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UVRES
ROMANS
L'Homme
de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche
RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret
NOUVELLES
Le Dernier Mot
ESSAIS
Lautréamont
Virus de la photographie
L'Empire de la couleur
ENTRETIEN
avec Claude Frochaux
POÉSIE
L'il nu
BIBLIOGRAPHIE
CONTACT
: jolivier@worldcom.ch
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DOSSIER POLEMIQUE
La lecon de Commerce
Discours du lauréat du
prix DENTAN
Lire
et écrire en Suisse romande
La littérature romande
et après ?
La ritournelle des prix litteraires
La Suisse vue de Paris
La
pureté dangereuse (l'affaire Ramadan)
Faut-il
brûler Voltaire ?
Casanova
for ever
La martyre, l'allumeuse et la Sainte-Nitouche
La Suisse et les iconoclastes
La sale guerre
Les vernissages
LA
LEÇON DE COMMERCE
1
Dans
laustère salle Thibaudet, où je trouvais refuge entre
deux séminaires de Lettres, un petit coin secret est réservé
aux revues littéraires. Le choix est éclectique et lon
y trouve, pêle-mêle, des revues universitaires dAfrique
et dAmérique, au contenu spécialisé et au conseil
de rédaction long comme le bras, des revues de sociologie, de poétique,
de sémiotique, ainsi que les incontournables bulletins des sociétés
de psychanalyse du monde entier. On y trouvait aussi le dernier numéro
dÉcriture et de La Revue de Belles Lettres,
ainsi que Cavaliers Seuls, émanation obscure de la Faculté
des Lettres de Genève. Plus loin, dans une solitude orgueilleuse,
trônaient LÉphémère, les Cahiers du
Grif, Digraphe, le Nouveau Commerce, dautres encore.
Bien
sûr, comme étudiant novice, je ne les connaissais pas. Cest
à peine si les noms qui y figuraient évoquaient quelque
chose pour moi. Pourtant, en dépit ou à cause, peut-être,
du mystère quelles recelaient, ces revues me fascinaient.
Jimaginais un réseau secret dagitateurs : une
sorte de grande conjuration (dont LÉphémère
ou Digraphe nétaient que les couvertures obligées)
tissant ses fils souterrainement dans de nombreux pays, et dont le but,
inavoué ou soigneusement crypté, ne pouvait être que
subversif. Car il fallait changer le monde, selon la formule de
Rimbaud. Et la littérature était sans conteste le meilleur
moyen dy parvenir.
Attrait
précoce pour le mystère (et goût maladif pour lobscurius
per obscurum, écrirait plus tard un savant professeur qui,
du premier coup dil, avait vu juste) ou désir secret
dappartenir à cette communauté de lombre qui
alimentait mes fantasmes ? Je dévorais chaque nouvelle livraison
avec un appétit féroce. En même temps que je découvrais
des écrivains dune immense envergure (André du Bouchet,
Louis-René des Forêts, Maurice Blanchot, Michel Leiris) japprenais,
en les lisant, les rudiments de ma langue. Une langue à lécart
de la langue officielle rabâchée pendant les cours dhistoire
littéraire (mais la révolution nest-elle pas, par
nature, une langue singulière, inventée par les marginaux
ou les proscrits ?).
Une
langue qui enfin me parlait.
Cest
ainsi que jai fait mes gammes, en lisant et en écrivant sur
le modèle de mes obscurs et prestigieux inconnus. Des textes et
des poèmes que je nai osé montrer à personne
hormis une tête chenue qui, descendant un beau jour de sa
chaire, sest exclamé avec stupeur : " Mais quest-ce
que cest ? On dirait de la poésie ! "
Peu
de temps après, LÉphémère
méritant bien son titre disparut des rayons de la salle
Thibaudet. Je compris quune revue littéraire nest pas
une institution éternelle, quelle est lémanation
visible (et lisible) de désirs qui peuvent séteindre
deux-mêmes ou prendre une autre forme. Je retrouverai Leiris
ou du Bouchet ailleurs, mais le charme discret de LÉphémère
(qui résonnait toujours en moi comme leffet-mère)
ne sera jamais remplacé.
Prenant
mon courage à deux mains, jenvoyai quelques textes de mon
cru aux Cahiers du Grif. Il me fut répondu, très
longtemps après (mais les revues littéraires vivent dans
un temps long), que la revue ne paraissait quépisodiquement,
que, chaque livraison étant centrée autour dun thème
précis, mes petites productions nentraient dans le cadre
daucune et que, dailleurs, la revue ne publiait que des textes
de femmes. Jen fus davantage honteux (de navoir pas remarqué
cette clause) que véritablement fâché ou déçu.
Restaient
Digraphe et Le Nouveau Commerce, revues nimbées,
lune comme lautre, des mystères parisiens.
Je
tentai bravement ma chance et envoyai quelques pages dune "
fiction critique " sur Lautréamont. Finement tissées,
selon les canons de lépoque, de théorie et de fiction,
ces pages ésotériques sintitulaient " Le texte
des anges ". Jy développai une sorte de rêverie
poétique sur lécriture " angélique ",
sur " lêtre-ange " du héros Maldoror, sans
éviter, bien sûr, quelques profondes interrogations sur le
" sexe des anges ".
Cétait
parfaitement dans lair du temps, entre sacralisation de lécriture
et délire signifiant, plein de poncifs et de certitudes essentielles
mais lépoque dans laquelle nous vivons, et que personne
na choisi, nous laisse-t-elle vraiment le choix ?
2
Lécrivain
Jean Ristat, directeur de Digraphe, ne me répondit pas.
En revanche, André Dalmas, qui dirigeait les Cahiers du Nouveau
Commerce menvoya une longue lettre, de sa belle écriture
minuscule, pour me dire quil aimait beaucoup le titre de mon "
essai ", et désirait me rencontrer dans les plus brefs délais.
Inutile
de décrire mon émoi : je sautai dans le premier train
pour Paris et me rendis aux Halles, comme si ma vie en dépendait.
Je trouvai tout de suite la rue Saint-Denis, mais point la rue de la Cossonnerie,
siège des Cahiers. Je mattendais à un immeuble
luxueux : cétait une bâtisse pleine de lézardes
et de fenêtres borgnes dont lentrée décrépite
était gardée par deux vestales en minijupes de cuir. Jeus
de la peine à expliquer à ces marchandes damour (comme
dirait Isidore Ducasse) que je cherchais le siège dune revue
littéraire qui sappelait Commerce et qui se trouvait
à lendroit précis où elles faisaient le pied
de grue.
Finalement,
comme elles étaient gentilles, elles mescortèrent
jusquau troisième étage.
Derrière
une grande porte dépolie, une silhouette noire, tassée dans
un fauteuil, parfaitement immobile.
Cétait
là, certainement, le Commerce que je cherchais
Je
frappai à la porte.
Après
une minute, une petite voix flûtée, qui paraissait sortir
dun long sommeil, me répondit :
"
Entrez ! "
Jentrai
dans le bureau en me cognant la tête, car la porte était
basse. Un petit homme aux cheveux jaunes me regardait par-dessus ses lunettes.
Il avait un visage irrégulier, une voix haut perchée et
chuintante. Il avait un crayon de couleur à la main et un cahier
rouge à spirales ouvert sur son bureau. Il semblait amusé.
"
Jai beaucoup aimé votre texte. Le titre surtout
"
Il
marqua un silence.
"
Je lai donné à lire à un ami de la revue qui
doit passer tout à lheure
"
Nouveau
silence.
"
Jaimerais publier votre texte. Mais il faudrait lui apporter quelques
modifications
"
En
bon provincial orgueilleux, je me raidis. André Dalmas ne le remarqua
pas et poursuivit avec toujours le même sourire.
"
Il faut retravailler les attaques de vos paragraphes ! "
Jétais
tellement surpris que je ne trouvai rien à dire.
"
Elles se ressemblent toutes. "
Perdu
dans sa rêverie, il alluma une cigarette.
"
Rien de plus important quun début de phrase ou de paragraphe !
Le lecteur doit être saisi, comme pris au piège. Si vous
ne variez pas vos attaques, il va mourir dennui
"
Tout
de suite, nous nous mîmes au travail. André Dalmas ne laissait
rien passer. Il montrait une aversion particulière pour les adverbes,
et toutes les locutions consécutives (donc, ainsi, alors
),
quil biffait avec rage sur lexemplaire unique, et précieusement
dactylographié, de mon " essai " sur Maldoror.
Ce
fut ma première leçon décriture (car lUniversité
où je passais le plus clair de mon temps mapprenait certes
à lire, mais jamais à écrire) : un travail acharné,
mot à mot, phrase par phrase, où je devais défendre
chaque pouce de terrain.
"
La langue doit chanter. Lattaque dun paragraphe est comme
lintroduction dun nouveau thème musical qui sera repris
et varié par la suite. On ne peut tolérer la moindre défaillance.
Lattaque doit être claire et tranchante. "
Je
trouvai ces remarques bien formelles, mais jétais pris au
jeu. Et lespoir dêtre publié (dans Le Nouveau
Commerce !) estompait mon orgueil. Jobtempérai studieusement
et tâchai, à chaque fois, de trouver les mots justes pour
débuter un paragraphe.
Cette
tâche nous occupa toute laprès-midi, et une partie
de la soirée. André Dalmas, infatigable, ne perdait pas
sa bonne humeur. Il zébrait de son crayon rouge mon pauvre manuscrit
avec une sorte de joie féroce et communicative.
"
Écoutez cette cacophonie ! Il faut ajuster vos instruments
et supprimer tous ces termes juridiques (consécutivement, à
la suite) qui conviendraient à nimporte quel avocat parisien.
Mais pas à Maldoror ! "
Jétais
si absorbé par mon labeur que je ne maperçus pas quun
homme était entré dans le bureau. Grand, extrêmement
maigre, vêtu dun costume noir. Une expression de stupeur intriguée
sur le visage. Il me regarda longtemps en silence, puis sassit à
côté dAndré Dalmas.
Je
regardai ma montre : huit heures passées. Jallais rater
le train qui devait me ramener à Genève ! André
Dalmas devina mes pensées.
"
Vous allez pouvoir rentrer chez vous. Nous avons très bien travaillé.
Votre texte est enfin devenu lisible
"
Je
me levai avec précipitation. Lhomme au costume noir me regardait
toujours, silencieux, impavide.
Déjà
André Dalmas me poussait dans les escaliers.
"
Revenez vite me trouver ! Vous connaissez maintenant ladresse
"
Je
pense souvent à cette leçon improvisée dans un bureau
sentant le vieux tabac, donnée par un extravagant à un blanc-bec
prétentieux et pressé. Cest lécriture
qui permet la rencontre et la confrontation : le regard sur des mots
qui ne nous appartiennent plus dès linstant où ils
sont publiés, revus et corrigés, offerts à
dautres en pâture et en don.
(Lors
dune visite suivante, jappris que lhomme en costume
noir qui navait pipé mot derrière le bureau vermoulu
de Commerce sappelait Maurice Blanchot, mais je ne lai
jamais revu.)
3
Je
ne suis pas sûr que les Cahiers du Nouveau Commerce,
fondés par Paul Valéry pendant lentre-deux guerres
et financés (disait-on) par une riche comtesse russe, soient encore
de ce monde. Tel le Juif errant, la revue Digraphe a passé
dun éditeur à lautre, toujours sous la houlette
de Jean Ristat, dont je raconterai un jour lhistoire. Aubier, Flammarion,
Messidor, Le Mercure de France se sont relayés pour faire entendre
des voix nouvelles et singulières. Quant à Clivages,
Actuels, La Main de singe, elles ont cessé de paraître
depuis longtemps, pour des raisons essentiellement économiques.
Dautres les ont remplacées, mais aucune ne les a fait oublier.
Elles avaient leur nécessité à lépoque
de lécrit : à mi-chemin du journal et du livre,
elles constituaient un lien indispensable entre auteurs et lecteurs, lecteurs
et éditeurs. De plus, elles avaient des vertus rassembleuses :
des écrivains dun même courant, dune même
région, dune même obédience politique pouvaient
sy retrouver pour mener un combat commun. Cest le sens dÉcriture
fédérant, depuis ses origines tricéphales, les talents
de Suisse romande, sans tomber jamais dans la littérature de terroir,
ni la littérature de terreur. Cest le sens, également,
de la RBL qui a su maintenir vivante la passion de la poésie.
Cest le sens, aujourdhui, du Passe-Muraille qui relie
et défend les écrivains de ce pays.
De
lépoque de lécrit, nous sommes passés,
presque sans nous en rendre compte, à lâge de lécran.
Et cette mutation, pour insensible quelle paraisse, est à
la fois irréversible et bouleversante. La revue de papier est devenue
virtuelle : cest un alignement de chiffres aléatoires,
déposé quelque sur un " serveur " anonyme, et
que chacun, à toute heure du jour ou de la nuit, quil se
trouve à Ropraz ou à Honolulu, à Pully ou à
Denpassar, à Carrouge ou en Nouvelle-Calédonie, peut consulter
comme bon lui semble. Chacun peut désormais mettre en ligne ses
poèmes ou ses fantasmes. Lauteur na plus besoin de
la reconnaissance de lautre cest-à-dire léditeur,
le critique attentif, le lecteur inconnu. Il na même plus
besoin de personne pour publier virtuellement son journal intime, insulter
ses voisins si le cur lui en dit ou écrire une lettre ouverte
à Pamela Anderson ou Ruth Dreifuss.
Dun
âge à lautre, quelque chose sest perdu, irrémédiablement.
Dabord,
le goût du bel objet (velin dArches crême, typographie
soignée, reliure élégante). Cette impression, aussi,
que le livre (ou la revue) na pas dâge, quil traverse
les âges, transmettant à qui le lira cette parcelle déternité
qui transcende le temps aléatoire. Ce goût du secret et de
la solitude, enfin, qui permettait à chacun demmener avec
soi ce fétiche de papier et de louvrir, quand bon lui semble,
pour le refermer aussitôt, si le cur lui en dit, coupant court
au dialogue à peine commencé.
Si
lâge de lécrit est celui du secret, lâge
de lécran pourrait bien être celui de louverture
et du partage. Non seulement parce quInternet concrétise
réellement le rêve borgésien dune bibliothèque
de Babel regroupant toutes les connaissances humaines. Mais aussi parce
que la Toile favorise la création de mille petites sociétés
secrètes et quelle ourdit de par le monde maints complots
poétiques, narguant avec superbe toute forme de censure. Par son
ubiquité, sa diffusion gratuite et immédiate, sa liberté
totale enfin, elle permet dinventer un autre espace-temps. Une autre
périodicité aussi (on se rappelle les mots dIsidore
Ducasse à propos de ses Poésies : " cette
publication est périodique et gratuite. Elle ne connaîtra
sa fin quavec celle de lauteur. ").
Reste
à savoir si la littérature, noyée dans la masse uniforme
et confuse du tout-venant global, saura trouver le terrain et lair
quil lui faut pour sépanouir. Reste à savoir,
aussi, si les auteurs eux-mêmes sy retrouveront (mais la notion
même dauteur nest-elle pas devenue caduque avec
lunivers virtuel ?). Reste à savoir, enfin, si la bibliothèque
de Babel fantasmée par Borgès ne risque pas un jour dimploser
sous la pression dun savant fou, ou plus prosaïquement dune
panne délectricité
DISCOURS
DU LAURÉAT
DU PRIX DENTAN 2004
Ma
grand-mère, qui était une femme de caractère et de
bon sens, disait toujours : si, par malheur ou par erreur, tu reçois
un jour le Prix Nobel, tu dois le refuser. Dabord parce quil
y en a plusieurs, et ensuite parce que cest de la dynamite. En revanche,
si tu reçois le Prix Michel-Dentan, tu dois laccepter sans
remords parce quil ny en a quun.
Cest donc avec plaisir et gratitude que jaccepte
aujourdhui cette distinction qui mhonore, et honore le roman
que jai écrit.
" Wozu Dichter in durftiger Zeit ?
"
Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?
