Les livres de Jean-Michel Olivier sont disponibles sur le net:





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et aux librairies:
Le rameau d'or

Delpica

G. Haldas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
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La Toilette des images
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Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

POÉSIE
L'Œil nu

BIBLIOGRAPHIE

 

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Dernière mise à jour le 22 juillet 2004

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DOSSIER POLEMIQUE


• La lecon de Commerce
Discours du lauréat du prix DENTAN
Lire et écrire en Suisse romande

La littérature romande et après ?
La ritournelle des prix litteraires

La Suisse vue de Paris
La pureté dangereuse (l'affaire Ramadan)
Faut-il brûler Voltaire ?
Casanova for ever
La martyre, l'allumeuse et la Sainte-Nitouche
La Suisse et les iconoclastes
La sale guerre
Les vernissages

LA LEÇON DE COMMERCE

1

Dans l’austère salle Thibaudet, où je trouvais refuge entre deux séminaires de Lettres, un petit coin secret est réservé aux revues littéraires. Le choix est éclectique et l’on y trouve, pêle-mêle, des revues universitaires d’Afrique et d’Amérique, au contenu spécialisé et au conseil de rédaction long comme le bras, des revues de sociologie, de poétique, de sémiotique, ainsi que les incontournables bulletins des sociétés de psychanalyse du monde entier. On y trouvait aussi le dernier numéro d’Écriture et de La Revue de Belles Lettres, ainsi que Cavaliers Seuls, émanation obscure de la Faculté des Lettres de Genève. Plus loin, dans une solitude orgueilleuse, trônaient L’Éphémère, les Cahiers du Grif, Digraphe, le Nouveau Commerce, d’autres encore.

Bien sûr, comme étudiant novice, je ne les connaissais pas. C’est à peine si les noms qui y figuraient évoquaient quelque chose pour moi. Pourtant, en dépit ou à cause, peut-être, du mystère qu’elles recelaient, ces revues me fascinaient. J’imaginais un réseau secret d’agitateurs : une sorte de grande conjuration (dont L’Éphémère ou Digraphe n’étaient que les couvertures obligées) tissant ses fils souterrainement dans de nombreux pays, et dont le but, inavoué ou soigneusement crypté, ne pouvait être que subversif. Car il fallait changer le monde, selon la formule de Rimbaud. Et la littérature était sans conteste le meilleur moyen d’y parvenir.

Attrait précoce pour le mystère (et goût maladif pour l’obscurius per obscurum, écrirait plus tard un savant professeur qui, du premier coup d’œil, avait vu juste) ou désir secret d’appartenir à cette communauté de l’ombre qui alimentait mes fantasmes ? Je dévorais chaque nouvelle livraison avec un appétit féroce. En même temps que je découvrais des écrivains d’une immense envergure (André du Bouchet, Louis-René des Forêts, Maurice Blanchot, Michel Leiris) j’apprenais, en les lisant, les rudiments de ma langue. Une langue à l’écart de la langue officielle rabâchée pendant les cours d’histoire littéraire (mais la révolution n’est-elle pas, par nature, une langue singulière, inventée par les marginaux ou les proscrits ?).

Une langue qui enfin me parlait.

C’est ainsi que j’ai fait mes gammes, en lisant et en écrivant sur le modèle de mes obscurs et prestigieux inconnus. Des textes et des poèmes que je n’ai osé montrer à personne – hormis une tête chenue qui, descendant un beau jour de sa chaire, s’est exclamé avec stupeur : " Mais qu’est-ce que c’est ? On dirait de la poésie ! "

Peu de temps après, L’Éphémère – méritant bien son titre – disparut des rayons de la salle Thibaudet. Je compris qu’une revue littéraire n’est pas une institution éternelle, qu’elle est l’émanation visible (et lisible) de désirs qui peuvent s’éteindre d’eux-mêmes ou prendre une autre forme. Je retrouverai Leiris ou du Bouchet ailleurs, mais le charme discret de L’Éphémère (qui résonnait toujours en moi comme l’effet-mère) ne sera jamais remplacé.

Prenant mon courage à deux mains, j’envoyai quelques textes de mon cru aux Cahiers du Grif. Il me fut répondu, très longtemps après (mais les revues littéraires vivent dans un temps long), que la revue ne paraissait qu’épisodiquement, que, chaque livraison étant centrée autour d’un thème précis, mes petites productions n’entraient dans le cadre d’aucune et que, d’ailleurs, la revue ne publiait que des textes de femmes. J’en fus davantage honteux (de n’avoir pas remarqué cette clause) que véritablement fâché ou déçu.

Restaient Digraphe et Le Nouveau Commerce, revues nimbées, l’une comme l’autre, des mystères parisiens.

Je tentai bravement ma chance et envoyai quelques pages d’une " fiction critique " sur Lautréamont. Finement tissées, selon les canons de l’époque, de théorie et de fiction, ces pages ésotériques s’intitulaient " Le texte des anges ". J’y développai une sorte de rêverie poétique sur l’écriture " angélique ", sur " l’être-ange " du héros Maldoror, sans éviter, bien sûr, quelques profondes interrogations sur le " sexe des anges ".

C’était parfaitement dans l’air du temps, entre sacralisation de l’écriture et délire signifiant, plein de poncifs et de certitudes essentielles – mais l’époque dans laquelle nous vivons, et que personne n’a choisi, nous laisse-t-elle vraiment le choix ?

