Racontez-nous
comment vous vous êtes intéressé à
Proust.
E.
B. : Toute une série de hasards - ce serait trop long
à raconter - m'ont amené d'abord en France, ensuite
en Suisse. Lorsque je suis arrivé en France les amis
que j'y ai rencontrés m'avaient laissé entendre
que Proust était un écrivain incompréhensible
pour un étranger. Donc, il y avait une sorte de défi.
Parallèlement à mes études, j'ai commencé
à le lire le soir, une ou deux pages par jour. Je n'y
comprenais pas grand-chose, pendant très longtemps je
ne savais même pas ce que c'était qu'une madeleine.
En arrivant en Suisse, j'ai dû m'inscrire à l'Université
pour pouvoir travailler dans l'enseignement, c'était
une formalité administrative. Mais comme j'avais fait
des études d'anglais et de français, je me suis
décidé à tenter un doctorat en littérature
comparée, je suis allé voir George Steiner simplement
pour me renseigner, et il m'a tout de suite posé la question
fatale : "Quel est votre projet ? Je n'en avais aucun, le nom
de Proust m'a échappé. Voilà comment mon
livre est né.
Vous
avez travaillé donc avec George Steiner. Il est apparemment
très connu pour ses crises de colère. C'est en
tout cas ce que Bernard Rapp a osé dire pendant son émission
"Caractères" il y a quelque mois à la télévision
française. Avez-vous réussi à établir
une relation harmonieuse avec cette forte personnalité
?
E.
B. : Harmonieux, ce n'est peut-être pas le mot. George
Steiner et moi, nous sommes radicalement opposés sur
beaucoup de points. Non seulement en ce qui concerne la littérature,
mais notre conception du monde est totalement différente.
L'enseignement de George est fondé sur un certain culte
de l'"autorité": Dieu nous parle à travers le
génie, et le "maître à lire" (c'est comme
cela que George Steiner s'appelle volontiers) est là
pour nous guider à travers la parole sacrée. Or,
moi, je ne peux pas accepter l'idée d'une Vérité
absolue. Toute vérité que l'on me propose n'est
que le point de départ d'un questionnement. J'ai un besoin
viscéral d'analyse. George est le contraire : il ne peut
pas vivre sans une image très sûre d'une Vérité
fixe. Sa communication avec cette Vérité lui permet
d'établir ses critères de goût et ses jugements
quasi-divins. A partir de cette différence radicale,
c'était normal qu'il y ait, disons, des frictions entre
nous. Mais ces frictions ont aussi du bon. Lorsque vous êtes
en face d'une très forte personnalité, vous êtes
obligé d'affirmer la vôtre.
D'où
ce beau livre, avec un accent personnel.
E.
B. : Vous parlez d'accent. C'est sans doute le mot qu'il convient
d'utiliser. "Les beaux livres sont écrits dans une langue
étrangère" : c'est la phrase de Proust qui sous-tend
mon étude, et si vous soutenez que j'ai réussi
à écrire un "beau livre" c'est peut-être
à cause de cette maxime proustienne. Car il s'agit d'un
livre réellement écrit dans une langue (pour moi)
étrangère. J'étais fasciné, tout
au long de mon travail de rédaction, par l'enjeu que
l'écriture en français ajoutait à mon propre
cheminement à travers le labyrinthe proustien. Lire et
comprendre Proust ne pouvait plus être séparé
de ma tentative de parler de cette aventure dans une langue
qui a ses propres règles, règles qui me contrariaient
souvent ou qui semblaient m'empêcher de dire ce que je
voulais. Petit à petit j'avais l'impression de traduire
une couche profonde imprimée en moi dans ma langue maternelle.
Il me semblait en effet que je déchiffrais des hiéroglyphes,
ou pour me servir d'une autre métaphore qui apparaît
souvent dans le livre, une mosaïque depuis longtemps effacée.
Nous
voilà dans le vif du sujet. On reconnaît tous vos
thèmes : couches d'écriture, labyrinthe, mosaïque.
Il y a quelque chose de curieux, vous réussisez à
allier un discours tantôt d'ordre psychanalytique tantôt
de caractère ouvertement religieux, deux discours qui
d'habitude s'excluent.
E.
B. : Il est vrai que l'espace que je cherche à cerner,
la "Venise intérieure", participe de ces deux discours.
Mais pour moi les deux discours ne s'excluent pas. Au contraire,
ils s'expliquent mutuellement. En fait, le sentiment religieux
est sans doute le grand refoulé de la psychanalyse actuelle.
On pourrait dire que ce sentiment-là peut nous apprendre
autant sur le fonctionnement psychique que dans le sens inverse.
C'est pareil pour l'érotisme. Le désir sexuel
est sans doute à la base aussi une aspiration d'ordre
religieux , de la même manière que l'érotique
est souvent appelé(?e) pour expliquer les phénomènes
mystiques. Ce sont des discours qui se complètent, et
qui se confondent. En tout cas, chez Proust cette "confusion"
est claire (si j'ose m'exprimer ainsi) : elle constitue même
le thème majeur de mon examen de l'oeuvre et représente,
à mon avis, le principal ressort de ce que j'appelle
la poétique de la traduction.
Vous
donnez une grande importance aux lieux dans votre livre.
E.
B. : Oui, il s'agit d'un voyage, ou, pour prendre le terme de
Proust, d'un "pèlerinage". L'Angleterre, Amiens, Venise,
chaque étape a sa raison d'être, chaque étape
représente un moment d'apprentissage dans le travail
de traduction entrepris par Proust pendant sept années
capitales de sa vie d'artiste. Pour mener à bien son
travail Proust commence à voyager avec - et à
travers - les textes de son maître étranger. En
suivant, pas à pas (et mot à mot) les textes de
John Ruskin à qui Proust voua une "servitude volontaire",
il est fasciné par la Beauté qui résulte
du mélange curieux entre un site réel et un texte,
de la confusion qui surgit entre la "vue" et la description
écrite.
Vous
semblez dire que le génie de Proust est né dans
cette espace de l'entre-deux, un lieu de rencontre entre deux
langues, un lieu qui livre enfin le secret de l'écriture.
E.
B. : Le futur auteur de la Recherche lit les monuments décrits
par son maître comme des oracles. Et il transcrit leur
message, celui de la cathédrale d'Amiens, des deux colonnes
de la Piazzetta, du baptistère, au moyen de traces parsemées
tout au long de son roman. Il cherche à déceler
dans ces sites parcourus non seulement le "génie du lieu"
mais la clé de sa propre Voix. C'est cette clé
que je prétends approfondir, mais je n'ai rien inventé.
Le message de l'oeuvre est on ne peut plus clair : "Le devoir
et la tâche d'un écrivain sont ceux d'un traducteur."
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