Cette phrase célèbre, et largement commentée
dans toutes les langues, le poète Hölderlin la écrite
au début du XIXe siècle, alors quil glissait
lentement vers la folie, dans son foyer dadoption, une petite menuiserie
de Tübingen. Il voulait dire par là non seulement la solitude
et la pauvreté matérielle dans lesquelles il vivait, mais
aussi la misère morale de son siècle, le désarroi
qui rendait vaine sa poésie, et empêchait le monde de lentendre.
Jaimerais transformer un peu la phrase dHölderlin
: pourquoi écrire encore des romans aujourdhui ?
Cest-à-dire à lépoque de la pensée
unique, de léconomie triomphante, de la globalisation effrénée
des biens et des personnes. Une époque formidable, sans doute,
mais qui a quand même quelques petits défauts.
Oui, à quoi bon écrire encore des romans
cest-à-dire faire parler des voix minuscules, dédaignées,
presque oubliées à force de silence, mais toujours singulières
alors quun peu partout, au cinéma, à la télévision,
parfois même dans la presse simpose sans partage le pouvoir
du récit unique ?
Un même visage, reproduit à des millions
dexemplaires, et bien sûr anonyme, devient le symbole, par
exemple, de la violence des attentats perpétrés en Espagne.
Les mêmes images, indéfiniment répétées,
recadrées, remontées, édulcorées ou dramatisées,
passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision,
non pour nous informer ou pour nous édifier, mais pour nous faire
croire que du monde réel il ny a quune vision, il
ny a quune version.
De symbole anonyme, consacré par lécran,
limage devient alors icône globale.
Et rejoint le récit unique.
Pour contrarier cette dictature de luniformité,
de lunivocité, le romancier dispose heureusement de plusieurs
tours dans son sac. En voici quelques-uns.
La multiplicité des voix et des personnages,
dabord, qui rend possible une mise en perspective des faits énoncés
par la fiction : cette mise en perspective critique, au lieu détouffer
le récit, le donne à voir sous différentes facettes,
rendant caduque toute vision univoque du monde. Lhumour et
lironie, ensuite, armes si chères à Milan Kundera
et Umberto Eco, qui ébranlent jusque dans ses fondements la vérité
unique, quelle prétende venir de lHistoire ou, plus
modestement, dun narrateur omniscient. Enfin (et pour ma part jy
attache une grande importance) la structure du récit, qui
nest jamais un discours linéaire, mais une manière
de mosaïque ou de marqueterie dans laquelle chaque petite séquence
a sa valeur particulière, mais nacquiert son sens quinsérée
dans un ensemble plus vaste qui la dépasse et qui lenglobe.
Mais les armes du romancier ne se limitent pas à
une quelconque (et très naïve) maîtrise technique. Jai
toujours cru, pour ma part, que les livres étaient des instruments
magiques, indiquant quand il faut, à qui il faut, lattitude
à avoir, le chemin à suivre. Ils font semblant dêtre
inertes et silencieux, mais ils agissent en sous-main. Le papier renferme
des atomes non encore connus. Lencre secrète des particules
invisibles. Et chaque mot est un trésor à déchiffrer
et à partager.
Sil faut encore écrire des romans, cest
précisément pour faire entendre, dans leur différence
absolue, les visages et les voix qui nous hantent : toutes ces vies
minuscules (pour reprendre le titre dun beau livre de Pierre
Michon) qui vivent en nous et hors de nous, qui hurlent à tue-tête,
certaines nuits, jusquà nous empêcher de dormir, et
qui pourtant nont pas de noms. Toutes ces vies que nous portons
en nous comme un enfant secret (pour reprendre le titre dun roman
qui vient de recevoir le Prix Michel-Dentan) qui ne demande quà
naître et à parler.
Voilà pourquoi les mots sont aussi des fantômes
qui passent dâge en âge, de livre en livre, et de bouche
en oreille.
Il y a quelque temps, un éditeur romand accablé
par les dizaines de manuscrits qui sempilaient sur son bureau se
plaignait devant moi : les Suisses écrivent beaucoup, disait-il,
parce quils parlent trop peu ! Voilà pourquoi, sans
doute, lécriture cest-à-dire la parole
silencieuse et solitaire et secrète a trouvé dans
ce petit coin de pays un terreau fertile.
Mais cest aussi, à mon avis, pour une autre
raison. Si la véritable patrie dun écrivain, cest
sa langue, alors nul doute que les Français, ces veinards, sont
chez eux quand ils parlent ou quils écrivent. Ils sont en
territoire connu et balisé. Les Suisses, en revanche, écrivent
dans une langue empruntée. Si riches ou glorieux quils
soient, ils ne sont jamais totalement chez eux quand ils écrivent.
Regardez ce cher Jean-Jacques Rousseau rougissant à
la Cour du Roi Louis dès quil sagit douvrir la
bouche et de trahir son origine étrangère. Regardez Charles
Ferdinand Ramuz obligé de se forger une autre langue plus
belle, peut-être, plus rude et plus féconde que loriginale
pour écrire des romans dans lesquels il réinvente le monde.
Cest ce qui fait le prix, à mon sens, des
écrivains de ce pays : ils écrivent dans la langue
de lautre. Ils ne sont jamais ni chez eux, ni arrivés à
destination. Regardez Cingria, dormant avec sa bicyclette pour être
sûr de pouvoir déguerpir à la moindre occasion. Regardez
Nicolas Bouvier, réinventant une langue
magique qui lui permette dexorciser les démons de Ceylan
ou les fantômes japonais.
Non, jamais chez eux, jamais arrivés à
destination, les écrivains de ce pays.
Et toujours condamnés à écrire dans
la langue de lexil.
Je naimerais pas terminer ces quelques réflexions
sans rendre hommage à quelquun pour qui lexil nest
pas quun mot, ni un vain mot : vous aurez reconnu Vladimir
Dimitrijevic. Il a su offrir à tant décrivains de
ce pays la terre daccueil de LÂge dHomme et su
favoriser léclosion dune nouvelle génération
décrivains prometteurs tels que Michel
Layaz, Antonin Moeri, Jean-Louis
Kuffer ou Étienne Barillier.
Quil en soit ici remercié.
Jaimerais remercier aussi Claude
Frochaux qui fut le premier lecteur de LEnfant
secret, à lépoque où celui-ci était
encore un récit fragmentaire et en gestation.
Et jaimerais remercier enfin Corine Renevey, mon
amie. Elle vivait à lépoque à Toronto
qui nest pas précisément la porte à côté
où elle enseignait la littérature romande à
de solides étudiants canadiens. Cest à elle, chaque
jour, pendant des mois, que jai envoyé une séquence
du roman par courrier électronique. Comme elle voulait toujours
savoir la suite, me réclamant chaque jour des nouvelles de Julien
et dÉmilie, dAntonio et de Nora, jai été
obligé de linventer au fil des jours et des nuits décriture.
Cest grâce à elle, aussi, que cet Enfant
secret, que vous honorez aujourdhui, a vu le jour.
Jean-Michel Olivier
LIRE
ET ECRIRE EN SUISSE ROMANDE
.
Il fut un temps, assez lointain,
où la littérature suisse (et romande en particulier)
avait bonne presse. C'était il y a un siècle. Dans
les Cahiers vaudois, Ramuz et ses amis jetaient les bases
d'une littérature (mais aussi d'une éthique et d'une
esthétique) non plus centrée uniquement sur Paris,
mais ouverte aux questions de la langue et de l'identité
romandes. Aussi brève qu'elle fût, l'existence des
Cahiers vaudois suscita un engouement remarquable, et des
échos nombreux dans la presse de l'époque (Ramuz écrivait
même régulièrement dans La Gazette de Lausanne).
Après un long
silence, dans les années d'immédiate après-guerre,
la littérature romande connut une seconde jeunesse dans
les années 1960-70, grâce à des éditeurs
courageux comme Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic. Inutile
de rappeler, ici, la floraison inouïe de talents aussi divers
et singuliers que Jean-Marc Lovay, Anne Cuneo, Alexandre Voisard,
Jean Vuilleumier, Nicolas Bouvier, Corinna Bille pour n'en
citer que quelques-uns. À cette époque, où
le débat entre contestation et tradition était très
fort, comme celui qui opposait les défenseurs d'une "
littérature du terroir " à tous ceux
qui prônaient une ouverture plus large sur le monde, la
littérature romande n'avait pas bonne presse. Mais elle
remplissait les colonnes des journaux. Elle suscitait polémiques
et débats. Elle effrayait les âmes sensibles. Elle
terrorisait les censeurs. En un mot : elle était vivante.
Aujourd'hui, comme
dirait Georges Bush, le monde a bien changé. Il se publie,
en Suisse romande, près de dix fois plus d'ouvrages qu'à
l'époque des Cahiers vaudois ou des ÊÉditions
Bertil Galland. Et les talents sont là, à chaque
rentrée littéraire, pour susciter l'agacement ou
l'enthousiasme, l'admiration, les cris de révolte ou de
génie, ou simplement la reconnaissance.
Mais, bien sûr,
personne ne les lit.
Parce qu'aujourd'hui,
après avoir joui d'une bonne, puis d'une mauvaise presse,
la littérature (romande) n'a plus de presse du tout !
Petite revue
de presse.
On pourrait compter
sur les doigts d'une seule main les journaux qui consacrent encore
quelques lignes (je ne dis pas une page) à la chose littéraire.
Tentons un modeste (et partiel) état des lieux : si l'on
excepte l'excellente page " livres " du mardi dans 24Heures
(due aux bons soins de Jean-Louis Kuffer) ; la page du samedi
de La Liberté (dirigée par Jacques Sterchi)
et du Quotidien Jurassien (sous la signature de Bernadette
Richard), les pages littéraires du supplément hebdomadaire
Temps et, bien sûr, l'indispensable Passe Muraille
publié à Lausanne le reste est accablant.
La Tribune de Genève a confié les livres
qui viennent de paraître à Étienne Dumont
(ce qui montre le mépris dans lequel on les tient dans
les hautes sphères de la rédaction). L'Hebdo,
qui a abandonné depuis longtemps toute ambition culturelle,
ne parle que de " faits de société " et
n'interviewe plus que des ex-lofteurs.
Un dernier mot sur
la télévision : alors que toutes les chaînes
françaises ont aujourd'hui leur émission littéraire
(Vol de nuit sur TF1, Campus sur F2, Culture
et dépendances sur F3, l'excellent Droits d'auteurs
sur ARTE), la TSR brille encore une fois par son absence et son
manque d'imagination. Et ce n'est pas la désolante aventure
de Faxculture, bazar de pacotille où viennent briller
quelques auteurs hexagonaux de seconde zone, qui prouvera le contraire.
Là aussi, comme dans les journaux, il s'agit de tuer l'engouement
littéraire dans l'uf.
Ripostes.
Alors que faire ?
Comment contourner
l'interdit du silence (la plus injuste, mais aussi la plus efficace
de toutes les censures) ?
En multipliant les
réseaux, les connexions, les échanges, les contacts,
les rencontres. En développant une complicité de
l'ombre qui est la seule réponse possible au mépris
des médias.
Comme dans d'autres
domaines, l'Internet me paraît une riposte intéressante,
puisqu'il permet de faire circuler à peu de frais beaucoup
d'informations (ce que les journaux, faute de place, ne peuvent
plus faire), de mettre en contact non seulement les écrivains
et les lecteurs, mais aussi toutes celles et ceux qui gravitent
autour du livre (bibliothécaires, libraires, éditeurs,
imprimeurs, etc.). Ici, bien sûr, et ailleurs, car l'Internet
abolit les frontières et les langues. Nulle forme de censure
ne peut le paralyser.
Le réseau.
Le premier site consacré
uniquement à la littérature romande fut créé
au Canada en 1996. C'était L'Étoile suisse romande,
lieu de débats et d'échanges, mis en ligne par Corine
Renevey, autour du Centre de littérature romande de l'Université
de Toronto. On pouvait y découvrir la biographie de nombreux
auteurs, ainsi que des articles de presse et des textes inédits.
Retiré quelque temps de la Toile, L'Étoile suisse
romande sera de nouveau en ligne prochainement à l'adresse
suivante : www.etoilesuisseromande.ch.
Dans le même
ordre d'idées, il faut mentionner le très beau site
conçu en France par Bruno Poirier (www.
pages.infinit.net/poibru/litsui) sur lequel figure un
répertoire d'une cinquantaine d'écrivains, et une
multitude de liens intéressants.
Grâce à
Roselyne König, qui l'a concu et lancé sur le Net,
et l'équipe enthousiaste qui lui a succédé,
le Culturactif est désormais une adresse obligée
pour toutes celles et ceux que la littérature suisse regarde.
En plus d'une foule de renseignements, on y trouve des liens,
des entretiens, des traductions et l'indispensable calendrier
culturel (manifestations, rencontres, lectures, etc.) que les
journaux passent désormais sous silence
Le feuilleton
littéraire.
Pour qu'une littérature
vive c'est-à-dire qu'elle s'échange, se discute,
se prolonge, se transmette il faut bien sûr pouvoir
la retrouver à tout instant, la consulter, la lire et la
relire. C'est dans cette optique que j'ai créé,
en 2001, mon propre site Internet (www.jmolivier.ch)
grâce au talent, une fois encore, de Corine Renevey, qui
l'a conçu et mis en ligne.
Dans un premier temps,
il comportait des extraits de mes livres, des articles de presse,
des textes inédits, une biographie, des préfaces
inédites ou épuisées, etc. Il y a quelques
mois, j'ai rajouté une section importante à mon
site : le feuilleton littéraire. Elle rassemble
près de 300 articles consacrés à des livres
publiés en Suisse ou en France durant ces quinze dernières
années. Tous ces articles ont été publiés
une première fois dans la revue SCENES Magazine (revue
présente aussi sur le Culturactif),
puis repris sur le site. Cela va d'Étienne Barillier à
Gustave Roud, de Monique Laederach à Claude Frochaux, de
Nicolas Bréhal à Bernard Comment, d'Anne Cuneo à
Jérôme Meizoz, d'Yves Laplace à Louise Anne
Bouchard, etc. Autant dire que le panorama est proprement infini,
puisque chaque mois le feuilleton s'enrichit de deux ou trois
articles supplémentaires consacrés aux dernières
parutions.
C'est pour moi un
plaisir, chaque mois, de rajouter une modeste pierre au fragile
édifice littéraire virtuel. Mais c'en est un plus
grand encore de voir que ces articles et surtout les livres
dont ils essaient de rendre compte suscitent l'intérêt
de nombreux visiteurs, suisses et étrangers (à en
croire les statistiques de fréquentation, il y a chaque
jour entre 50 et 80 lecteurs du feuilleton littéraire,
ce qui est très encourageant).
Lire et faire lire,
écrire et faire écrire, faire partager ces enthousiasmes
ou ces colères, faire découvrir aussi de nouvelles
plumes (car, contrairement à ce que les journaux voudraient
nous faire accroire, les nouveaux talents ne manquent pas) : voilà
quelques-uns des buts, modestes et sans doute utopiques, que je
me suis donnés.
Une vie ne suffit
pas à les réaliser tous, mais rien ne coûte
d'essayer.
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LA
LITTÉRATURE ROMANDE ET APRÈS ?
Dans
le Palais des glaces de la littérature romande, Amsterdam
/ New York, Rodopi, 2002.
Pour C.
Deux
figures tutélaires ont longtemps dominé la littérature
suisse romande de la seconde moitié du XXe siècle.
Figures antinomiques et cependant complices car chacune d'elles,
à sa manière, incarne une parole religieuse
ou profane qu'il s'agit de transmettre, et qu'on ne cesse
d'interroger.
Sans remonter jusqu'à Babel, on pourrait
convoquer ici des bibliothèques entières, depuis
les sermons du célèbre vicaire de Rousseau
jusqu'aux textes les plus récents d'Étienne Barilier
ou de Daniel de Roulet (dont le père, comme on sait, fut
pasteur). Courant essentiellement moral, imprégné
de puritanisme protestant, marqué par une méditation
constante sur le mal (mal-être ou maladie) et sur la faute,
en même temps qu'une fascination tourmentée et violente
pour la chair humiliée.