2

L’écrivain Jean Ristat, directeur de Digraphe, ne me répondit pas. En revanche, André Dalmas, qui dirigeait les Cahiers du Nouveau Commerce m’envoya une longue lettre, de sa belle écriture minuscule, pour me dire qu’il aimait beaucoup le titre de mon " essai ", et désirait me rencontrer dans les plus brefs délais.

Inutile de décrire mon émoi : je sautai dans le premier train pour Paris et me rendis aux Halles, comme si ma vie en dépendait. Je trouvai tout de suite la rue Saint-Denis, mais point la rue de la Cossonnerie, siège des Cahiers. Je m’attendais à un immeuble luxueux : c’était une bâtisse pleine de lézardes et de fenêtres borgnes dont l’entrée décrépite était gardée par deux vestales en minijupes de cuir. J’eus de la peine à expliquer à ces marchandes d’amour (comme dirait Isidore Ducasse) que je cherchais le siège d’une revue littéraire qui s’appelait Commerce et qui se trouvait à l’endroit précis où elles faisaient le pied de grue.

Finalement, comme elles étaient gentilles, elles m’escortèrent jusqu’au troisième étage.

Derrière une grande porte dépolie, une silhouette noire, tassée dans un fauteuil, parfaitement immobile.

C’était là, certainement, le Commerce que je cherchais…

Je frappai à la porte.

Après une minute, une petite voix flûtée, qui paraissait sortir d’un long sommeil, me répondit :

" Entrez ! "

J’entrai dans le bureau en me cognant la tête, car la porte était basse. Un petit homme aux cheveux jaunes me regardait par-dessus ses lunettes. Il avait un visage irrégulier, une voix haut perchée et chuintante. Il avait un crayon de couleur à la main et un cahier rouge à spirales ouvert sur son bureau. Il semblait amusé.

" J’ai beaucoup aimé votre texte. Le titre surtout… "

Il marqua un silence.

" Je l’ai donné à lire à un ami de la revue qui doit passer tout à l’heure… "

Nouveau silence.

" J’aimerais publier votre texte. Mais il faudrait lui apporter quelques modifications… "

En bon provincial orgueilleux, je me raidis. André Dalmas ne le remarqua pas et poursuivit avec toujours le même sourire.

" Il faut retravailler les attaques de vos paragraphes ! "

J’étais tellement surpris que je ne trouvai rien à dire.

" Elles se ressemblent toutes. "

Perdu dans sa rêverie, il alluma une cigarette.

" Rien de plus important qu’un début de phrase ou de paragraphe ! Le lecteur doit être saisi, comme pris au piège. Si vous ne variez pas vos attaques, il va mourir d’ennui… "

Tout de suite, nous nous mîmes au travail. André Dalmas ne laissait rien passer. Il montrait une aversion particulière pour les adverbes, et toutes les locutions consécutives (donc, ainsi, alors…), qu’il biffait avec rage sur l’exemplaire unique, et précieusement dactylographié, de mon " essai " sur Maldoror.

Ce fut ma première leçon d’écriture (car l’Université où je passais le plus clair de mon temps m’apprenait certes à lire, mais jamais à écrire) : un travail acharné, mot à mot, phrase par phrase, où je devais défendre chaque pouce de terrain.

" La langue doit chanter. L’attaque d’un paragraphe est comme l’introduction d’un nouveau thème musical qui sera repris et varié par la suite. On ne peut tolérer la moindre défaillance. L’attaque doit être claire et tranchante. "

Je trouvai ces remarques bien formelles, mais j’étais pris au jeu. Et l’espoir d’être publié (dans Le Nouveau Commerce !) estompait mon orgueil. J’obtempérai studieusement et tâchai, à chaque fois, de trouver les mots justes pour débuter un paragraphe.

Cette tâche nous occupa toute l’après-midi, et une partie de la soirée. André Dalmas, infatigable, ne perdait pas sa bonne humeur. Il zébrait de son crayon rouge mon pauvre manuscrit avec une sorte de joie féroce et communicative.

" Écoutez cette cacophonie ! Il faut ajuster vos instruments et supprimer tous ces termes juridiques (consécutivement, à la suite) qui conviendraient à n’importe quel avocat parisien. Mais pas à Maldoror ! "

J’étais si absorbé par mon labeur que je ne m’aperçus pas qu’un homme était entré dans le bureau. Grand, extrêmement maigre, vêtu d’un costume noir. Une expression de stupeur intriguée sur le visage. Il me regarda longtemps en silence, puis s’assit à côté d’André Dalmas.

Je regardai ma montre : huit heures passées. J’allais rater le train qui devait me ramener à Genève ! André Dalmas devina mes pensées.

" Vous allez pouvoir rentrer chez vous. Nous avons très bien travaillé. Votre texte est enfin devenu lisible… "

Je me levai avec précipitation. L’homme au costume noir me regardait toujours, silencieux, impavide.

Déjà André Dalmas me poussait dans les escaliers.

" Revenez vite me trouver ! Vous connaissez maintenant l’adresse… "

Je pense souvent à cette leçon improvisée dans un bureau sentant le vieux tabac, donnée par un extravagant à un blanc-bec prétentieux et pressé. C’est l’écriture qui permet la rencontre et la confrontation : le regard sur des mots qui ne nous appartiennent plus dès l’instant où ils sont publiés, revus et corrigés, offerts à d’autres en pâture et en don.

(Lors d’une visite suivante, j’appris que l’homme en costume noir qui n’avait pipé mot derrière le bureau vermoulu de Commerce s’appelait Maurice Blanchot, mais je ne l’ai jamais revu.)

