) étrangère. J'étais fasciné, tout au long de mon travail de rédaction, par l'enjeu que l'écriture en français ajoutait à mon propre cheminement à travers le labyrinthe proustien. Lire et comprendre Proust ne pouvait plus être séparé de ma tentative de parler de cette aventure dans une langue qui a ses propres règles, règles qui me contrariaient souvent ou qui semblaient m'empêcher de dire ce que je voulais. Petit à petit j'avais l'impression de traduire une couche profonde imprimée en moi dans ma langue maternelle. Il me semblait en effet que je déchiffrais des hiéroglyphes, ou pour me servir d'une autre métaphore qui apparaît souvent dans le livre, une mosaïque depuis longtemps effacée.

Nous voilà dans le vif du sujet. On reconnaît tous vos thèmes : couches d'écriture, labyrinthe, mosaïque. Il y a quelque chose de curieux, vous réussisez à allier un discours tantôt d'ordre psychanalytique tantôt de caractère ouvertement religieux, deux discours qui d'habitude s'excluent.

E. B. : Il est vrai que l'espace que je cherche à cerner, la "Venise intérieure", participe de ces deux discours. Mais pour moi les deux discours ne s'excluent pas. Au contraire, ils s'expliquent mutuellement. En fait, le sentiment religieux est sans doute le grand refoulé de la psychanalyse actuelle. On pourrait dire que ce sentiment-là peut nous apprendre autant sur le fonctionnement psychique que dans le sens inverse. C'est pareil pour l'érotisme. Le désir sexuel est sans doute à la base aussi une aspiration d'ordre religieux , de la même manière que l'érotique est souvent appelé(?e) pour expliquer les phénomènes mystiques. Ce sont des discours qui se complètent, et qui se confondent. En tout cas, chez Proust cette "confusion" est claire (si j'ose m'exprimer ainsi) : elle constitue même le thème majeur de mon examen de l'oeuvre et représente, à mon avis, le principal ressort de ce que j'appelle la poétique de la traduction.

Vous donnez une grande importance aux lieux dans votre livre.

E. B. : Oui, il s'agit d'un voyage, ou, pour prendre le terme de Proust, d'un "pèlerinage". L'Angleterre, Amiens, Venise, chaque étape a sa raison d'être, chaque étape représente un moment d'apprentissage dans le travail de traduction entrepris par Proust pendant sept années capitales de sa vie d'artiste. Pour mener à bien son travail Proust commence à voyager avec - et à travers - les textes de son maître étranger. En suivant, pas à pas (et mot à mot) les textes de John Ruskin à qui Proust voua une "servitude volontaire", il est fasciné par la Beauté qui résulte du mélange curieux entre un site réel et un texte, de la confusion qui surgit entre la "vue" et la description écrite.

Vous semblez dire que le génie de Proust est né dans cette espace de l'entre-deux, un lieu de rencontre entre deux langues, un lieu qui livre enfin le secret de l'écriture.

E. B. : Le futur auteur de la Recherche lit les monuments décrits par son maître comme des oracles. Et il transcrit leur message, celui de la cathédrale d'Amiens, des deux colonnes de la Piazzetta, du baptistère, au moyen de traces parsemées tout au long de son roman. Il cherche à déceler dans ces sites parcourus non seulement le "génie du lieu" mais la clé de sa propre Voix. C'est cette clé que je prétends approfondir, mais je n'ai rien inventé. Le message de l'oeuvre est on ne peut plus clair : "Le devoir et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur."

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