On se souvient du roman de Jean-Pierre Monnier
(né en 1921), La Clarté de la nuit, publié
à Paris en 1956 : sous les traits d'un pasteur, appelé
hors de chez lui et marchant, tout seul, par les chemins de neige,
Monnier nous fait revivre l'ultime combat d'un homme aux limites
de ses forces, chancelant d'arbre en arbre, éperonné
par l'improbable espoir de retrouver les siens. Étranger
sur la terre, il n'en est pas moins dévoué corps
et âme à ses semblables, à qui il tente d'apporter
le réconfort de la bonne parole, tout en reconnaissant,
parfois, que le jeu est " truqué ", que
cette " dévotion de commande " est une
bouffonnerie.
Dans ces moments de doute, même la prière,
cette parole verticale, se désagrège : " Les
mots, qui se dédoublaient, changeaient de sens, et d'autres,
encore plus difficiles, cherchaient à prendre leur place.
Ils disaient le contraire de ce qu'ils avaient à dire.
C'était chaque fois une défaite. "
Défaite ou impuissance à dire les
choses, à établir avec les autres une relation qui
ne soit pas de circonstance, à habiter ce monde,
enfin, avec bonheur et pleinement, ce monde où tout nous
paraît étranger. Cette thématique recouvre
bien d'autres textes de Jean-Pierre Monnier (La Terre première,
L'Allégement) où affleure fugacement l'espoir
d'une réconciliation avec le monde, espoir vite envolé,
bien sûr.
Le pasteur rouge
C'est un autre pasteur, Jean-Luc Friedrich, qui
tient dans Je la chronique de ses doutes et ses défaites.
Ce premier roman d'Yves Velan (né en 1925) fut salué
comme une révélation par Roland Barthes (cet autre
protestant). Il met en scène, de manière réflexive,
en mélangeant fragments de lettres et narration, journal
intime et monologue intérieur, un pasteur d'un peu plus
de trente ans établi à mi-chemin de Genève
et de Lausanne, dans cette belle ville de Nyon qui nous vit naître.
Déchiré entre une fidélité absolue
à Dieu et un désir profond de justice sociale, Jean-Luc
Friedrich est convaincu de ne servir à rien. Par sa seule
existence, il profane le projet divin, car il ne peut faire que
le mal. Rien, ni personne, ne justifie sa présence sur
terre.
Dans cette perspective, comme le note justement
Jean Vuilleumier, le bonheur ne peut être que dans le mal.
" Il doit se sentir mal à l'aise pour expier.
Se garder de l'amollissement, du simple confort, des petits plaisirs
corrupteurs. Acharnement diligent, que le monologue, néanmoins,
objective en son ressassement, comme une sorte de délire
auquel le sujet, par quelque issue intime, échapperait
pour une part. "
Si le pardon n'existe pas, si les prières
qu'on adresse au Dieu terrible demeurent sans écho, le
seul recours réside dans l'action sociale. Là, au
moins, le pasteur Friedrich pourra être utile, se consacrer
aux autres, faire le bien autour de lui. À ses yeux, une
fraternité existe, qui peut l'aider à rompre sa
solitude et à rencontrer tous ces autres qu'il ne
parvient pas à rejoindre sur les chemins de sa paroisse.
Cette issue a un prix, bien sûr, puisque
le pasteur rouge sera banni de la communauté des
croyants, puis mis en congé par le Conseil d'État.
Paradoxalement, c'est ce rejet qui offrira, in
extremis, une rémission possible à Jean-Luc
Friedrich. En se lançant corps et âme dans le combat
social, il découvre qu'il s'était fait "
un monstre de lui-même ". De la même manière
qu'il se représentait Dieu comme une idole devant laquelle
il devait sacrifier. " Est-ce possible, mon Dieu, que
je n'aie plus peur de Toi ? "
Le roman s'achève sur cette question qui
suggère, en même temps, l'espoir d'une rédemption.
Aussi dissemblables soient-ils, ces deux romans
indiquent bien l'enjeu et la problématique d'une littérature
issue en droite ligne d'Amiel, ou de plus haut encore (le bon
docteur Tissot, Calvin
). Courant sinon majoritaire, du moins
très important dans la littérature romande des années
cinquante et soixante, marquée par la fascination de la
(bonne) Parole, la conscience de son indignité et de ses
fautes, la crainte de l'échec, et le penchant sans
doute unique au monde à se faire juge et bourreau
de soi-même.
L'école du père
Au début des années septante, l'uvre
de Jacques Chessex (né en 1934), qui commença par
publier de la poésie, marque un tournant dans la littérature
romande. Non seulement parce que L'Ogre (paru chez Grasset
en 1973) fut consacré exceptionnellement par le Prix Goncourt
et toucha, par là-même, un très vaste public
qui débordait les frontières de la Suisse. Non seulement
parce que Chessex, auréolé par le Goncourt,
occupa dans le champ littéraire romand une position désormais
forte et intouchable (dont il ne cessa d'abuser). Mais aussi par
les thèmes abordés (l'intériorisation de
la faute, la figure écrasante du père, les femmes
médiatrices, le suicide), et le personnage central qu'il
met en scène : un maître de lycée.
L'Ogre, à cet égard, offre
un repère intéressant. Le roman s'ouvre sur une
scène célèbre où l'on voit Jean Calmet
perdu dans une méditation funèbre face à
l'assiette de filets de perche qui attendent d'être dévorés
(comme lui-même, à la fin du roman, sera dévoré
par le spectre de son père). Écorché vif,
Calmet essaie en vain de vivre, mais comme Amiel, un siècle
plus tôt, il est accablé d'impuissance, incapable
d'agir, de se sauver tout seul. Hanté par l'image de son
père, qui régnait en tyran sur toute sa famille,
il ne rencontre au fil du livre que des figures incarnant ce surmoi
terrible et aliénant.
Jamais, ni auprès des jeunes femmes qu'il
rencontre, ni par le biais de ses élèves qui tentent
d'établir avec lui une relation directe, il ne parvient
à s'installer véritablement dans la vie. Cette impasse,
Jean Calmet la rencontre tous les jours, incapable qu'il est de
concilier ce qu'il vit et l'ombre obsédante du passé.
La " fille aux chats " essaie de le sauver, mais Calmet
s'y refuse, en bon disciple d'Amiel, pour qui la nature de
Vénus reste inséparable d'un certain vampirisme.
De leur côté, les élèves du gymnase
l'entourent, le réconfortent, mais ils ne peuvent empêcher
l'inexorable déchéance du maître.
Rongé par le remords et pris d'un doute
fondamental sur sa propre existence (pour Calmet, comme pour le
pasteur Friedrich, exister est une faute), le personnage central
de L'Ogre va se trancher la gorge, réitérant
par là un geste familier de son docteur de père
qui, chaque matin, au moment de la toilette, le menaçait
de son rasoir.
Le maître doute
À l'égal des pasteurs, les maîtres
d'école (ou les régents, comme disent les
Vaudois) occupent une place de choix dans les romans de cette
époque. Ils incarnent à la fois la maîtrise
et le doute. Ils sont porteurs d'une parole qui interroge constamment
sa propre assise et son autorité. En outre, ils représentent
symboliquement une Loi qui les dépasse et à laquelle,
souvent, ils n'arrivent pas à se plier.
C'est le cas de Pierre, le personnage central
du roman de Philippe Barraud (né en 1949), La Fuite,
qui tombe sous le charme d'une de ses élèves. En
même temps qu'il découvre la tendresse d'Aline, ses
gestes vifs et innocents, Pierre est assailli de remords : "
La robe moulante de coton orange qu'elle porte n'est rien,
juste une seconde peau très fine, où il retient
pourtant ses mains de courir. Il se sent encore mal à l'aise
: n'est-il pas, toujours et encore, un maître qui fricote
avec une élève ? "
Comme l'Aline de Ramuz (Barraud convoque ici
l'une des figures mythiques de la littérature romande),
la jeune fille de La Fuite se retrouve bientôt enceinte
des uvres de son maître. Même si cela tourne
moins mal que chez Ramuz (où Aline se suicide), la fin
du roman de Barraud ne laisse aucun espoir. Pris d'un désir
de mortification, Pierre abandonne son poste au lycée,
car il est incapable de jouer plus longtemps au maître.
Il quitte sa femme et ses enfants, loue un studio en ville et
prend un emploi de comptable. Son seul plaisir, dès lors,
sera de contempler les sommets du Jura, " fouetté
par les rafales d'ouest ". Il fuit dans la méditation
et le rappel des souvenirs anciens : " il fermait les
yeux et ouvrait la porte dorées du souvenir Aline,
Rome, la folie des corps affamés dans la chambre d'hôtel,
ce bonheur étrange et brûlant qui naît de l'interdit
transgressé. "
Au bord du vide
Plus récemment, un autre écrivain
suisse romand a fait du maître de gymnase le personnage
central de son roman. Il s'agit de Jacques-Étienne Bovard
et Les Beaux sentiments lauréat, par ailleurs,
du Prix des Auditeurs de la radio et véritable succès
populaire (plus de 4000 exemplaires vendus).
Avec Bovard (né en 1961), lui-même
professeur de gymnase à Lausanne, nous retrouvons le style
néoréaliste cher à Chessex, mais un néoréalisme
mâtiné de lyrisme et de distance ironique (Bovard
s'inscrit dans la lignée de Jacques Mercanton). C'est ce
qui fait, à notre sens, tout l'intérêt d'une
écriture non seulement frottée à la tradition
romanesque du XIXème siècle, mais ouverte, aussi,
sur le présent (les thèmes abordés par Bovard
en témoignent).
Dans Les Beaux sentiments, François
Aubord est comme tétanisé par le suicide d'un de
ses élèves. Il entreprend dès lors une enquête
sur cette mort suspecte, reconstitue la vie de la victime, interroge
les membres de sa famille, ses camarades d'école, les collègues
du gymnase. On retrouve ici le goût de Bovard pour le roman
policier, déjà lisible dans Demi-sang suisse,
son meilleur livre. Mélangeant les genres et les tonalités,
Bovard n'hésite pas à reproduire dans son roman
des (faux) travaux d'élèves, ainsi que le compte-rendu
d'une (vraie) séance du Grand Conseil vaudois où
l'on discute très âprement (et de manière
consternante) des économies de bout de ficelle qu'on va
faire sur le dos de l'école.
Nouveau pasteur laïc, François Aubord
en vient à douter de la justesse de sa parole. Il remet
en question non seulement la légitimité des uvres
qu'il enseigne (Céline, Sartre, Beckett : tous ces écrivains
de la mort), mais encore son statut de maîtrise face
à des adolescents qui connaissent toute sorte de problèmes
auxquels Mort à crédit ou La Nausée
n'apportent aucun espoir de solution.
Amené à prêcher des certitudes
(n'est-ce pas là ce que les élèves attendent
?), Aubord découvre le doute, comme Antoine Roquentin dans
La Nausée. Et ce questionnement est si radical qu'il
débouche sur une complète remise en cause : de son
travail, du fonctionnement de l'école et de sa propre vie.
C'est pourquoi il n'est guère étonnant
que le livre de Bovard s'achève sur une rupture : Aubord
décide de quitter l'enseignement et d'aborder une autre
vie où il pourra, enfin, coïncider avec lui-même.
Cet épilogue se lit dans un double registre : échec
et fuite (dans le registre de la faute), mais également
progrès et indépendance (dans le registre de la
régénération).
Comme on l'a vu pour les Pasteurs, les Maîtres,
à leur tour, incarnent cette conscience malheureuse
qui est sans doute l'un des traits principaux de la littérature
romande (et peut-être comme le prétendait
Max Frisch de la Suisse en général). Les
uns comme les autres, en quête d'une légitimité
nouvelle, n'arrivent plus à faire passer la bonne parole
(pastorale ou magistrale). Le courant est coupé, la communication
trahie.
Et maintenant ?
Ce doute jeté sur la bonne parole, si
caractéristique des romans de Monnier ou de Chessex (mais
aussi de Junod, Vuilleumier, Fontanet ou Monique Laederach, voire
Yves Laplace) marque profondément la production littéraire
romande de ces trente dernières années. Elle coïncide
aussi, sans doute, avec une désacralisation de l'écriture
(et, par conséquent, de la figure de l'écrivain)
qui n'est plus garantie par une Transcendance, ni justifiée
par une détermination sociale (chez Velan ou Junod). Elle
va de pair, enfin, avec la remise en question des dogmes religieux
et des valeurs politiques dominantes.
Mais aujourd'hui la littérature suisse
romande, qui par bien des aspects reste encore imprégnée
des valeurs (morales et esthétiques) du XIXème siècle,
offre un paysage sans doute plus accidenté, mais aussi
plus varié, plus riche et plus intéressant que dans
les années soixante ou septante.
Accidenté parce qu'aucun groupe ou courant
littéraire, aujourd'hui, aucune force dominante (éditoriale,
journalistique) ne régit plus la production de textes.
La " famille littéraire " que l'éditeur
et critique Bertil Galland avait réunie autour de lui dans
les années soixante (Anne-Lise Grobéty, Corinna
Bille, Chappaz, Voisard, Chessex, Monnier pour ne citer
que quelques noms) n'existe plus. Et aucune autre famille, depuis,
ne l'a remplacée. Parallèlement, la critique littéraire
a considérablement perdu de son influence et n'est plus
capable, aujourd'hui, de soutenir ou d'imposer l'uvre d'un(e)
jeune écrivain(e).
Pourtant, dans ce paysage lunaire, beaucoup d'uvres
se construisent, fortes et singulières. Elles jouent avec
les genres, mélangent les tons, défient toute classification
hâtive.
À l'abandon des figures paternelles (le
pasteur, le maître) succède une recherche à
la fois plus modeste et plus fondamentale sur les racines de ce
décalage fécond (pour reprendre la belle
expression de Jean Starobinski) qui caractérise le fait
d'écrire en Suisse romande.
Nulle cohérence, donc, nulle unité
profonde entre des uvres qui s'élaborent aujourd'hui
non par rejet des modèles du passé (en faisant table
rase de la si lourde hérédité protestante),
mais en inventant d'autres formes, en scrutant d'autres territoires,
en essayant d'autres langages (selon la formule de Barthes).
Elles explorent la parole jusqu'aux confins du
silence et du secret (Adrien Pasquali, Daniel Maggetti). Elles
revisitent les grands mythes nationaux, considérés
comme des fictions toujours à questionner (Bernard
Comment). Elles s'attaquent à l'actualité, relue
et réfractée par le prisme d'une conscience post-moderne
(Jean-Louis Kuffer). Elles arpentent le désir de
l'homme comme de la femme par l'exploration du corps amoureux
dans tous ses états (Asa Lanova). Elles poursuivent une
interrogation sur les mystères de la création picturale
ou littéraire (Rose-Marie Pagnard). Elles revisitent notre
héritage culturel à la lumière de l'abandon
des dieux et de la solitude de l'homme (Claude Frochaux). Elles
se risquent dans une expérimentation vertigineuse du langage
et de ses enchantements (Vahé Godel, Olivier Beetschen).
What next ?
À peine délivrée du réalisme,
du néoréalisme, du romantisme, du symbolisme et
du naturalisme (autant d'affreux corsets hérités
du siècle dernier), la littérature romande est prête
à aborder le siècle qui commence avec un désir
intrépide de se frotter aux autres, de résister
aux sirènes aliénantes de l'esthétique, de
la morale et de la politique, de déchiffrer l'espace qui
la transforme et l'époque qui la met en scène.
Vaste programme, me direz-vous.
C'est vrai qu'il y a du travail.
Mais cela ne nous effraie pas.
Bibliographie :
Philippe BARRAUD, La Fuite, roman, Bernard
Campiche, 1994.
Olivier BEETSCHEN :
À la nuit,
récit, Lézardes, 1995 ;
Le Sceau des pierres, poèmes, Empreintes,
1996.
Jacques-Étienne BOVARD :
Demi-sang
suisse, roman, Bernard Campiche, 1995 ;
Les Beaux sentiments, roman, Bernard Campiche, 1999.