3

Je ne suis pas sûr que les Cahiers du Nouveau Commerce, fondés par Paul Valéry pendant l’entre-deux guerres et financés (disait-on) par une riche comtesse russe, soient encore de ce monde. Tel le Juif errant, la revue Digraphe a passé d’un éditeur à l’autre, toujours sous la houlette de Jean Ristat, dont je raconterai un jour l’histoire. Aubier, Flammarion, Messidor, Le Mercure de France se sont relayés pour faire entendre des voix nouvelles et singulières. Quant à Clivages, Actuels, La Main de singe, elles ont cessé de paraître depuis longtemps, pour des raisons essentiellement économiques. D’autres les ont remplacées, mais aucune ne les a fait oublier. Elles avaient leur nécessité à l’époque de l’écrit : à mi-chemin du journal et du livre, elles constituaient un lien indispensable entre auteurs et lecteurs, lecteurs et éditeurs. De plus, elles avaient des vertus rassembleuses : des écrivains d’un même courant, d’une même région, d’une même obédience politique pouvaient s’y retrouver pour mener un combat commun. C’est le sens d’Écriture fédérant, depuis ses origines tricéphales, les talents de Suisse romande, sans tomber jamais dans la littérature de terroir, ni la littérature de terreur. C’est le sens, également, de la RBL qui a su maintenir vivante la passion de la poésie. C’est le sens, aujourd’hui, du Passe-Muraille qui relie et défend les écrivains de ce pays.

De l’époque de l’écrit, nous sommes passés, presque sans nous en rendre compte, à l’âge de l’écran. Et cette mutation, pour insensible qu’elle paraisse, est à la fois irréversible et bouleversante. La revue de papier est devenue virtuelle : c’est un alignement de chiffres aléatoires, déposé quelque sur un " serveur " anonyme, et que chacun, à toute heure du jour ou de la nuit, qu’il se trouve à Ropraz ou à Honolulu, à Pully ou à Denpassar, à Carrouge ou en Nouvelle-Calédonie, peut consulter comme bon lui semble. Chacun peut désormais mettre en ligne ses poèmes ou ses fantasmes. L’auteur n’a plus besoin de la reconnaissance de l’autre – c’est-à-dire l’éditeur, le critique attentif, le lecteur inconnu. Il n’a même plus besoin de personne pour publier virtuellement son journal intime, insulter ses voisins si le cœur lui en dit ou écrire une lettre ouverte à Pamela Anderson ou Ruth Dreifuss.

D’un âge à l’autre, quelque chose s’est perdu, irrémédiablement.

D’abord, le goût du bel objet (velin d’Arches crême, typographie soignée, reliure élégante). Cette impression, aussi, que le livre (ou la revue) n’a pas d’âge, qu’il traverse les âges, transmettant à qui le lira cette parcelle d’éternité qui transcende le temps aléatoire. Ce goût du secret et de la solitude, enfin, qui permettait à chacun d’emmener avec soi ce fétiche de papier et de l’ouvrir, quand bon lui semble, pour le refermer aussitôt, si le cœur lui en dit, coupant court au dialogue à peine commencé.

Si l’âge de l’écrit est celui du secret, l’âge de l’écran pourrait bien être celui de l’ouverture et du partage. Non seulement parce qu’Internet concrétise réellement le rêve borgésien d’une bibliothèque de Babel regroupant toutes les connaissances humaines. Mais aussi parce que la Toile favorise la création de mille petites sociétés secrètes et qu’elle ourdit de par le monde maints complots poétiques, narguant avec superbe toute forme de censure. Par son ubiquité, sa diffusion gratuite et immédiate, sa liberté totale enfin, elle permet d’inventer un autre espace-temps. Une autre périodicité aussi (on se rappelle les mots d’Isidore Ducasse à propos de ses Poésies : " cette publication est périodique et gratuite. Elle ne connaîtra sa fin qu’avec celle de l’auteur. ").

Reste à savoir si la littérature, noyée dans la masse uniforme et confuse du tout-venant global, saura trouver le terrain et l’air qu’il lui faut pour s’épanouir. Reste à savoir, aussi, si les auteurs eux-mêmes s’y retrouveront (mais la notion même d’auteur n’est-elle pas devenue caduque avec l’univers virtuel ?). Reste à savoir, enfin, si la bibliothèque de Babel fantasmée par Borgès ne risque pas un jour d’imploser sous la pression d’un savant fou, ou plus prosaïquement d’une panne d’électricité…

DISCOURS DU LAURÉAT DU PRIX DENTAN 2004

Ma grand-mère, qui était une femme de caractère et de bon sens, disait toujours : si, par malheur ou par erreur, tu reçois un jour le Prix Nobel, tu dois le refuser. D’abord parce qu’il y en a plusieurs, et ensuite parce que c’est de la dynamite. En revanche, si tu reçois le Prix Michel-Dentan, tu dois l’accepter sans remords parce qu’il n’y en a qu’un.

C’est donc avec plaisir et gratitude que j’accepte aujourd’hui cette distinction qui m’honore, et honore le roman que j’ai écrit.

" Wozu Dichter in durftiger Zeit ? "

Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?

Cette phrase célèbre, et largement commentée dans toutes les langues, le poète Hölderlin l’a écrite au début du XIXe siècle, alors qu’il glissait lentement vers la folie, dans son foyer d’adoption, une petite menuiserie de Tübingen. Il voulait dire par là non seulement la solitude et la pauvreté matérielle dans lesquelles il vivait, mais aussi la misère morale de son siècle, le désarroi qui rendait vaine sa poésie, et empêchait le monde de l’entendre.

J’aimerais transformer un peu la phrase d’Hölderlin : pourquoi écrire encore des romans aujourd’hui ? C’est-à-dire à l’époque de la pensée unique, de l’économie triomphante, de la globalisation effrénée des biens et des personnes. Une époque formidable, sans doute, mais qui a quand même quelques petits défauts.

Oui, à quoi bon écrire encore des romans – c’est-à-dire faire parler des voix minuscules, dédaignées, presque oubliées à force de silence, mais toujours singulières – alors qu’un peu partout, au cinéma, à la télévision, parfois même dans la presse s’impose sans partage le pouvoir du récit unique ?

Un même visage, reproduit à des millions d’exemplaires, et bien sûr anonyme, devient le symbole, par exemple, de la violence des attentats perpétrés en Espagne. Les mêmes images, indéfiniment répétées, recadrées, remontées, édulcorées ou dramatisées, passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision, non pour nous informer ou pour nous édifier, mais pour nous faire croire que du monde réel il n’y a qu’une vision, il n’y a qu’une version.

De symbole anonyme, consacré par l’écran, l’image devient alors icône globale.

Et rejoint le récit unique.

Pour contrarier cette dictature de l’uniformité, de l’univocité, le romancier dispose heureusement de plusieurs tours dans son sac. En voici quelques-uns.

La multiplicité des voix et des personnages, d’abord, qui rend possible une mise en perspective des faits énoncés par la fiction : cette mise en perspective critique, au lieu d’étouffer le récit, le donne à voir sous différentes facettes, rendant caduque toute vision univoque du monde. L’humour et l’ironie, ensuite, armes si chères à Milan Kundera et Umberto Eco, qui ébranlent jusque dans ses fondements la vérité unique, qu’elle prétende venir de l’Histoire ou, plus modestement, d’un narrateur omniscient. Enfin (et pour ma part j’y attache une grande importance) la structure du récit, qui n’est jamais un discours linéaire, mais une manière de mosaïque ou de marqueterie dans laquelle chaque petite séquence a sa valeur particulière, mais n’acquiert son sens qu’insérée dans un ensemble plus vaste qui la dépasse et qui l’englobe.

Mais les armes du romancier ne se limitent pas à une quelconque (et très naïve) maîtrise technique. J’ai toujours cru, pour ma part, que les livres étaient des instruments magiques, indiquant quand il faut, à qui il faut, l’attitude à avoir, le chemin à suivre. Ils font semblant d’être inertes et silencieux, mais ils agissent en sous-main. Le papier renferme des atomes non encore connus. L’encre secrète des particules invisibles. Et chaque mot est un trésor à déchiffrer et à partager.

S’il faut encore écrire des romans, c’est précisément pour faire entendre, dans leur différence absolue, les visages et les voix qui nous hantent : toutes ces vies minuscules (pour reprendre le titre d’un beau livre de Pierre Michon) qui vivent en nous et hors de nous, qui hurlent à tue-tête, certaines nuits, jusqu’à nous empêcher de dormir, et qui pourtant n’ont pas de noms. Toutes ces vies que nous portons en nous comme un enfant secret (pour reprendre le titre d’un roman qui vient de recevoir le Prix Michel-Dentan) qui ne demande qu’à naître et à parler.

Voilà pourquoi les mots sont aussi des fantômes qui passent d’âge en âge, de livre en livre, et de bouche en oreille.

Il y a quelque temps, un éditeur romand accablé par les dizaines de manuscrits qui s’empilaient sur son bureau se plaignait devant moi : les Suisses écrivent beaucoup, disait-il, parce qu’ils parlent trop peu ! Voilà pourquoi, sans doute, l’écriture – c’est-à-dire la parole silencieuse et solitaire et secrète – a trouvé dans ce petit coin de pays un terreau fertile.

Mais c’est aussi, à mon avis, pour une autre raison. Si la véritable patrie d’un écrivain, c’est sa langue, alors nul doute que les Français, ces veinards, sont chez eux quand ils parlent ou qu’ils écrivent. Ils sont en territoire connu et balisé. Les Suisses, en revanche, écrivent dans une langue empruntée. Si riches ou glorieux qu’ils soient, ils ne sont jamais totalement chez eux quand ils écrivent.

Regardez ce cher Jean-Jacques Rousseau rougissant à la Cour du Roi Louis dès qu’il s’agit d’ouvrir la bouche et de trahir son origine étrangère. Regardez Charles Ferdinand Ramuz obligé de se forger une autre langue – plus belle, peut-être, plus rude et plus féconde que l’originale– pour écrire des romans dans lesquels il réinvente le monde.

C’est ce qui fait le prix, à mon sens, des écrivains de ce pays : ils écrivent dans la langue de l’autre. Ils ne sont jamais ni chez eux, ni arrivés à destination. Regardez Cingria, dormant avec sa bicyclette pour être sûr de pouvoir déguerpir à la moindre occasion. Regardez Nicolas Bouvier, réinventant une langue magique qui lui permette d’exorciser les démons de Ceylan ou les fantômes japonais.

Non, jamais chez eux, jamais arrivés à destination, les écrivains de ce pays.

Et toujours condamnés à écrire dans la langue de l’exil.

Je n’aimerais pas terminer ces quelques réflexions sans rendre hommage à quelqu’un pour qui l’exil n’est pas qu’un mot, ni un vain mot : vous aurez reconnu Vladimir Dimitrijevic. Il a su offrir à tant d’écrivains de ce pays la terre d’accueil de L’Âge d’Homme et su favoriser l’éclosion d’une nouvelle génération d’écrivains prometteurs tels que Michel Layaz, Antonin Moeri, Jean-Louis Kuffer ou Étienne Barillier. Qu’il en soit ici remercié.