Jacques CHESSEX, L'Ogre, roman, Grasset,
1973.
Bernard COMMENT :
L'Ombre de mémoire,
roman, Christian Bourgois, 1990 ;
Même les oiseaux, nouvelles, Christian Bourgois,
1999.
Claude FROCHAUX :
Le Lustre du Grand
Théâtre, roman, Le Seuil, 1966 ;
Heidi ou le défi suisse, essai, La Cité,
1969 ;
L'Homme seul, essai, L'Âge d'Homme, 1996.
Bertil GALLAND, La littérature de Suisse
romande expliquée en un quart d'heure, essai, Zoé,
1986.
Vahé GODEL :
Vous, récit,
La Différence, 1990 ;
Arthur autre, roman, La Différence, 1994
;
Un homme errant, récit, Métropolis,1997.
Jean-Louis KUFFER :
Le Viol de l'Ange,
roman, Bernard Campiche, 1997;
Le Sablier des étoiles, Bernard Campiche,
1999.
Asa LANOVA :
Le Testament d'une mante
religieuse, roman, L'Aire, 1997 ;
Le Blues d'Alexandrie, roman, Bernard Campiche,
1998.
Daniel MAGGETTI, Chambre 112, récit,
L'Aire, 1997.
Jean-Pierre MONNIER :
La Clarté de la nuit, roman,
Plon, 1956 ;
L'Allégement, récit, Bertil
Galland, 1975 ;
Écrire en Suisse romande entre le ciel et la nuit,
essai, Bertil Galland, 1979.
Rose-Marie PAGNARD :
Séduire, dit-elle,roman, L'Aire, 1985 ;
La période Fernandez, roman, L'Aire, 1988.
Adrien PASQUALI :
La matta, roman,
Zoé, 1994 ;
Le pain de silence, récit, Zoé, 1999.
Yves VELAN, Je, roman, Le Seuil, 1959.
Jean VUILLEUMIER, Le Complexe d'Amiel, essai,
L'Âge d'Homme, 1985.
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|
LA
RITOURNELLE DES PRIX LITTÉRAIRES
Scènes
magazine, décembre
2002.
Pour la littérature,
novembre est le mois le plus important de l'année. Quelques
semaines durant, grâce aux prix littéraires, qui
attirent même les caméras de la télévision,
les écrivains (ces travailleurs de l'ombre) occupent le
devant de la scène. Et la littérature redevient
non seulement sujet d'actualité, mais aussi prétexte
à disputes, polémiques, anathèmes plus ou
moins définitifs en un mot : objet de passion.
Et chaque année,
à même époque, les journalistes entament leur
ritournelle : comment diable les jurés Goncourt, Femina,
Médicis et consorts ont-ils fait pour ignorer Olivier Rolin
qui a écrit sans conteste " le meilleur roman de l'année
" ? Pourquoi diantre les jurés Renaudot ont-ils plébiscité
ce gros pavé verbeux, Assam (Albin Michel) de Gérard
de Cortanze, alors que tant d'autres romans lui étaient
supérieurs ? Et Jean-Philippe Toussaint ? Et Christine
Angot ?
Comme chaque année,
tous ceux qui savent bien mieux ce qu'il faut voter que les jurés
eux-mêmes enragent. C'est la rengaine de l'impuissance et
du dépit. Pourtant, sans être dupe des marchandages
et autres arrangements entre jurés à la solde des
grands éditeurs parisiens, il faut bien reconnaître
que l'année 2002 aura été une grande année.
Non tant parce que les prix ont révélé au
grand public un talent inconnu, mais parce qu'ils ont récompensé
une fois n'est pas coutume ! de vrais écrivains.
Lesquels ?
Pascal Quignard tout
d'abord (dont nous parlons dans le feuilleton littéraire).
Écrivain inclassable, secret, solitaire, qui n'obtiendra
sans doute jamais la reconnaissance publique d'une Marguerite
Duras, par exemple (plus de 800000 exemplaires vendus de L'Amant,
prix Goncourt 1984), mais dont chaque livre est un véritable
bonheur de lecture, par sa rigueur et sa douce ironie, son invention,
son érudition savoureuse. Après l'avoir longtemps
cherché, alors qu'il était publié par Gallimard,
Quignard a été enfin récompensé pour
ses Ombres errantes (Grasset), premier volet d'une fresque
qui devrait comporter près de vingt volumes (!). C'est
un choix courageux et honnête.
Chantal Thomas ensuite,
critique et historienne de grand talent, a reçu le Prix
Femina pour Les Adieux à la reine (Le Seuil), son
premier roman. Là aussi il s'agit d'un choix estimable.
Quant à Anne Garetta et Gérard de Cortanze, respectivement
prix Médicis et Renaudot, ils méritent eux aussi
leur récompense.
Les jurés
ayant fait leur travail et très bien ! il
reste au lecteur à faire le sien. Lancez-vous donc à
la poursuite de ces Ombres errantes, perdez-vous dans les
méandres d'Assam, découvrez les nuits folles
d'Anne Garetta et les portraits délicieusement décalés
de Chantal Thomas ! Mais n'oubliez pas les derniers livres de
Corinne Desarzens, Elisabeth Horem, Thomas Bouvier, et Jean-François
Fournier : même s'ils n'ont pas de Prix, ils sont tous remarquables
!
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|
LA
SUISSE VUE DE PARIS
La Nouvelle Revue Française, novembre
2002.
Dans sa dernière livraison, La Nouvelle
Revue Française, dirigée par l'écrivain
Michel Braudeau, nous propose un ensemble à la fois divers
et passionnant de quelques écrivains qui comptent aujourd'hui,
toute frontière abolie. On y trouve donc le triestin Claudio
Magris, l'américain Don deLillo (sans doute, avec Joyce
Carol Oates et Paul Auster, son vieux complice, l'un des écrivains
les plus percutants d'Amérique), mais aussi la belge Caroline
Lamarche et encore le prometteur Emmanuel Moses.
On saluera également le très bel
hommage à Blaise Cendrars, par Jean-Carlo Flückiger
et Olivier Rolin, accompagné d'un texte méconnu
du grand bourlingueur, Café-Express, où l'on
retrouve à la fois la fougue et l'incroyable inventivité
verbale de Cendrars qui, aujourd'hui plus que jamais, fait figure
de précurseur de la littérature en mouvement, sans
norme, sans borne et sans frontière, et qui n'a d'autre
loi que sa propre liberté.
Que dire, en revanche, dans le même numéro,
du dossier " Lettres suisses " préparé
par Bernard Comment, sinon que l'ensemble est à la fois
maigre et paresseux ? On y retrouve toujours les mêmes noms
(Frisch, Dürrenmatt
) et la littérature suisse
de langue française n'y est représentée que
par des auteurs édités à Paris (Benoziglio,
Chessex et
Bernard Comment!). Autrement dit, c'est la littérature
romande vue par le petit bout de la lorgnette ! Les clichés
éternels y sont abordés avec un sérieux désarmant
et les textes choisis brillent presque tous par leur conformisme,
ou pire : leur provincialisme (l'inénarrable Noëlle
Revaz). Dommage que les lecteurs de la NRF n'ait pas à
leur disposition un panorama plus large et plus varié du
paysage littéraire suisse si étriqué
ici !
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LA
PURETÉ DANGEREUSE
,
septembre 2002.
Dans un roman publié
en 1996, Les Innocents, j'imaginais
Genève victime d'un attentat terroriste qui chassait du
meilleur des mondes tout ce que notre belle ville compte d'avocats
médiatiques, de journalistes vedettes et de politiciens
ambitieux. Sous la fable et la farce, j'essayais de sonder les
racines de l'extrémisme religieux : l'obéissance
aveugle à la Loi divine ; un sentiment d'innocence originelle
(seule les autres sont coupables) ; une obsession de la pureté
et du puritanisme ; un rejet c'est-à-dire une peur
de toute forme de modernité ; la nostalgie d'un
état de Nature, etc.
On sait, depuis le
11 septembre 2001, à quelles aberrations tragiques de telles
croyances peuvent mener. Car la réalité rattrape
toujours la fiction (laquelle, pourtant, l'éclaire et l'interroge,
grâce au roman mais qui s'en soucie ?).
Dans un article ahurissant
(" La charia incomprise ", Le Monde du 9
septembre 2002), Monsieur Hani Ramadan nous fait une fois de plus
la leçon à propos de notre indifférence aux
malheurs des populations tchétchènes, palestiniennes
et nigérianes, toutes victimes du grand terrorisme d'Etat.
Ce n'est qu'un avant-goût de sa démonstration (toujours
la même) : il n'y a qu'une Loi, dans le monde, la charia,
qui justifie tous les excès et tous les châtiments,
parce qu'elle est " une injonction divine ".
Poursuivant sur sa lancée, M. Ramadan vante les bienfaits
de la lapidation, " qui constitue une punition, mais aussi
une forme de purification ". D'ailleurs, pourquoi se
plaindre ? Puisqu'après la mort du coupable, " on
prie pour lui " ?
Mais M. Ramadan ne
s'arrête pas en si bon chemin. Qui a créé
le virus du sida? interroge-t-il benoîtement. La réponse
coule de source : Dieu, bien sûr, qui punit ainsi tous ceux
qui ont " un comportement déviant ", car
" la turpitude n'apparaît jamais au sein d'un peuple
(...) sans que ne se propagent parmi eux les épidémies
et les maux qui n'existaient pas chez leurs prédécesseurs
". Les malades du sida et tous ceux qui souffrent
de maladies qui " n'existaient pas chez nos prédécesseurs
" apprécieront
On croirait entendre
M. Le Pen, qui préconisait il y a quelques années
des mouroirs pour les " sidaïques ". Mais
il n'en est rien. M. Ramadan est directeur du Centre islamique
de Genève. Il prêche la Bonne Parole et rêve
d'un Etat soumis entièrement à la Loi religieuse.
En cela, il exprime la nostalgie d'un Dieu qui semble avoir depuis
longtemps déserté la Nature. Il veut remettre la
mosquée au milieu du village, à la place du pouvoir
politique, du pouvoir juridique et de l'école publique
(et laïque).
Il a la nostalgie
d'un Etat qui ne ferait plus qu'un avec l'Eglise. Cette nostalgie
est non seulement dépassée : elle est essentiellement
dangereuse.
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ÉCRIRE
AU SINGULIER
Revue des Belles-Lettres, nos
3-4, 1997.
Quand j'étais
étudiant, il y a un siècle, dans une grande académie
de province, une tradition voulait qu'on n'exprimât jamais
son opinion, ou alors (si l'on ne pouvait faire autrement) de
la manière la plus impersonnelle qui fût : de tous
les mots de la langue française, le pronom je était
le plus étrange, infâme et fascinant, tout à
la fois frivole, superficiel, peu scientifique donc à
proscrire.
À cette époque
(c'était il y a un siècle), la critique littéraire
se prenait pour une science, et pas n'importe laquelle : son champ
était si vaste qu'il n'avait pas de limites, englobait
tous les genres, brassait tous les langages et s'étendait
presque à perte de vue. Son ambition également
illimitée n'était pas loin de l'ambition
des sciences exactes : soit quelque part entre la thématique
et la mathématique.
Aucun critique, c'était
la règle, ne parlait en son nom : " on a
vu que
", disait Genette dans Figures I, "
on rencontre cette image dans l'épisode précédemment
cité
" ; " on s'est donc contenté,
dans les pages qui suivent
" répliquait
Jean-Pierre Richard dans Proust et le monde sensible ;
" on pourrait poursuivre cette exploration
"
écrivait Dällenbach dans Le récit spéculaire
Seul Roland Barthes,
atypique comme toujours, détournait le genre à sa
manière en faisant du critique non un être impersonnel
(à la limite inexistant), mais presque une catégorie
de la fiction. Préface à ses Essais critiques
(1963) : " En rassemblant ici des textes qui ont paru
comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui
qui les a écrits voudrait bien s'expliquer sur le temps
et l'existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il
craint trop que le rétrospectif ne soit qu'une catégorie
de la mauvaise foi (je souligne). "
Cette double réserve,
qui conditionne l'énonciation (" le temps et
l'existence "), RB la mentionne pour aussitôt la congédier,
par impuissance ou par pudeur, mais elle occupera le centre de
sa réflexion sur la critique et sur le texte, qu'il soit
littéraire ou non.
Qu'est-ce que le
temps ?
Ce qu'on ne choisit
pas.
Et l'existence ?
C'est le noyau de
singularité que tissent autour de nous les rencontres et
les voix, les amitiés, les accidents, les amours poursuivies
ou rêvées, les rires et la mort.
Pourtant, à
l'époque dont on parle, c'est-à-dire il y a un siècle,
Barthes est loin d'avoir partie gagnée : à la suite
de Sur Racine (1963), il a dû affronter les foudres
de Raymond Picard, professeur en Sorbonne, et s'est mis sur le
dos une grande partie de l'Université qui trouve son discours
peu rigoureux, et un brin farfelu.
Mais déjà,
dans son texte, une faille s'ouvre, infime d'abord, qui ne va
pas cesser de s'élargir, et par laquelle, moi, lecteur,
je vais enfin pouvoir venir au jour.
Pas un mot
de vrai dans tout ça.
S'il ne choisit
pas son époque (quel truisme !), notre héros a tout
loisir de moduler son existence comme bon lui semble et de parler,
aussi souvent qu'il le désire, en son nom propre (c'est-à-dire
de signer son discours). Là n'est pas la question.
Si Genette, Richard ou Dällenbach usent si souvent du on
impersonnel, c'est qu'ils se plient, tout simplement, aux lois
du genre, lesquelles exigent que le critique s'efface derrière
le texte qu'il étudie parce que sa position est toujours
en retrait, à côté ou dans les marges
du texte dont il maîtrise d'autant mieux le sens qu'il le
surplombe avec hauteur.
Ainsi donc, le
discours impersonnel, loin d'être un vide abyssal ou une
prétention au savoir absolu, est une preuve de modestie
: le texte est déjà là, comme le je
qui l'a écrit, avant que l'il avisé du critique
ne le lise. Et cette préséance, irréductible,
creuse à jamais le gouffre qui sépare l'il
qui lit de la main qui écrit.
Lire suppose
justement cette distance entre le texte écrit et sa lecture,
le roman et la critique, ce qu'on appelle la " création
" et son commentaire. Effacer cette distance ou seulement
la nier mènerait aux pires aberrations : bien vite
on risquerait de confondre les deux textes, les deux voix, l'image
première et son reflet.
D'un tel
accouplement contre-nature naîtrait un être hybride
(et parfaitement monstrueux) qui n'a sa place dans aucune académie,
fût-elle de province.
Le premier texte
que j'ai écrit était une brève étude
d'Hérodias, le troisième des Trois contes
de Flaubert.
Pour autant que je
m'en souvienne (car un siècle a passé depuis), c'était
une suite de citations et de jugements intempestifs qui m'avait
valu du censeur (un jeune poète fou de Rimbaud et de football)
plusieurs remarques acerbes, dont l'une est restée à
jamais gravée dans ma mémoire : alors que j'osais
rapprocher la figure d'Hérodias d'une célèbre
danseuse du ventre que Flaubert avait rencontrée lors de
son voyage en Égypte (en réalité, je ne faisais
que recopier une note de l'édition GF qui citait le Journal
de Maxime du Camp), le doux poète avait noté en
marge : " Comment le savez-vous ? "
Puis, un peu plus
bas, en majuscules rouges : " Y ÉTIEZ-VOUS ? "
À vrai dire,
pour incongrue qu'elle semblât, cette question était
tout à fait légitime : en effet, relisant Hérodias,
j'assistai au grand festin d'Hérode, puis à la fameuse
danse des voiles, au silence terrible qui précède
la décapitation de Iaokanann. Indubitablement, j'étais
là, assis dans l'ombre au milieu des convives, mon carnet
de notes à la main, et fasciné devant la jeune fille
comme Hérode lui-même
Cette remarque (et
quelques autres de la même farine que j'ai dû refouler
avec le temps) me frappa de plein fouet.