J’aimerais remercier aussi Claude Frochaux qui fut le premier lecteur de L’Enfant secret, à l’époque où celui-ci était encore un récit fragmentaire et en gestation.

Et j’aimerais remercier enfin Corine Renevey, mon amie. Elle vivait à l’époque à Toronto – qui n’est pas précisément la porte à côté – où elle enseignait la littérature romande à de solides étudiants canadiens. C’est à elle, chaque jour, pendant des mois, que j’ai envoyé une séquence du roman par courrier électronique. Comme elle voulait toujours savoir la suite, me réclamant chaque jour des nouvelles de Julien et d’Émilie, d’Antonio et de Nora, j’ai été obligé de l’inventer au fil des jours et des nuits d’écriture. C’est grâce à elle, aussi, que cet Enfant secret, que vous honorez aujourd’hui, a vu le jour.

Jean-Michel Olivier

LIRE ET ECRIRE EN SUISSE ROMANDE

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Il fut un temps, assez lointain, où la littérature suisse (et romande en particulier) avait bonne presse. C'était il y a un siècle. Dans les Cahiers vaudois, Ramuz et ses amis jetaient les bases d'une littérature (mais aussi d'une éthique et d'une esthétique) non plus centrée uniquement sur Paris, mais ouverte aux questions de la langue et de l'identité romandes. Aussi brève qu'elle fût, l'existence des Cahiers vaudois suscita un engouement remarquable, et des échos nombreux dans la presse de l'époque (Ramuz écrivait même régulièrement dans La Gazette de Lausanne).

Après un long silence, dans les années d'immédiate après-guerre, la littérature romande connut une seconde jeunesse dans les années 1960-70, grâce à des éditeurs courageux comme Bertil Galland et Vladimir Dimitrijevic. Inutile de rappeler, ici, la floraison inouïe de talents aussi divers et singuliers que Jean-Marc Lovay, Anne Cuneo, Alexandre Voisard, Jean Vuilleumier, Nicolas Bouvier, Corinna Bille – pour n'en citer que quelques-uns. À cette époque, où le débat entre contestation et tradition était très fort, comme celui qui opposait les défenseurs d'une " littérature du terroir " à tous ceux qui prônaient une ouverture plus large sur le monde, la littérature romande n'avait pas bonne presse. Mais elle remplissait les colonnes des journaux. Elle suscitait polémiques et débats. Elle effrayait les âmes sensibles. Elle terrorisait les censeurs. En un mot : elle était vivante.

Aujourd'hui, comme dirait Georges Bush, le monde a bien changé. Il se publie, en Suisse romande, près de dix fois plus d'ouvrages qu'à l'époque des Cahiers vaudois ou des ÊÉditions Bertil Galland. Et les talents sont là, à chaque rentrée littéraire, pour susciter l'agacement ou l'enthousiasme, l'admiration, les cris de révolte ou de génie, ou simplement la reconnaissance.

Mais, bien sûr, personne ne les lit.

Parce qu'aujourd'hui, après avoir joui d'une bonne, puis d'une mauvaise presse, la littérature (romande) n'a plus de presse du tout !

Petite revue de presse.

On pourrait compter sur les doigts d'une seule main les journaux qui consacrent encore quelques lignes (je ne dis pas une page) à la chose littéraire. Tentons un modeste (et partiel) état des lieux : si l'on excepte l'excellente page " livres " du mardi dans 24Heures (due aux bons soins de Jean-Louis Kuffer) ; la page du samedi de La Liberté (dirigée par Jacques Sterchi) et du Quotidien Jurassien (sous la signature de Bernadette Richard), les pages littéraires du supplément hebdomadaire Temps et, bien sûr, l'indispensable Passe Muraille publié à Lausanne – le reste est accablant. La Tribune de Genève a confié les livres qui viennent de paraître à Étienne Dumont (ce qui montre le mépris dans lequel on les tient dans les hautes sphères de la rédaction). L'Hebdo, qui a abandonné depuis longtemps toute ambition culturelle, ne parle que de " faits de société " et n'interviewe plus que des ex-lofteurs.

Un dernier mot sur la télévision : alors que toutes les chaînes françaises ont aujourd'hui leur émission littéraire (Vol de nuit sur TF1, Campus sur F2, Culture et dépendances sur F3, l'excellent Droits d'auteurs sur ARTE), la TSR brille encore une fois par son absence et son manque d'imagination. Et ce n'est pas la désolante aventure de Faxculture, bazar de pacotille où viennent briller quelques auteurs hexagonaux de seconde zone, qui prouvera le contraire. Là aussi, comme dans les journaux, il s'agit de tuer l'engouement littéraire dans l'œuf.

Ripostes.

Alors que faire ?

Comment contourner l'interdit du silence (la plus injuste, mais aussi la plus efficace de toutes les censures) ?

En multipliant les réseaux, les connexions, les échanges, les contacts, les rencontres. En développant une complicité de l'ombre qui est la seule réponse possible au mépris des médias.

Comme dans d'autres domaines, l'Internet me paraît une riposte intéressante, puisqu'il permet de faire circuler à peu de frais beaucoup d'informations (ce que les journaux, faute de place, ne peuvent plus faire), de mettre en contact non seulement les écrivains et les lecteurs, mais aussi toutes celles et ceux qui gravitent autour du livre (bibliothécaires, libraires, éditeurs, imprimeurs, etc.). Ici, bien sûr, et ailleurs, car l'Internet abolit les frontières et les langues. Nulle forme de censure ne peut le paralyser.

Le réseau.

Le premier site consacré uniquement à la littérature romande fut créé au Canada en 1996. C'était L'Étoile suisse romande, lieu de débats et d'échanges, mis en ligne par Corine Renevey, autour du Centre de littérature romande de l'Université de Toronto. On pouvait y découvrir la biographie de nombreux auteurs, ainsi que des articles de presse et des textes inédits. Retiré quelque temps de la Toile, L'Étoile suisse romande sera de nouveau en ligne prochainement à l'adresse suivante : www.etoilesuisseromande.ch.

Dans le même ordre d'idées, il faut mentionner le très beau site conçu en France par Bruno Poirier (www. pages.infinit.net/poibru/litsui) sur lequel figure un répertoire d'une cinquantaine d'écrivains, et une multitude de liens intéressants.

Grâce à Roselyne König, qui l'a concu et lancé sur le Net, et l'équipe enthousiaste qui lui a succédé, le Culturactif est désormais une adresse obligée pour toutes celles et ceux que la littérature suisse regarde. En plus d'une foule de renseignements, on y trouve des liens, des entretiens, des traductions et l'indispensable calendrier culturel (manifestations, rencontres, lectures, etc.) que les journaux passent désormais sous silence

Le feuilleton littéraire.

Pour qu'une littérature vive – c'est-à-dire qu'elle s'échange, se discute, se prolonge, se transmette – il faut bien sûr pouvoir la retrouver à tout instant, la consulter, la lire et la relire. C'est dans cette optique que j'ai créé, en 2001, mon propre site Internet (www.jmolivier.ch) grâce au talent, une fois encore, de Corine Renevey, qui l'a conçu et mis en ligne.

Dans un premier temps, il comportait des extraits de mes livres, des articles de presse, des textes inédits, une biographie, des préfaces inédites ou épuisées, etc. Il y a quelques mois, j'ai rajouté une section importante à mon site : le feuilleton littéraire. Elle rassemble près de 300 articles consacrés à des livres publiés en Suisse ou en France durant ces quinze dernières années. Tous ces articles ont été publiés une première fois dans la revue SCENES Magazine (revue présente aussi sur le Culturactif), puis repris sur le site. Cela va d'Étienne Barillier à Gustave Roud, de Monique Laederach à Claude Frochaux, de Nicolas Bréhal à Bernard Comment, d'Anne Cuneo à Jérôme Meizoz, d'Yves Laplace à Louise Anne Bouchard, etc. Autant dire que le panorama est proprement infini, puisque chaque mois le feuilleton s'enrichit de deux ou trois articles supplémentaires consacrés aux dernières parutions.

C'est pour moi un plaisir, chaque mois, de rajouter une modeste pierre au fragile édifice littéraire virtuel. Mais c'en est un plus grand encore de voir que ces articles – et surtout les livres dont ils essaient de rendre compte – suscitent l'intérêt de nombreux visiteurs, suisses et étrangers (à en croire les statistiques de fréquentation, il y a chaque jour entre 50 et 80 lecteurs du feuilleton littéraire, ce qui est très encourageant).

Lire et faire lire, écrire et faire écrire, faire partager ces enthousiasmes ou ces colères, faire découvrir aussi de nouvelles plumes (car, contrairement à ce que les journaux voudraient nous faire accroire, les nouveaux talents ne manquent pas) : voilà quelques-uns des buts, modestes et sans doute utopiques, que je me suis donnés.

Une vie ne suffit pas à les réaliser tous, mais rien ne coûte d'essayer.


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LA LITTÉRATURE ROMANDE ET APRÈS ?
Dans le Palais des glaces de la littérature romande, Amsterdam / New York, Rodopi, 2002.

 

Pour C.

Deux figures tutélaires ont longtemps dominé la littérature suisse romande de la seconde moitié du XXe siècle. Figures antinomiques et cependant complices car chacune d'elles, à sa manière, incarne une parole – religieuse ou profane – qu'il s'agit de transmettre, et qu'on ne cesse d'interroger.

Sans remonter jusqu'à Babel, on pourrait convoquer ici des bibliothèques entières, depuis les sermons du célèbre vicaire de Rousseau jusqu'aux textes les plus récents d'Étienne Barilier ou de Daniel de Roulet (dont le père, comme on sait, fut pasteur). Courant essentiellement moral, imprégné de puritanisme protestant, marqué par une méditation constante sur le mal (mal-être ou maladie) et sur la faute, en même temps qu'une fascination tourmentée et violente pour la chair humiliée.

On se souvient du roman de Jean-Pierre Monnier (né en 1921), La Clarté de la nuit, publié à Paris en 1956 : sous les traits d'un pasteur, appelé hors de chez lui et marchant, tout seul, par les chemins de neige, Monnier nous fait revivre l'ultime combat d'un homme aux limites de ses forces, chancelant d'arbre en arbre, éperonné par l'improbable espoir de retrouver les siens. Étranger sur la terre, il n'en est pas moins dévoué corps et âme à ses semblables, à qui il tente d'apporter le réconfort de la bonne parole, tout en reconnaissant, parfois, que le jeu est " truqué ", que cette " dévotion de commande " est une bouffonnerie.