Quoi ! On peut donc
lire un texte d'un il neutre, et sans y être
?
Sans participer,
d'une manière ou d'une autre, à ce qu'on est en
train de lire ?
C'est à ce
moment-là, sans doute, que je compris pour la première
fois qu'un abîme existait entre auteur et lecteur, écriture
et lecture, " production littéraire " (terme
qui avait remplacé, à cette époque, le mot
fourre-tout de création, encore tout imprégné
de mysticisme religieux) et discours critique.
Bref, tout séparait,
à nouveau, le je qui écrit du il qui
lit.
Et corollaire
de cette première illumination je compris que l'Université
s'occupait avant tout des lecteurs, et non des écrivains.
Ce qui, pour l'adolescent
plein de morgue que j'étais, et qui rêvait d'être
écrivain, bien sûr, comme tous les autres étudiants
du séminaire, fut une rude épreuve
Oui, ici l'on apprenait
à lire, selon des procédures fort diverses et souvent
passionnantes, non à écrire.
Par conséquent,
il convenait de se faire tout petit, d'en rabattre avec ses prétentions
d'artiste, et d'étouffer à jamais les cris du je
(car je crie toujours) sous les nobles habits du il
(car il est toujours richement habillé).
Quel galimatias
!
Si l'Université
a un mérite, c'est de tordre le cou à toutes ces
prétentions d'adolescent mal dégrossi, de grand
Artiste, de génie méconnu : devant un texte, tous
les lecteurs sont égaux en droits et en devoirs. Pas d'échelle
des valeurs, des savoirs, des talents.
Tout le
monde est logé à la même enseigne.
Et d'ailleurs
nous n'avons plus besoin aujourd'hui de nouveaux " producteurs
de textes ", car la Littérature (avec une majuscule)
est achevée. Depuis longtemps, tout a été
dit, et fort bien dit. Quant au roman, Robbe-Grillet et consorts,
dans les années cinquante, au 7 de la rue Palissy, lui
ont réglé son compte en démontrant une fois
pour toutes sa vanité.
Là
aussi, tout est dit.
Il faut
tourner la page, et c'est tant mieux.
La société
occidentale a moins besoin de nouveaux créateurs que de
lecteurs qui sachent décrypter les textes qui nous trompent,
nous manipulent, nous rendent étrangers à nous-mêmes.
Il est une tâche plus noble, aujourd'hui, que d'écrire
des comptines : savoir déchiffrer les pièges de
l'idéologie, ses ruses, ses séductions, pour mieux
maîtriser la doxa qui aliène.
Écrire
est une chose (qui autrefois avait son prix), mais lire en est
une autre, diablement plus utile, par les temps qui courent, et
difficile aussi, parce que l'hydre aux mille têtes est plus
pressante que jamais, et qu'elle menace à chaque instant
de nous engloutir, si nous n'y prêtons garde.
Voilà comment,
en quatre années d'académie, sans le vouloir vraiment,
mais sans non plus y opposer une résistance bien farouche,
moi, l'apprenti écrivain, je me transformai en lecteur
aguerri, capable de débusquer tous les anacoluthes et les
hypotiposes, les chiasmes et les paronomases, les tmèses
et les symploques, et toujours à l'affût des non-dits,
des silences, des points de suspension, et capable, comme nul
autre, de disséquer le texte dans tous les sens, de le
tordre et de le presser, pour en tirer l'incomparable moelle.
Voilà comment,
en quatre années d'académie, j'éprouvai dans
ma chair, et quotidiennement, cette sentence de Rimbaud : "
Je est un autre ".
Voilà
qu'il se prend pour Rimbaud à présent !
Où
va-t-il s'arrêter ?
Ce que notre
héros ignore, ou plutôt feint d'ignorer (car il est
plus rusé qu'il ne semble au premier abord), c'est qu'avant
de savoir écrire, il faut apprendre à lire !
D'où, bien
sûr, l'importance d'acquérir une méthode rigoureuse
qui ne se base ni sur la " biographie " de l'auteur,
comme autrefois, ni sur l'étude d'un contexte social toujours
ambivalent, ni même sur l'histoire des courants littéraires,
mais sur le texte.
Oui, toujours
le texte, rien que le texte, mais tout le texte.
Ainsi armé
du scalpel de la " genettique ", n'importe quel étudiant
en Lettres pourra déchiffrer la littérature, comprendre
comment le texte s'est constitué, à partir d'un
noyau autonome et signifiant, et surtout en saisir le sens, toujours
caché, grâce à l'analyse acharnée de
ses figures et de ses processus d'énonciation.
Il comprendra
alors, et peut-être définitivement, ce que répétaient
de nombreux critiques, et non des moindres (Butor, Ricardou, même
Barthes parfois) : à savoir que toute lecture, pour
peu qu'elle s'attache à débrouiller les fils perdus
du texte, est d'abord une écriture.
Et donc
que lire, c'est écrire, mais par d'autres moyens.
Au fil des ans, l'écriture
poétique s'est tarie pour faire place à une sacrée
fureur analytique.
C'est ainsi qu'il
y eut, dans le désordre, des essais sur Racine, Chaucer,
Marie de France, Voltaire et Diderot, Claude Simon, Nerval, Flaubert,
etc. Le moindre texte, alors, était prétexte à
écriture, au point que certains professeurs éprouvaient
de la peine à suivre le rythme effréné de
mes productions, et essayaient, sans résultat, de modérer
mes transports critiques. La tâche me paraissait d'autant
plus exaltante qu'elle s'appuyait sur une méthode infaillible
(ou du moins que personne, à l'époque, n'osait remettre
en cause) et qu'elle autorisait un regard neutre, impersonnel
et surplombant (un peu comme le regard de Dieu) qui n'obligeait
jamais à dire je.
J'étais heureux,
c'est vrai, dans la peau du critique, et partout chez moi, quel
que soit le siècle où je me promène, car
mon royaume, à cette époque, n'avait pas de limites.
Écrivant sur
Racine, sur Joyce ou sur Lautréamont, j'avais le sentiment
d'être couvert (peu de risques, en effet, que mes
modestes tentatives provoque des réactions intempestives)
et j'éprouvais l'ivresse des sommets, car lire un
texte, surtout s'il appartient à la catégorie hors
norme des chefs-d'uvre, permet de se sentir l'égal
des plus grands écrivains.
Oui, dorénavant,
ma route était tracée : j'avais une méthode
et un champ d'investigation illimité (la littérature)
qui paraissait réclamer mes lumières. De plus, un
certain don pour les formules obscures (" Évitez l'obscurium
per obscurius " m'avait pourtant conseillé, fort
justement, un bon maître) et une capacité (qui aujourd'hui
m'épouvante) de passer tout ce que je lisais à la
moulinette théorique.
C'était la
folie de ces années-là : croire qu'on possédait
enfin une grille de lecture des textes qui permettait d'éviter
tous les pièges, les chicanes et les chausse-trappes du
monde qui nous entourait.
Après
son couplet sur l'autosatisfaction, voilà qu'il invoque
la folie, à présent, pour justifier les errements
de sa jeunesse !
Curieux
retour de manivelle !
Pourtant,
quelle honte y a-t-il à vouloir comprendre le monde, à
tenter de le maîtriser plutôt que d'en être
le jouet ?
S'il est un phénomène
qui marque les années de formation de notre héros,
c'est bien l'effervescence théorique qui y régnait
: pas un mois, alors, sans un texte fondamental de Barthes, Foucauld,
Genette, Leclaire ou Derrida, qui non seulement remettait en question
l'édifice de nos traditions, mais aussi traçait
des voies nouvelles pour cette science qui allait éclairer
notre avenir.
Jamais encore,
dans l'histoire des hommes, on n'avait vu pareille passion nomenclatrice,
pareil désir de classifier et de comprendre, d'étiqueter,
de débusquer, d'interpréter et jamais, non
plus, on n'avait eu autant qu'à cette époque les
moyens de le faire.
Je me souviens que
pendant toute une année (78-79), je n'ai pas ouvert un
seul livre de littérature, mais que j'ai dévoré
toute la collection du Champ freudien (aux Éditions
du Seuil), ainsi que toute la collection Critique
(chez Minuit) et Poétique (au Seuil, encore).
Je me souviens qu'on
se réunissait par petits groupes qui s'appelaient Études
théoriques ou Confrontations et qu'on parlait
non de littérature (car la littérature, pour nous,
n'avait aucun avenir), mais de transfert, d'introjection,
de différance, d'architexte.
Je me souviens que
nous nous retrouvions chaque soir dans un coin du Landolt autour
de la fameuse table de Lénine.
Je me souviens qu'entre
nous, il y avait un éternel sujet de plaisanterie :
" As-tu lu La
Recherche ?
Non ! Mais
j'ai lu ce qu'on a écrit sur elle. Ça me suffit
"
Je me souviens de
Y.L. (le plus brillant d'entre tous les conspirateurs) qui se
vantait d'avoir été dragué par RB à
Cerisy et jouissait en cela à nos yeux d'un immense prestige.
Je me souviens de
l'" affaire Claustre ", cette ethnologue française
emprisonnée deux ans au nord du Tchad, et des débats
qui s'ensuivirent dans notre groupe pour savoir dans quelle mesure
son nom (en tant que signifiant) avait déterminé
son enlèvement par les milices d'Issan Habré.
Je me souviens du
dernier film de Buñuel, Cet obscur objet du Désir,
dans lequel un même personnage féminin est joué
par deux actrices différentes (dont la sublime Carole Bouquet).
Je me souviens qu'il
y avait trois femmes dans notre groupe, et qu'elles ne prenaient
jamais la parole.
Je me souviens de
la Bande à Baader qui avait mis toutes les polices d'Allemagne
sur les dents en enlevant le patron des patrons, Hans Martin Schleyer.
Je me souviens de
M., ses cheveux blonds et ses yeux gris, et des longues promenades
que nous faisions pendant que les autres discutaient du clivage
du sujet.
Je me souviens du
baron Empain auquel ses ravisseurs avaient tranché la première
phalange de l'auriculaire gauche (au couteau) pour l'envoyer à
sa famille.
Je me souviens d'un
séminaire sur Raymond Roussel que nous avions investi en
nombre et que nous avions quitté avec fracas au milieu
de la quatrième séance, après qu'un professeur
eut interdit à l'un des nôtres de prendre la parole.
Je me souviens qu'un
bruit se répandit alors dans toute la Faculté selon
lequel un groupe d'affreux conspirateurs, manipulé sans
doute par les bolcheviques, voulait mettre à mal l'institution.
Je me souviens qu'au
printemps je cessai complètement d'assister aux séances
du groupe, fatigué par nos vaines disputes et impatient,
aussi, d'aller rejoindre M. (ou C., je ne sais plus) dans le parc
des Bastions.
Je me souviens de
la mort d'Aldo Moro, assassiné par les Brigades Rouges,
et dont on avait retrouvé le corps dans le coffre d'une
voiture.
Je me souviens de
l'étrange mort d'Andreas Baader et de Gudrun Ensslin que
toute la presse impérialiste avait présenté
comme un " suicide collectif ".
Je me souviens qu'on
avait tout à fait cessé nos réunions quand
avait commencé en Argentine la Coupe du monde de football.
Ma parole,
le voilà qui se prend pour Perec à présent
!
On ne dira
jamais assez l'effet néfaste que certaines lectures peuvent
avoir sur des esprits influençables !
Ce qu'on peut
retenir, aujourd'hui, de ces années-là années
de fièvre théorique et d'effervescence politique
c'est que la littérature était parvenue à
sa fin : on avait fait le tour de tout, du roman comme
de la poésie, de la philosophie comme du théâtre,
de la peinture comme du cinéma.
Que restait-il
par conséquent à dire si tout, déjà,
avait été écrit ?
Eh bien, pour
boucler le chapitre, il restait à conclure l'état
des lieux de ce domaine balisé par d'audacieux (et géniaux)
géomètres : si l'art en général, et
la littérature en particulier, était bel et bien
arrivé au terme de son histoire, ayant épuisé
la somme nécessairement finie de ses possibilités,
la seule place qui restait aux lecteurs de cette fin de siècle,
c'était celle de critique de cette mort annoncée.
Si la poésie
était morte, comme le roman, le cinéma ou la peinture
(ce dont personne, à l'époque, ne doutait), si l'art
ressemblait à un immense champ de bataille jonché
de ruines et de cadavres sur lesquels personne n'avait plus aucune
influence, le devoir du critique était d'en rendre compte,
depuis les marges de l'histoire, d'un il avisé et
sans complaisance.
Exclu de l'Histoire
qui venait de se clore sous ses yeux, notre héros se devait
de rogner les ailes à l'ambition démesurée
qui l'animait et de vouer toutes ses forces, désormais,
à la seule tâche qui semblât digne d'intérêt
: celle de déchiffrer interminablement le monde qui l'entourait
(puisque le monde était un texte) pour en traquer
les pièges, gloser sans fin sur la mort du roman, le tarissement
de la source poétique, l'inanité de la peinture
ou encore l'indigence du cinéma.
Pourtant, bien qu'elle
parût solide et sans danger, ma position était critique
: fidèlement, comme tous ceux qui m'avaient devancé,
je reproduisais les grilles de déchiffrage que j'avais
apprises au cours de mes années académiques et cela,
je dois le dire, fonctionnait à merveille.
Cela fonctionnait
même si bien, d'ailleurs, que j'en vins à concevoir
des doutes : est-ce que vraiment les textes que je passais au
crible de ma lecture m'attendaient depuis toujours, et n'attendaient
que moi, lecteur rompu aux nouvelles méthodes de harcèlement
textuel, pour révéler leur sens intime, leur message
chiffré ou leur " substantifique moelle " ?
Ce que j'effectuais
chaque jour dans l'effort et la satisfaction du devoir accompli
n'était-il pas, en fin de compte, banal et d'une parfaite
impersonnalité ?
Peu à peu,
le doute apparu dans les nuits d'insomnie se transforma en certitude,
et je compris les limites de cet il extérieur que
je braquai sur les textes des autres.
Triple limite en
vérité : en bon commentateur, d'abord, soucieux
de respecter à la lettre le texte à lire, j'en arrêtai
le sens, une fois pour toutes, en le pliant aux grilles de mon
savant décryptage alors que par définition
le sens d'un texte est libre, et à jamais indécidable.
Ensuite, j'eus le
soupçon que la littérature n'était pas aussi
moribonde que d'aucuns se plaisaient à le dire. Bien sûr
il y avait eu Joyce, Proust et Kafka, les glorieux précurseurs,
puis Beckett et tous les romanciers de l'ère glaciaire,
enfin Blanchot était venu pour clouer le cercueil
Pourtant, malgré cette mort mille fois annoncée,
le cadavre était toujours vivant, et bien vivant, semblait-il,
puisque des milliers d'écrivains continuaient à
écrire, envers et contre tout
Enfin, il me parut
que l'écriture romanesque (la seule qui me passionnât)
trouvait son prolongement non dans le commentaire critique qui
essayait de l'expliquer, mais dans une autre écriture romanesque,
encore à inventer (car chaque époque doit inventer
sa propre musique, et ses propres instruments), qui devait à
son tour en transmettre l'élan.
Inventer une autre
écriture : décidément, ce n'est jamais
la modestie qui étouffe notre héros !
Au lieu d'être
un lecteur aussi rusé que perspicace, mais constamment
modeste, tout de même, et conscient de sa place de lecteur,
le voici qui veut devenir écrivain
La vérité,
une fois encore, est tout autre.
À chaque
époque correspond une science, une technique ou une forme
d'art qui occupe par rapport aux autres une position avancée.
À l'époque dont nous parlons (au début des
années soixante-dix, il y a un siècle), cette science
nouvelle, qui est aussi une technique et une forme d'art (cf.
Barthes), c'est la lecture, précisément
non l'écriture.
N'oublions pas
qu'à cette époque, l'homme a gravi tous les sommets
terrestres, exploré les tréfonds marins, envoyé
des spoutniks dans l'espace et fait les premiers bonds
de cabri indiscipliné sur la lune ! Le monde entier est
sous contrôle. L'homme maîtrise tout. Et la
littérature, évidemment, n'échappe pas à
cette hégémonie. Voilà pourquoi l'époque
est propice aux lecteurs, que les académies produisent
à foison, aux grands développements théoriques
(car la pratique littéraire, une fois pour toutes, semble
bouclée), à l'essor inouï des sciences humaines.
Le grand
fantasme de l'époque, c'est un fantasme de maîtrise.
Et c'est
dans la lecture, comme " pratique théorique ",
que ce fantasme trouve à se matérialiser.
Tout cela fonctionnait
à merveille, sans accroc et presque sans dérapage,
les lectures s'enchaînant aux lectures, mécaniquement,
dans un ordre impeccable, chacune apportant à la science
nouvelle sa contribution modeste mais indispensable.
Et j'aurais pu, comme
tant d'autres, me fondre alors dans la cohorte impressionnante
de ces lecteurs omnipotents, lire, interpréter, traduire
dans la langue nouvelle les grands textes français. Mais,
comme je l'ai dit, la certitude n'est pas mon fort, et je me mis
à douter.
Écrire ne
serait-il que ça ?
Mettre au jour des
hantises, des réticences, des complexes cachés ?
Dégager des structures souterraines ? Interpréter
(c'est-à-dire remplir) les silences d'une uvre
?
Comme à chaque
fois que je doutais, je décidai d'y aller voir moi-même.
Mais cela ne se fit
pas en un jour.
Bien au contraire,
ce fut un travail de longue haleine.
Constamment partagé
entre lecture et écriture, j'essayai, dans un premier temps,
de conjuguer les deux activités parallèlement, et
si possible de manière équitable. De cet effort,
plusieurs livres surgirent, qui sont à la fois le symptôme
d'une époque et le souci, pour moi, de jouer sur les deux
tableaux : celui de la fiction et celui de la théorie.
Pour bien marquer
ce double pli (cette double origine) de l'écriture,
je publiai en 1981 deux livres en même temps.
D'une part, un essai
sur Lautréamont, Le Texte du vampire, qui prônait
une lecture " polyphonique " (rien que ça !)
des Chants de Maldoror, intégrant plusieurs voix
dans le déchiffrement du texte, voix dont certaines dérapaient
carrément du côté de la fiction. D'autre part,
un récit, La Toilette des images, qui essayait de
réfléchir sur la photographie en général,
et en particulier sur l'image d'une actrice célèbre
(D.S.) prise en Égypte par un photographe amateur.
Où l'on
constate, une fois de plus, que personne n'échappe à
son époque ! Et que Lacan, à sa manière,
avait bien raison de prétendre que les non-dupes errent
Combien,
alors, de ces pauvres " fictions théoriques "
qui, faute d'avoir su clairement choisir leur camp, avaient le
cul entre deux chaises ! N'étant bien sûr jamais
des théories à part entières, ni des fictions
bien convaincantes
S'il était
demeuré sur le chemin du commentaire de texte, notre
héros aurait trouvé sa voie (voix) et n'aurait pas
connu le doute, ni l'insatisfaction des devoirs à moitié
accomplis.
Mais il
a la tête dure, que voulez-vous, il est têtu comme
un vieux paysan vaudois, alors qu'il aille au diable !
Comme un enfant,
j'étais content et fier de mes deux premiers livres, qui
recueillirent le type d'écho que suscite, dans nos contrées
polies, les textes que personne ne comprend.
Pourtant, ce modeste
succès d'estime ne me satisfit pas.
Non pas que j'attendisse
des gerbes de louanges de la presse ébahie (je m'attendais
à être un génie méconnu), mais parce
qu'à leur manière, constamment double et "
compliquée ", mes livres n'étaient pas achevés
: ni en littérature, ni en photographie, je n'étais
allé au bout de l'ouvrage, je n'avais consenti à
perdre mon chemin pour espérer, peut-être,
en inventer un autre qui n'appartînt qu'à moi
Il fallait donc recommencer,
tout, depuis les premiers mots, comme cet étranger qui,
selon Jabès, " est constamment au commencement
de son histoire ".
Plût
au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément
féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorirenter,
son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages
désolés de ces pages sombres et pleines de poison
; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique
rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à
sa défiance, les émanations mortelles de ce livre
imbiberont son âme comme l'eau le sucre.
Infatigablement,
je me remis au travail et publiai l'année suivante un récit
qui, cette fois, était presque un roman.
Certes, il n'était
pas tout à fait pur, il ne s'avouait pas comme fiction,
mais il se présentait comme un récit écrit
autour de six dessins du peintre genevois René Feurer.
Et par son titre, La Chambre noire, il évoquait
des connivences (à vrai dire assez troubles) avec la photographie.
Ce texte marque une
date importante, car il me donne l'accès, pour la première
fois, à des zones qui m'étaient jusqu'alors interdites
et, même s'il s'entoure encore de plusieurs garde-fou (les
dessins, la photographie, l'influence de Blanchot), il m'ouvre
la porte de bien des fictions à venir.
Cette intime chambre
noire, si patiemment décrite et autour de laquelle
je tourne, un crayon à la main, sans oser y entrer, c'est
celle de l'écriture. Aujourd'hui seulement je m'en rends
compte. Mais tout est là, déjà, lisible pour
un autre il que le mien.
Oui, je cherche une
faille dans la muraille, une fenêtre brisée, un soupirail
ou un judas, mais mon désir tout entier (si je peux le
connaître) est d'entrer dans cette chambre, qui est encore
barricadée, ou seulement scellée.
Pour combien de temps
encore ?
Abrégeons,
de grâce, cette pauvre confession qui hésite sans
cesse entre le panégyrique (de mauvaise foi) et la palinodie
!
S'il avait
consenti, une fois pour toutes, à choisir la bonne voie
(la voie royale du commentaire de texte), notre héros n'aurait
pas à souffrir de tels tourments (et, accessoirement, à
nous les faire endurer). Il ne se poserait pas tant de questions
inutiles. Il irait de l'avant, droit au but et d'un pas assuré,
muni de son Genette, vers les contrées lumineuses du Savoir.
Humblement, il apporterait, jour après jour, sa propre
pierre à l'édifice de notre moralisation future.
Au lieu
de quoi, convaincu d'on ne sait quel talent, il louvoie, il balance,
il titube constamment entre mensonge (fiction) et vérité
(critique).
Bel exemple
d'indécision coupable !
Sans toutefois m'ouvrir
ses portes, La Chambre noire m'avait guidé vers
cette zone de silence (l'écriture) qui m'appelait depuis
longtemps, mais que je n'avais pas encore les moyens, la force
ou le désir d'affronter réellement. Pour moi (je
m'en aperçois aujourd'hui) c'est un lieu de parole
que j'essaie de cerner, mais qui m'échappe encore.
Dans l'année
qui suivit, j'entrepris, pour la première fois, de dissocier
les deux voix que je voulais nouer ensemble.
Ce qui donna naissance
à deux livres tout à fait différents, de
genre comme d'ambition et de style.
À l'origine
de La Chambre noire, comme je l'ai dit, il y avait les
six dessins de René Feurer. Écrire un bref récit
autour de ces dessins n'avait pas suffi loin de là
à en élucider l'énigme. J'avais envie
d'aller plus loin. D'autant que Feurer, d'abord, se voulait peintre,
et qu'il plaçait dans sa peinture la pointe la plus avancée
de sa recherche.
Pour comprendre sa
peinture, j'entrepris donc de remonter aux sources de l'abstraction
(Kandinsky, Malevitch), puis de redescendre le temps jusqu'à
nous, en suivant les jalons que Feurer m'avait indiqués
(Klee, Rothko, Barnett Newman, Pincemin). Le fil rouge de cette
étude, c'était la couleur dont j'analysai
l'importance et les présupposés symboliques chez
un grand nombre de peintres contemporains.
Le résultat
de ce travail, René Feurer : l'empire de la couleur,
parut à l'occasion d'une grande exposition que le peintre
fit au Centre d'Art Contemporain, à Genève, en mai
1984.
D'autre part, je
travaillai sur le journal intime, lisant à peu près
tout ce qui s'était écrit sur la question (dont
l'inhumain Journal d'Amiel) et désirant montrer
combien cette écriture de la " sincérité
", de l'" authenticité " ou de l'"
intimité inaltérable " était déjà
travaillée, en profondeur, par la fiction.
Qu'il n'y a rien
de moins vrai, en d'autres termes, de moins fiable aussi
qu'une confession écrite.
Pour concilier (une
fois encore) théorie et pratique, j'entrepris de tenir
durant toute une année la chronique régulière
de mes faits et gestes et cela moins pour garder témoignage
de ce qui n'existe plus (fonction habituelle du journal intime)
que pour alimenter le désir de fiction qui nous habite
tous, dès lors que nous sommes sujets à (de) la
parole.
Expérience
passionnante, bien sûr, autant que peu originale (car il
existe une tradition du roman intime comme il existe une
tradition du roman épistolaire) qui m'ouvrit cependant
bien des portes, comme celle du traitement du temps, de l'actualité,
de l'" écriture courante " (au sens que Marguerite
Duras donne à ce mot).
Le résultat
de cette expérience s'appela L'Homme de cendre,
un faux journal intime qui se voulait un vrai roman dont la durée
(du 18 mars ou 18 décembre, soit 9 mois exactement) mimait
la renaissance d'un homme miné par un chagrin d'amour.
Par sa structure, il se voulait original, car il commençait
par la fin d'un amour (dont il portait le deuil plusieurs mois
durant) et s'achevait par une rencontre qui devait être
le commencement d'une autre vie.
Plus notre
héros écrit, plus il s'enfonce dans la complication.
Plus il se pique
de vanité (écrire un livre original, excusez
du peu) et plus il tourne en rond !
On voit que cette
complication d'esprit (faire toujours deux choses à la
fois) ne l'a jamais quitté, quoi qu'il en dise, et qu'il
est condamné à écrire des faux romans
(ou des romans qui sonnent faux) et des propositions critiques
qui paraissent de plus en plus fictives.
En cela,
notre héros est vraiment symbolique de son temps : indécis,
flasque, superficiel, romancier trop mental et intello sans imagination
Imagine-t-on
Malraux, Camus ou Bernanos prisonniers de telles prétentions
formelles ?
D'une somme
égale d'importance nulle.
Que reste-t-il de
L'Homme de cendre ?
Beaucoup de vent,
bien sûr, mais aussi quelques graines, indiscernables sur
l'instant, comme toujours, parce qu'invisibles au regard de l'"
auteur ".
Quand un livre est
fini, on le livre au public, c'est-à-dire qu'on le brûle,
c'est la coutume, pour s'en débarrasser, parce qu'on étouffe
sous les mots depuis bien trop longtemps !
On le brûle
et parfois, quand le feu est éteint, les cendres vous rattrapent,
oui, certaines se dispersent et d'autres s'inscrivent en vous,
à votre corps défendant, elles vous brûlent
sans mot dire : c'est le début d'un autre livre.
Je croyais L'Homme
de cendre enterré, avec, comme toujours, pour moi,
un sentiment confus de soulagement et d'insatisfaction.
Eh bien non !
Même dispersé
dans l'air, Simon continuait à parler, à respirer,
à vouloir faire entendre sa voix
Cette question des
origines était beaucoup trop vaste, trop profonde, trop
complexe, pour qu'on la règle en un seul livre.
Il fallait donc remettre
l'ouvrage sur le métier.
Reconnaissons
au moins une qualité à notre héros : il sait
se remettre en question !
Les livres
s'accumulent (il en a déjà publié cinq),
mais il n'est pas plus satisfait de lui qu'à son premier
essai, comme si l'essentiel, pour lui, restait toujours à
écrire.
Trois ans plus tard,
je publiai mon plus gros livre, La Mémoire engloutie,
le plus touffu et le plus ambitieux de tous ceux que j'avais
publiés jusqu'alors.
Plus question, ici,
de retracer la vie d'un homme neuf mois durant, minutieusement
et presque intimement, comme dans L'Homme de cendre. Non
: il s'agissait de suivre tout un parcours, de la naissance à
la mort, en remontant même avant la naissance du
héros (puisque le roman commençait dans le ventre
de sa mère, un soir d'orage et de vendanges, sur la Côte
vaudoise).
Le fil rouge (car
il en fallait un, d'autant que le roman n'était pas linéaire),
c'était celui des premières fois, entendues
comme premières expériences (le premier pas, la
première cigarette, etc.), mais aussi, au sens freudien
du terme, comme Urszene, c'est-à-dire scène
originelle de douleur ou de plaisir qui sert de
modèle au sujet pour le reste de sa vie.
Comme on le voit,
cette première fois est déjà double
!
C'est à la
fois une scène figée dans la mémoire (une
image ou un souvenir) et un principe actif qui modulera toutes
nos expériences à venir.
À la fois
une empreinte et un moule.
À la fois,
à la fois !
Quand donc
apprendra-t-il à parler normalement et simplement, comme
les autres habitants de la planète ?
Pour notre héros
comme pour tous les personnages de Sempé
on dirait que rien n'est simple !
Ce qui se
conçoit clairement ne s'énonce-t-il pas simplement
?
Le héros de
La Mémoire engloutie portait le même prénom
que celui de L'Homme de cendre : Simon.
Pour la première
fois, il était même doté d'un nom propre
(Morteau), ce qui, pour moi qui n'arrivais jamais à nommer
les personnages que j'inventais, était une vraie révolution.
La preuve aussi, peut-être, que j'entrais de plain-pied,
pour la première fois, dans le domaine de la fiction pure.
Quand il m'arrive
d'y repenser, près d'un siècle plus tard, je crois
que La Mémoire engloutie a été mon
premier roman, le premier texte que j'aie écrit réellement
au singulier, sans volonté démonstrative,
ni béquille théorique (hormis la vulgate freudienne),
le premier texte, aussi, où j'aie tenté d'écouter
jusqu'au bout une voix singulière, de me laisser guider
par elle, surprendre et dérouter, plus souvent qu'à
mon tour.
Voix singulière
et singulièrement nombreuse, car dès qu'on lâche
la bride à l'imagination (c'est-à-dire à
la langue), les voix et les visages se multiplient, les personnages
abondent, on ne sait plus où donner de la plume.
D'où l'impression
de foisonnement que donne le livre, de discontinuité et
de désordre apparent, et qui a dérouté plus
d'un critique : " où l'auteur veut-il en venir ? ",
" que cherche-t-il vraiment à raconter ? ", etc.
Quoi de
plus suisse (au sens zieglerien du terme) que ce goût de
l'autoflagellation ?
Et ce dénigrement
de la critique !
Si personne
ne comprend notre auteur, c'est bien sûr de la faute des
autres, les lecteurs ignorants, les critiques paresseux, les universitaires
reclus dans leur tour d'ivoire : vieille ritournelle en vérité
!
Et notre auteur,
ici, fait semblant d'oublier Kundera : " Quant aux critiques
en général, il n'y a rien de pire, croyez-moi, que
de se heurter à leur silence ! "
Publié en
septembre 90, La Mémoire engloutie, roman de toutes
les naissances, a coïncidé, à quelques semaines
près, avec la naissance de ma fille Sarah mais c'est
sans doute une autre histoire.
Deux ans plus tard,
je devenais aveugle.
Enfermé dans
une vraie chambre noire, mon baladeur sur les oreilles,
je rêvais d'un roman qui devait me sauver ou du moins
me guider, pas à pas, vers la lumière du jour qui
m'était refusée.
C'est là que
j'entrepris Le Voyage en hiver, récit d'un jeune
homme qui, en même temps qu'il découvre la vérité
de sa naissance, invente sa propre liberté. Roman de facture
classique, marqué par le silence de cette chambre noire
que j'avais si longtemps appelée de mes vux et par
la musique de Schubert (la Winterreise surtout) qui m'avait
tenu compagnie dans l'ombre de ma cellule.
Roman qui, à
nouveau, osait dire je.
Je, tu,
elle ou il
La tête
nous tourne, à la fin, avec tous ces pronoms fictifs !