Dans ces moments de doute, même la prière, cette parole verticale, se désagrège : " Les mots, qui se dédoublaient, changeaient de sens, et d'autres, encore plus difficiles, cherchaient à prendre leur place. Ils disaient le contraire de ce qu'ils avaient à dire. C'était chaque fois une défaite. "

Défaite ou impuissance à dire les choses, à établir avec les autres une relation qui ne soit pas de circonstance, à habiter ce monde, enfin, avec bonheur et pleinement, ce monde où tout nous paraît étranger. Cette thématique recouvre bien d'autres textes de Jean-Pierre Monnier (La Terre première, L'Allégement) où affleure fugacement l'espoir d'une réconciliation avec le monde, espoir vite envolé, bien sûr.

Le pasteur rouge

C'est un autre pasteur, Jean-Luc Friedrich, qui tient dans Je la chronique de ses doutes et ses défaites. Ce premier roman d'Yves Velan (né en 1925) fut salué comme une révélation par Roland Barthes (cet autre protestant). Il met en scène, de manière réflexive, en mélangeant fragments de lettres et narration, journal intime et monologue intérieur, un pasteur d'un peu plus de trente ans établi à mi-chemin de Genève et de Lausanne, dans cette belle ville de Nyon qui nous vit naître. Déchiré entre une fidélité absolue à Dieu et un désir profond de justice sociale, Jean-Luc Friedrich est convaincu de ne servir à rien. Par sa seule existence, il profane le projet divin, car il ne peut faire que le mal. Rien, ni personne, ne justifie sa présence sur terre.

Dans cette perspective, comme le note justement Jean Vuilleumier, le bonheur ne peut être que dans le mal. " Il doit se sentir mal à l'aise pour expier. Se garder de l'amollissement, du simple confort, des petits plaisirs corrupteurs. Acharnement diligent, que le monologue, néanmoins, objective en son ressassement, comme une sorte de délire auquel le sujet, par quelque issue intime, échapperait pour une part. "

Si le pardon n'existe pas, si les prières qu'on adresse au Dieu terrible demeurent sans écho, le seul recours réside dans l'action sociale. Là, au moins, le pasteur Friedrich pourra être utile, se consacrer aux autres, faire le bien autour de lui. À ses yeux, une fraternité existe, qui peut l'aider à rompre sa solitude et à rencontrer tous ces autres qu'il ne parvient pas à rejoindre sur les chemins de sa paroisse.

Cette issue a un prix, bien sûr, puisque le pasteur rouge sera banni de la communauté des croyants, puis mis en congé par le Conseil d'État.

Paradoxalement, c'est ce rejet qui offrira, in extremis, une rémission possible à Jean-Luc Friedrich. En se lançant corps et âme dans le combat social, il découvre qu'il s'était fait " un monstre de lui-même ". De la même manière qu'il se représentait Dieu comme une idole devant laquelle il devait sacrifier. " Est-ce possible, mon Dieu, que je n'aie plus peur de Toi ? "

Le roman s'achève sur cette question qui suggère, en même temps, l'espoir d'une rédemption.

Aussi dissemblables soient-ils, ces deux romans indiquent bien l'enjeu et la problématique d'une littérature issue en droite ligne d'Amiel, ou de plus haut encore (le bon docteur Tissot, Calvin…). Courant sinon majoritaire, du moins très important dans la littérature romande des années cinquante et soixante, marquée par la fascination de la (bonne) Parole, la conscience de son indignité et de ses fautes, la crainte de l'échec, et le penchant – sans doute unique au monde – à se faire juge et bourreau de soi-même.

L'école du père

Au début des années septante, l'œuvre de Jacques Chessex (né en 1934), qui commença par publier de la poésie, marque un tournant dans la littérature romande. Non seulement parce que L'Ogre (paru chez Grasset en 1973) fut consacré exceptionnellement par le Prix Goncourt et toucha, par là-même, un très vaste public qui débordait les frontières de la Suisse. Non seulement parce que Chessex, auréolé par le Goncourt, occupa dans le champ littéraire romand une position désormais forte et intouchable (dont il ne cessa d'abuser). Mais aussi par les thèmes abordés (l'intériorisation de la faute, la figure écrasante du père, les femmes médiatrices, le suicide), et le personnage central qu'il met en scène : un maître de lycée.

L'Ogre, à cet égard, offre un repère intéressant. Le roman s'ouvre sur une scène célèbre où l'on voit Jean Calmet perdu dans une méditation funèbre face à l'assiette de filets de perche qui attendent d'être dévorés (comme lui-même, à la fin du roman, sera dévoré par le spectre de son père). Écorché vif, Calmet essaie en vain de vivre, mais comme Amiel, un siècle plus tôt, il est accablé d'impuissance, incapable d'agir, de se sauver tout seul. Hanté par l'image de son père, qui régnait en tyran sur toute sa famille, il ne rencontre au fil du livre que des figures incarnant ce surmoi terrible et aliénant.

Jamais, ni auprès des jeunes femmes qu'il rencontre, ni par le biais de ses élèves qui tentent d'établir avec lui une relation directe, il ne parvient à s'installer véritablement dans la vie. Cette impasse, Jean Calmet la rencontre tous les jours, incapable qu'il est de concilier ce qu'il vit et l'ombre obsédante du passé. La " fille aux chats " essaie de le sauver, mais Calmet s'y refuse, en bon disciple d'Amiel, pour qui la nature de Vénus reste inséparable d'un certain vampirisme. De leur côté, les élèves du gymnase l'entourent, le réconfortent, mais ils ne peuvent empêcher l'inexorable déchéance du maître.