Il faudrait tout
de même savoir qui parle, saperlipopette
!
Le lecteur
ou l'auteur, les personnages ou les critiques des livres ? Lalangue
? L'écriture ?
L'idéologie
?
Et si, justement,
la littérature commençait à partir du moment
où celui qui écrit ne sait plus à qui
il écrit (pas d'adresse arrêtée), ni au
nom de qui il écrit ?
Encore un
sophisme !
Celui qui parle,
comme celui qui écrit, est obligé de signer
ce qu'il dit : c'est la condition même de sa parole, ici
et maintenant.
Cela fonctionne pour
la parole, peut-être, mais pas pour l'écriture !
Pour écrire
vraiment (vous le sauriez si vous aviez véritablement lu
ce texte), il faut apprendre à perdre.
Ses théories,
d'abord, ses certitudes et ses idées " profondes ",
ses intuitions " géniales " et même
ses mots.
Voilà
le démon théorique qui reprend notre héros
!
C'est sans
espoir.
Personne
ne peut plus rien pour lui
Et cette
manie d'avoir toujours le dernier mot !
Le dernier mot ?
Évidemment
je vous le laisse.
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|
FAUT-IL
BRÛLER VOLTAIRE ?
Une
curieuse polémique enflamme actuellement la petite Rome
protestante. Au centre du débat, une pièce de Voltaire,
" Le fanatisme ou Mahomet le prophète ", qui
devait être représentée l'année prochaine,
lors du tricentenaire de la naissance de l'auteur de " Candide
", et dont le projet vient d'être torpillé conjointement
par la ville de Ferney et par la ville de Genève, craignant
toutes deux les remous que la pièce pourrait provoquer.
Petit
rappel des faits : l'année 1994 sera pour la région
genevoise une année importante puisqu'on s'apprête
à fêter dignement le trencentième anniversaire
de la naissance de François-Marie Arouet, dit Monsieur
de Voltaire. Pour l'occasion, diverses manifestations sont prévues,
dont cinq expositions, un parecours des lieux d'habitation de
Voltaire, un oiuvrage intitulé " Genève-Ferney
: Voltaire chez lui ", un atlas de Versoix, un colloque universitaire,
plusieurs spectacles et autres concours scolaires. En outre, l'Institut
et Musée Voltaire, dont la réfection vient d'être
achevée, sera inauguré en grandes pompes et présentera,
à l'éaide de documents originaux, " Les grandes
étapes de la vie et de l'uvre de Voltaire ".
Pour , à l'compléter le tout, le Conservatoire de
musique de Genève proposera plusieurs concerts, dont deux
" opéras de poche " de Rameau sur des livrets
de Voltaire. Enfin, côté théâtre, le
metteur en scène Hervé Loichemol reprendra deux
de ses spectacles : " Zaïre " et " Feu Voltaire
" d'Yves Laplace.
Jusqu'ici,
rien à noter d'extraordinaire. Malgré le luxe de
manifestations, l'année Voltaire promet d'être, à
Genève, aussi banale et ennuyeuse que cent autres commémorations
obligées. Là où l'affaire se complique, et
devient intéressante, c'est
passionn
que, parallèlement à ces festivités officielles,
le metteur en scène Hervé Loichemol a déposé
au printemps 93 un projet pour monter une pièce peu connue
(et donc peu jouée) de Voltaire, " Le fanatisme ou
Mahomet le prophète ". Ecrite en 1742, cette tragédie
en vers dénonce tous les fanatismes sous les traits d'un
Mahomet cruel et poussant au parricide un jeune chrétien.rseun
projet pour monter une pièceCe, peu connue et rarement
jouée, Lors de sa création, en 1742, elle provoqua
déjà un scandale. Et Voltaire fut " invit retirer
sa pièce, malgré l'orientation antijanséniste
de celle-ci.
Or
donc, sitôt déposé au Département de
la Culture genevois, ce dossier dormit longtemps au fond d'un
tiroir. Ne recevant aucune réponse, Hervé Loichemol
s'inquiéta de ce silence. Les semaines passèrent,
puis les mois. Sans résultat. Il se tourna alors vers la
ville de Ferney (où Voltaire s'est installé, dès
1759, et qui lui doit, rappelons-le, l'essentiel de sa notoriété).
Laquelle, après un très long délais, l'informa
de son refus !
Explications
du Maire : tant par son titre que par son contenu, la pièce
de Voltaire pourrait froisser les milieux islamiques, importants
dans la région, en donnant du musulman une image à
la fois fausse et stéréotypée. s affaires
culturelles de la ville de Genève. la piècetrès
t donner
Emboîtant
aussitôt le pas du Maire de Ferney, le Maire de Genève
(et responsable culturel) bet craignant lui aussi les ractions
qu'un tel spectaclke pourrait provoquer, décida de couper
tout subside au projet d'Hervé Loichemol, rendant ainsi
sa réalisation presque impossible. éactions qu'un
tel spectacl
Malgré
les vives protestations de celui-ci, la position des autorités
genevoises ne bougera plus : la commémoration de la naissance
de Voltaire se fera sans la création de sa tragédie
sur le fanatisme.
On
pourrait rire, bien sûr, des tergiversations officielles,
et de la pleutrerie des Maires respectifs de Ferney et de Genève.
Cela ferait sans doute un excellent sujet de comédierestera
inflexible et l'on n'aurait aucune peine à montrer qu'à
trois cents ans de distance, le théâtre provoque
toujours les mêmes peurs, et les mêmes censures. A
cet égard, on s'amusera à rappeler que Voltaire,
fraîchement installé dans sa villa genevoises des
Délices, en 1755, assistera quelques mois plus tard à
l'interdiction officielle du théâtre à Genève,
coupable d'exciter les instincts les plus bas, et surtout de mélanger
à plaisir vérité et mensonge, au point de
les rendre indistincts. On citera aussi l'exemple de Rousseau,
dont " L'Emile " et " Le Contrat social "
furent brûlés sur la place publique de cette même
villenstallé dans sa villa genevoisea lors de leur parution.
Comme
on le voit, les précédents sont nombreux. Et Genève
a toujours eu mal au théâtre.
L'affaire
serait seulement comique, et ridicule, si elle ne recelait, en
outre, deux aspects à la fois graves et inquiétants.
profondeurégalement Le premier concerne la liberté
de l'Etat : à Genève, l'" affaire Mahomet "
aura montré qui prenait en vérité les décisions
artistiques. Non pas les autorités chargées de la
culture elles-mêmes, mais un groupe de pression, religieuses
en l'occurence. En effet, c'est bien par peur de toute réaction,
violente ou non, de la communauté musulmane que le 'une
rde la part les Maires des deux villes ont décidé
de couper toute aide à la création de la pièce.
dans la réalité crainte,saborder de VoltaireEn cédant
à la peur et à la menace, ils ont montré
quel cas ils faisaient de la liberté artistique, et d'abord
de leur liberté propre. Ici purement symbolique.
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CASANOVA
FOR EVER
Il
y a deux siècles, exactement, mourait Casanova. C'était
à Dux, obscure bourgade de la Bohême, où il
exerçait sans plaisir, depuis treize ans, la modeste fonction
de bibliothécaire. Son ennui était si profond, dans
le château de la famille Waldstein, et il était si
loin du monde et des femmes qu'il avait aimées, qu'il entreprit
la rédaction de ses Mémoires.
Cette
Histoire est elle-même un roman : entreprise en 1789,
alors que la France connaît sa première révolution,
et que Casanova (qui a 64 ans) est victime d'un accès d'épuisement,
elle fut rédigée en français, qui est la
langue par excellence de l'Europe des Lumières. À
la mort de Casa, son neveu Angiolini retourne à Dresde
en emportant dans ses bagages le volumineux manuscrit.
Mais ce n'est qu'en 1821 que L'Histoire de ma vie paraîtra
pour la première fois, traduite en allemand, en
version abrégée et épurée de tous
les passages scabreux. Succès immédiait, bien sûr,
et internationale. Au point qu'une édition française
paraît en 1826, due aux soins d'un professeur d'académie
militaire de Dresde, Jean Laforgue.
Cette
édition, appelée édition originale,
est en réalité deux fois fautive : d'abord parce
que Laforgue, au lieu de se fonder sur le manuscrit de Casanova,
se contente de traduire en français la version allemande
! Ensuite, parce qu'il retouche considérablement le texte,
en modifiant non seulement le style somptueux de Casanova, mais
en éliminant, une fois de plus, tout ce qui pourrait choquer
le lecteur bourgeois du XIXème siècle
Il
faudra attendre février 1960 (soit cent-soixante deux ans
après la mort de Casanova) pour lire enfin le texte authentique
de ses Mémoires, publiées intégralement en
français, et reprise en 1993 dans l'excellente collection
" Bouquins " chez Robert Laffont.
C'est
dire si Giacomo (ou Jacques ou Jakob, selon les pays et les langues)
Casanova est un écrivain d'aujourd'hui !
*
De
Casanova, on croyait tout savoir : l'homme aux mille et une conquêtes,
le libertin superficiel, le galant enchaîné au plaisir
et aux femmes, chaque nuit différentes, bien sûr,
de tous les âges et de toutes les origines. D'où,
chez la plupart de ses lecteurs, un mélange d'admiration
et de ressentiment, une jalousie pincée. Un sentiment d'envie
aussi, dans une époque aussi prude que la nôtre,
face aux libertés incroyables du XVIIIème siècle
(pas de procureur Starr, alors, ni de Monica Lewinsky).
Casanova,
il faut d'abord le lire.
On
s'aperçoit alors que son Histoire est un des plus
grands livres jamais écrits dans notre langue. Par son
ampleur, bien sûr, près de quatre mille pages d'aventures
haletantes, de plaisirs conjugués, d'évasions impossibles.
Par sa profondeur ensuite, qui fait de L'Histoire de ma vie
un tableau inégalé de l'époque des Lumières
: les intrigues de la Cour, les grands esprits européens
(et Casa les a tous rencontrés : Rousseau en France, Voltaire
à Ferney, Frédéric II en Prusse, la grande
Catherine de Russie), cette quête irrésistible de
liberté qui culminera en 1789 et le pouvoir toujours secret,
mais éclairant, des femmes.
Les
femmes, venons-y.
Sur
ce chapitre, L'Hisoire de ma vie est un document extraordinaire
: religieuses, épouses infidèles, filles à
vendre, courtisanes, vieilles femmes folles, femmes du peuple,
marquises, bourgeoises, comtesses, pucelles ou mères de
famille : c'est en effet le catalogue du Don Giovanni de
Mozart, mais agravé par le regard d'un sociologue aigu.
Jamais de généralités ou de spéculation
oiseuse sur l'éternel féminin, mais que des
cas concrets. Un fleuve de détails plus instructifs que
tous les ouvrages féministes.
Par
exemple la duchesse de Valladarias : " Elle s'emparait de
l'homme qui lui excitait l'instinct, et il devait la satisfaire.
Cela lui était arrivé plusieurs fois dans des assemblées
publiques, d'où les assistants avaient dû se sauver.
" Ou les femmes espagnoles : " Les femmes sont très
jolies, ardentes de désirs, et toutes prêtes à
donner la main à des manèges tendant à tromper
tous les êtres qui les entourent pour espionner leurs pensées
". Ou encore la jeune Charpillon, dont Casanova tomba amoureux
à Londres : " Elle était charmante, mais elle
ne parlait qu'anglais. Accoutumé à aimer avec tous
mes sens, je ne pouvais pas me livrer à l'amour me passant
de l'ouïe. " Ou la jeune Marcoline, qu'il enleva à
son prêtre de frère, et la petite Irène :
" J'ai passé presque toute la nuit en secondant les
fureurs de ces deux baccantes, qui ne me quittèrent que
lorsqu'elles me virent devenu rien, et ne donnant plus aucun signe
de résurrection. "
Oui,
pas un jour sans amour, ni sans jeu.
Pas
un jour, non plus, sans réflexion philosophique, car l'amour,
pour Casa, est une philosophie, comme la philosophie, de son côté,
est la recherche de la sagesse et du bonheur. Mais une philosophie
qui traiterait son corps comme une expérience.
Pour
Casanova, l'Europe n'a pas de frontières. Il est partout
chez lui, que ce soit en Espagne ou en Allemagne, en France ou
encore en Italie. C'est à Genève (qui n'est pas
encore suisse) qu'il emmènera la belle Henriette, rencontrée
à Parme, dont il est tombé amoureux fou.
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LA
MARTYRE, L'ALLUMEUSE ET LA SAINTE-NITOUCHE
Je
hais les fins de siècle.
Qu'un
président trompe sa femme, quelque part dans le monde,
et c'est l'hystérie générale ! La TSR s'affole
et les bourses s'effondrent. D'un coup, tout devient mou et moche
Même
les femmes, tenez, ne sont plus ce qu'elles étaient !
Cela
a commencé l'année dernière.
À
cause d'un pilier mal placé, d'un chauffeur trop porté
sur le bourbon et d'une meute de photographes lancés à
sa poursuite, une belle aristocrate, devenue un peu par hasard
princesse de Galles, a rejoint, dans nos mythologies, cette autre
martyre de la presse du cur qui s'appelait Sissi, assassinée
il y a tout juste un siècle, à Genève, par
un anarchiste inconnu (et tout heureux qu'on parle enfin de lui).
Diana
la mal-mariée, livrée toute crue aux jeux cruels
de la famille royale d'Angleterre. Diana-la sainte courant le
monde, les dispensaires et les cliniques, toujours en quête
de pardon, toujours à la recherche d'une autre vie
Et
Diana la martyre enfin, sacrifiée au Pont de l'Alma, faisant
une fois de plus la une des journaux, et privée
de sa propre mort, comme elle le fut, durant sa vie, de toute
intimité.
Une
victime de plus, me direz-vous, immolée à la cause
du féminisme ! Roulez tambour
Peut-être.
Mais depuis, on dirait qu'elles ont changé de tactique,
les perfides. En avant toute ! Direction le pouvoir. C'est la
faute de l'époque. Le rouble dégringole et le dollar,
qui fut longtemps l'étalon de nos bourses, a perdu sa mythique
rigidité.
Je
hais les fins de siècle.
Tenez
: même les femmes ne sont plus ce qu'elles étaient
!
Prenez
Monica et Martina, par exemple, mes deux égéries
du moment.
La
première est américaine et uvrait à
la Maison-Blanche (qui n'aura jamais aussi bien porté son
nom). Elle affectionne les tailleurs aux teintes criardes (bleu
pétard, rouge vif) de préférence cintrés,
ce qui n'avantage guère sa silhouette, la belle ayant une
tendance à l'embonpoint. Elle est jeune et très
ambitieuse, toujours outrageusement fardée. Elle veut arriver
loin, et le plus vite possible.
Alors,
bien sûr, elle fait ce qu'il faut
Ah
! J'ai oublié de vous dire que son patron n'est pas n'importe
qui : c'est l'homme le plus puissant du monde ! Un superman
en quelque sorte. Marié et père de famille, comme
il se doit, pour sauvegarder les apparences. Et bel homme, en
plus, ce qui ne gâte rien.
Inutile
de vous faire un dessin : comme toutes les garces, Monica arrive
où elle veut en venir !
Elle
y met le temps, certes, beaucoup d'obstination, un sens du sacrifice
certain. Elle apprend même à fumer le cigare, elle
qui pourtant a toujours mené une vie saine (jogging, stretching,
diet coke). Et pour finir elle se découvre un penchant
dangereux pour les douceurs, spécialement les sucettes
à l'anis, dont elle abuse fréquemment (ce qui, à
en juger par ses dernières photographies, n'améliore
pas sa ligne).
Mais
enfin, elle le tient, son président, l'homme le plus
puissant de la planète !
Il
est à sa merci, pris à la gorge. Bientôt il
demandera pardon comme un enfant.
Grâce
à la petite Lewinsky (une artiste, dans son genre) toutes
les femmes du monde sont vengées. Car derrière la
petite secrétaire, il y a du monde, beaucoup de monde,
qui se bouscule : Paula, Linda, Margaret, Elisabeth
Quelle
revanche !
En
un tour de main (si j'ose dire) elles sont toutes sur le devant
de la scène. Dans leur plus beau tailleur. Toutes permanentées,
les lèvres gonflées au sillicone, le visage repeint
aux UVA.
Finies
les femmes victimales, les belles princesses assassinées
ou réduites en bouillie : l'Ève future sera garce
ou bourreau, allumeuse et maîtresse du monde, c'est moi
qui vous le dis !
Mais
j'allais oublier ma dernière chérie.
Martina
ou la sainte-nitouche.
Elle
a les plus beaux coups du monde, un revers magnifique,
un coup droit prodigieux. Ses amorties tombent comme des fruits
mûrs, juste derrière le filet, ce qui fait enrager
ses adversaires, avec une telle grâce qu'on dirait qu'elle
joue au ralenti
Quant
à ses lobs, admirez, c'est du grand art ! Balistiquement,
esthétiquement, géométriquement parfaits.
Et
ce sourire !
Avez-vous
remarqué ce sourire ?
Au
début, tous les commentateurs sportifs (qui n'ont jamais
brillé par leur intelligence) comparaient Martina aux Madones
de la Renaissance (Raphael, Léonard, Boticelli
).
Et il est vrai que son sourire a quelque chose d'angélique.
Mais
ne nous y trompons pas : sous le masque de l'ange, il y a le visage
de l'ambition et du dédain, une détermination farouche,
un soupçon d'arrogance et quelques relents de revanche
(car derrière Martina, il y a Mélanie Monitor, autre
femme qui se venge).
Martina,
c'est le sourire narquois de la sainte-nitouche.
C'est
le sourire de l'Ève nouvelle : ni victime, ni femme abandonnée,
trompée, battue ou exploitée, mais triomphante et
fière de sa force, imprévisible, désinvolte,
lumineuse.
Quand
je vous disais : on nous les a changées !
Je
hais les fins de siècle. Les hommes se traînent et
les bourses dégringolent. C'est la débandade générale.
Rien ne ressemble à rien. Tout devient moche et languissant.
Même
les femmes ne sont plus ce qu'elles étaient.
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|
LA
SUISSE ET LES ICONOCLASTES
Pendant
longtemps, la Suisse a su préserver son image. Elle y a
mis tant d'amour et d'adresse, tant de patience aussi, qu'avec
le temps la Suisse entière est devenue image. Et cette
image, qui concentrait en elle les mythes fondateurs du pays (l'Innocence
et la Neutralité, l'Indépendance et la Démocratie),
a atteint un tel degré de perfection que plus personne
ne l'a interrogée.
Aux
yeux du monde, qui n'a jamais compris qu'un petit pays situé
au point névralgique de l'Europe ait pu (ou su)
échapper aux deux plus grandes tueries du XXème
siècle, la Suisse est devenue icône : îlot
de paix et de prospérité ; refuge pour les bannis,
les exilés et les laissés-pour-compte ; paradis
pour touristes en quête de villégiature ; mais coffre-fort,
aussi, des grandes comme des petites fortunes qui pouvaient sans
appréhension y déposer toutes leurs économies.
Avec
le temps, cette icône sans défaut a remplacé,
aux yeux du monde comme à nos propres yeux, toute perception
réelle de ce pays.
*
Puis
sont venus les trouble-fêtes.
Les
écrivains, d'abord, dont le rôle est d'aller fouiner
partout, pour voir ce qui se cache derrière l'image.
Les
premiers trouble-fêtes qui eurent l'audace d'interroger
l'icône furent Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt.
On sait comment leurs livres furent accueillis : levée
de boucliers ou rigolade générale, personne, bien
sûr, n'a pris leurs critiques au sérieux. On les
a taxés d'imposteurs. On les a soupçonnés
d'être à la solde de puissances étrangères.
En conséquence, le plus naturellement du monde, ils ont
eu droit à figurer parmi les personnages naïvement
fichés qu'une police secrète élaborait
à Berne au temps de la guerre froide.
À
ceux qui leur ont emboîté le pas, quelques années
plus tard, comme Hugo Loetscher ou Thomas Hürlimann, Adolf
Muschg ou Jean Ziegler (dans des registres différents),
on a bien entendu réservé le même accueil.
D'abord dénégation : " Ce que vous dites
est faux. Votre seul but est de nuire au pays et à ses
intérêts. " Puis minimisation : "
Ce que vous dites est vrai, certes, mais négligeable au
regard de l'Histoire. "
Entretemps,
parce qu'ils avaient accès à des archives longtemps
tenues secrètes, les historiens prirent le relais. Hans-Ulrich
Jost, d'abord, mais aussi Jacques Picard, Werner Rings (le premier,
en 1985, à enquêter sur l'or nazi) et, plus récemment,
Beat Balzli relancèrent le débat, chiffres accablants
et documents incontestables à l'appui*.
Une
fois encore, personne ne les a écoutés, car ce qu'ils
racontaient était à la lettre incroyable.
Impossible,
se dit-on alors, qu'un pays si farouchement jaloux de son indépendance
ait pu entretenir des relations pour le moins ambiguës
avec les puissances du Reich, acceptant l'or qu'on soupçonnait
impur en échange de billets de banque soigneusement blanchis,
ou fabriquant pour lui des têtes de fusées ou du
matériel militaire !
Le
soupçon que certains historiens portèrent sur la
sacro-sainte neutralité suisse fut de courte durée.
Et
l'icône, bien vite, reprit sa place au milieu du village,
parfaite et aveuglante.
*
Enfin,
alors qu'on croyait l'icône incassable et adorée
partout comme une relique, a éclaté l'affaire dite
de l'" or nazi ", puis celle des fonds " en déshérence
".
Comme
l'attaque venait de l'étranger, personne n'en tint compte.
On étouffa l'affaire. On parla de " chantage inadmissible
", de mise en scène orchestrée par les Juifs
(décidément, l'icône a la vie dure). Un directeur
de banque, au sommet de sa forme, parla même de cacahouètes
!
Pourtant,
cette fois-ci, bien que certaines voix, toujours les mêmes,
cherchèrent encore à banaliser l'accident, le coup
fut rude.
Les
banques suisse payèrent leur arrogance et elles
n'ont pas fini de la payer. Le conseil fédéral dut
reconnaître les errements de ses prédecesseurs. Et
la population, partagée entre un sentiment d'injustice
et de révolte sortit avec douleur de son aveuglement :
sa confiance absolue dans l'icône.
*
Les
écrivains dans tout cela ?
Des
têtes brûlées et des pourfendeurs de mensonges.
Des éclaireurs et des iconoclastes.
Ce
rôle n'est pas nouveau bien sûr : Voltaire, Hugo,
Zola, Havel l'ont tenu en leur temps. Et avant eux, les grands
briseurs d'images : Moïse, Copernic, Freud, Einstein
Le
danger ne vient jamais de la lumière, mais de l'aveuglement.
Et
briser les images cette icône sacro-sainte de la
Suisse libre et pure n'est pas seulement un geste de rupture
ou de rejet opiniâtre du passé.
C'est
un réflexe salutaire qui engage l'avenir et permet à
la Suisse, enfin, d'entrer dans le vif de l'Histoire cette
Histoire à laquelle, par naïveté ou par prudence,
elle a toujours cru échapper, se tenant au-dessus des guerres
et des conflits, mais qui est également son histoire.
Cette
Histoire qui la regarde depuis si longtemps.
*
Jacques PICARD, Die Schweiz und die Juden 1933-1945, Zurich,
1994.
Werner
RINGS, L'or des nazis : la Suisse, un relais discret, Lausanne,
1985.
Beat
BALZLI, Les Administrateurs du Reich, Métropolis,
Genève, 1997.
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LA
SALE GUERRE
Il
n'y a pas plus de guerre propre que de guerre innocente.
Toutes les guerres sont sales et monstrueuses, absurdes et inhumaines.
Elles sont toujours la victoire de la force sur l'intelligence,
de la puissance aveugle sur la réflexion, et toujours elles
sanctionnent une défaite de la pensée.
Comment
ne pas être bouleversé par ces milliers de réfugiés
kosovars qu'on déplace d'un endroit à l'autre comme
du bétail humain ? Chassés de leur maison, ils se
retrouvent bloqués à la frontière, parqués
dans des camps de fortune et parfois transférés
vers un pays qu'ils ne connaissent même pas, ou qu'ils n'ont
pas choisi.
Mais
comment, d'autre part, ne pas être horrifié devant
ces " frappes chirurgicales " qui font quelquefois
des victimes (mais ce ne sont que " des bavures "),
et partout des ravages énormes ? Comment ne pas être
atterré devant tous ces stratèges en chambre qui,
à l'exemple de Madeleine Albright, la secrétaire
d'État américaine, n'ont à la bouche que
le mot de bombardement, comme le rapportent ceux qui l'ont
côtoyée lors des négociations de Rambouillet
(1) ?
Quoi
! me dira-t-on. Vous n'êtes pas de notre côté
? Nous les démocrates éclairés, les libéraux,
les bien-pensants ? Et si vous n'êtes pas avec nous, c'est
que vous êtes avec les autres : les assassins, " les
bouchers de Belgrade " ! Voire même avec Milosevic,
ce nouvel " Hitler des Balkans " ?
Dans
cette logique binaire, qui est la pauvre logique américaine,
il faut choisir son camp : démocratie ou barbarie ? "
Frappes chirurgicales " ou " purification
ethnique " ? Le bon Dieu ou le Diable ?
Ni
l'un ni l'autre, bien sûr. Ni pour Milosevic, ni pour l'OTAN.
Mais
pour l'arrêt des massacres et l'autodétermination
du Kosovo.
Comme
elle empêche les hommes de respirer, la guerre empêche
aussi de réfléchir. Il y avait les tenants de la
" guerre propre ", celle qu'on fait du bout des
doigts et à distance (métaphore du politically
correct américain). Il y a maintenant les pousse-au-crime,
ceux qui veulent aller " jusqu'au bout ", et
à n'importe quel prix. Il y avait ceux qui voulaient protéger
le peuple kosovar et régler pacifiquement la situation
politique du pays. Il y a maintenant ceux qui prônent la
guerre à outrance et bientôt n'en doutons
pas la destruction complète de la Serbie.
Les
choses n'en seraient pas arrivées là si les fameux
" stratèges " de l'OTAN avaient pesé
plus longuement les conséquences de la guerre ; s'ils avaient
pris la peine de reconnaître non seulement la géographie
des Balkans, mais surtout son histoire, qui n'est pas simple,
ni binaire ; s'ils avaient mesuré, enfin, les risques d'extension
d'un conflit qui ne sera jamais " chirurgical ".
On
connaît malheureusement la suite : loin de parvenir à
leurs fins, les Alliés ont amplifié l'exode forcé
des kosovars. Ils l'ont accéléré dans la
confusion des bombardements et en l'absence des 1300 vérificateurs
de l'OSCE rentrés chez eux. De plus, loin d'affaiblir le
pouvoir de Milosevic, les stratèges inconscients de l'Alliance
l'ont conforté, en réduisant au silence l'opposition
démocratique à son régime.
Toutes
les guerres, on le sait, s'achèvent autour d'une table
de négociations, mais celles-ci viennent toujours trop
tard. Beaucoup de morts, de part et d'autre, de victimes innocentes.
On négocie toujours avec les survivants, mais les massacres,
le sang versé et la souffrance restent à jamais
inscrits dans les mémoires.
Finalement,
ce n'est jamais la paix des hommes qu'on signe, mais la paix des
fantômes.
La
guerre n'est pas bonne conseillère. C'est pour avoir oublié
cette évidence que les forces de l'OTAN sont condamnées
à souffler sur un feu qu'elles ont elles-mêmes contribué
à attiser. En espérant que l'incendie, par le jeu
des alliances (qui est bien plus complexe que ne le pense le gendarme
yankee), ne se s'étendra pas, demain, à
d'autres pays des Balkans.
(1)
Voir Le Monde du 9 avril 1999.
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DE
LA NÉCESSITÉ
DES VERNISSAGES
DOSSIERS
PUBLICS, JANV.-FÉVR. 1988, P.
59-60.
Il
est lointain, bien sûr, le temps où il fallait, pour
préserver les toiles de l'action sournoise de l'air ou
de l'humidité, les enduire d'une résine lisse et
brillante, parfaitement incolore. Cette petite cérémonie,
strictement privée, avait lieu d'ordinaire à la
veille de l'exposition. C'était une sorte d'embaumement
où l'artiste vernissait lui-même ses propres uvres.
Lointain
ancêtre du vernissage, ce rituel de momification
a cependant été abandonné. L'on s'est aperçu
peu à peu que les vernis appliqués sur les toiles
pouvaient avoir quelques effets pervers : ils jaunissaient très
vite, s'écaillaient ou se craquelaient sans crier gare,
allaient même parfois jusqu'à défigurer les
couleurs primitives du tableau.
Ce
vernissage avait pourtant un atout symbolique : il permettait
à l'artiste de mettre un point final à son uvre,
pour mieux s'en détacher, en appliquant sur celle-ci un
vernis transparent supplément d'artifice laissant
l'uvre visible à travers la couche de résine
brillante.
Ainsi
vernis de sandaraque, de véronique ou de bérénice
(qui sont tous trois les ancêtres du mot vernis) le tableau
semblait mieux protégé contre les menaces
diffuses du dehors...
Aujourd'hui,
le vernis est tombé. Ou plutôt, il paraît s'être
déplacé des cimaises à la petite foule intriguée
qui hante d'habitude les vernissages. Femmes étincelantes
et couvertes de bijoux (dans certaines galeries de la vieille
ville), le visage repeint de fraîche date, les ongles fauves
et la bouche lumineuse, incendiaire. Messieurs mis sur leur trente
et un, arborant des smokings et des nuds papillons (encore
que cet accessoire, indispensable il y a peu de temps, a subi,
depuis, une chute inquiétante de popularité!).
Ailleurs,
dans des galeries plus " branchées ", le vernis
est d'une autre sorte. Tenues plus ou moins excentriques, coiffures
multicolores, looks savamment étudiés : il s'agit,
là aussi, d'exposer au regard des autres un surplus d'artifice.
Aux
vernissages il faut paraître : tel est le mot d'ordre!
Est-ce
un mal ?
Certainement,
dirait Rousseau, qui abhorrait " le vernis de l'esprit ".
Et, dans la foulée du philosophe grincheux, tous ceux qui
se défient comme lui des apparences, toujours trompeuses,
qui nous détournent de l'essentiel...
Mais
si l'essentiel, en art, relevait précisément des
apparences ? S'il était d'abord ce vernis transparent qui
nous donne à voir les uvres en nous empêchant
toutefois d'y toucher ?
Le
vernissage, alors, par-delà sa façade de parade
mondaine (son côté m'as-tu vu ?) demeure peut-être
une nécessité sociale. On n'y vient pas seulement
pour découvrir les dernières uvres d'un artiste,
car les conditions d'appréciation des travaux exposés
ne sont pas optimales (trop de monde, trop de bruit, trop de fumée).
On y vient pour parler, pour retrouver d'anciens amis, pour replonger
un instant dans l'effervescence créatrice. De rituel un
peu oiseux, le vernissage est devenu un rendez-vous presque obligé
pour tous ceux que l'art, de près ou de loin, concerne.
De plus, son côté festif aide à vaincre
aujourd'hui bien des réticences et les inhibitions. La
galerie est devenue un lieu de contacts, de rencontres, de retrouvailles.
Ce qu'elle n'était pas il y a seulement quelques décennies.
Du
vernis pictural au vernis social, cette cérémonie
profane a peu à peu changé de masque et de fonction.
Elle participe aujourd'hui de cette soif de convivialité
qui dévore en secret chacun d'entre nous.
En
cela le vernissage est peut-être un symptôme des années
post-modernes : il manifeste la nostalgie d'une communauté
oubliée ou perdue : une petite société secrète
qu'un même goût pour l'artifice rassemblerait, illusoirement,
certains soirs de chaque mois, autour d'un buffet et de quelques
peintures.
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