Rongé par le remords et pris d'un doute fondamental sur sa propre existence (pour Calmet, comme pour le pasteur Friedrich, exister est une faute), le personnage central de L'Ogre va se trancher la gorge, réitérant par là un geste familier de son docteur de père qui, chaque matin, au moment de la toilette, le menaçait de son rasoir.

Le maître doute

À l'égal des pasteurs, les maîtres d'école (ou les régents, comme disent les Vaudois) occupent une place de choix dans les romans de cette époque. Ils incarnent à la fois la maîtrise et le doute. Ils sont porteurs d'une parole qui interroge constamment sa propre assise et son autorité. En outre, ils représentent symboliquement une Loi qui les dépasse et à laquelle, souvent, ils n'arrivent pas à se plier.

C'est le cas de Pierre, le personnage central du roman de Philippe Barraud (né en 1949), La Fuite, qui tombe sous le charme d'une de ses élèves. En même temps qu'il découvre la tendresse d'Aline, ses gestes vifs et innocents, Pierre est assailli de remords : " La robe moulante de coton orange qu'elle porte n'est rien, juste une seconde peau très fine, où il retient pourtant ses mains de courir. Il se sent encore mal à l'aise : n'est-il pas, toujours et encore, un maître qui fricote avec une élève ? "

Comme l'Aline de Ramuz (Barraud convoque ici l'une des figures mythiques de la littérature romande), la jeune fille de La Fuite se retrouve bientôt enceinte des œuvres de son maître. Même si cela tourne moins mal que chez Ramuz (où Aline se suicide), la fin du roman de Barraud ne laisse aucun espoir. Pris d'un désir de mortification, Pierre abandonne son poste au lycée, car il est incapable de jouer plus longtemps au maître. Il quitte sa femme et ses enfants, loue un studio en ville et prend un emploi de comptable. Son seul plaisir, dès lors, sera de contempler les sommets du Jura, " fouetté par les rafales d'ouest ". Il fuit dans la méditation et le rappel des souvenirs anciens : " il fermait les yeux et ouvrait la porte dorées du souvenir – Aline, Rome, la folie des corps affamés dans la chambre d'hôtel, ce bonheur étrange et brûlant qui naît de l'interdit transgressé. "

Au bord du vide

Plus récemment, un autre écrivain suisse romand a fait du maître de gymnase le personnage central de son roman. Il s'agit de Jacques-Étienne Bovard et Les Beaux sentiments – lauréat, par ailleurs, du Prix des Auditeurs de la radio et véritable succès populaire (plus de 4000 exemplaires vendus).

Avec Bovard (né en 1961), lui-même professeur de gymnase à Lausanne, nous retrouvons le style néoréaliste cher à Chessex, mais un néoréalisme mâtiné de lyrisme et de distance ironique (Bovard s'inscrit dans la lignée de Jacques Mercanton). C'est ce qui fait, à notre sens, tout l'intérêt d'une écriture non seulement frottée à la tradition romanesque du XIXème siècle, mais ouverte, aussi, sur le présent (les thèmes abordés par Bovard en témoignent).

Dans Les Beaux sentiments, François Aubord est comme tétanisé par le suicide d'un de ses élèves. Il entreprend dès lors une enquête sur cette mort suspecte, reconstitue la vie de la victime, interroge les membres de sa famille, ses camarades d'école, les collègues du gymnase. On retrouve ici le goût de Bovard pour le roman policier, déjà lisible dans Demi-sang suisse, son meilleur livre. Mélangeant les genres et les tonalités, Bovard n'hésite pas à reproduire dans son roman des (faux) travaux d'élèves, ainsi que le compte-rendu d'une (vraie) séance du Grand Conseil vaudois où l'on discute très âprement (et de manière consternante) des économies de bout de ficelle qu'on va faire sur le dos de l'école.

Nouveau pasteur laïc, François Aubord en vient à douter de la justesse de sa parole. Il remet en question non seulement la légitimité des œuvres qu'il enseigne (Céline, Sartre, Beckett : tous ces écrivains de la mort), mais encore son statut de maîtrise face à des adolescents qui connaissent toute sorte de problèmes auxquels Mort à crédit ou La Nausée n'apportent aucun espoir de solution.

Amené à prêcher des certitudes (n'est-ce pas là ce que les élèves attendent ?), Aubord découvre le doute, comme Antoine Roquentin dans La Nausée. Et ce questionnement est si radical qu'il débouche sur une complète remise en cause : de son travail, du fonctionnement de l'école et de sa propre vie.

C'est pourquoi il n'est guère étonnant que le livre de Bovard s'achève sur une rupture : Aubord décide de quitter l'enseignement et d'aborder une autre vie où il pourra, enfin, coïncider avec lui-même. Cet épilogue se lit dans un double registre : échec et fuite (dans le registre de la faute), mais également progrès et indépendance (dans le registre de la régénération).

Comme on l'a vu pour les Pasteurs, les Maîtres, à leur tour, incarnent cette conscience malheureuse qui est sans doute l'un des traits principaux de la littérature romande (et peut-être – comme le prétendait Max Frisch – de la Suisse en général). Les uns comme les autres, en quête d'une légitimité nouvelle, n'arrivent plus à faire passer la bonne parole (pastorale ou magistrale). Le courant est coupé, la communication trahie.

Et maintenant ?

Ce doute jeté sur la bonne parole, si caractéristique des romans de Monnier ou de Chessex (mais aussi de Junod, Vuilleumier, Fontanet ou Monique Laederach, voire Yves Laplace) marque profondément la production littéraire romande de ces trente dernières années. Elle coïncide aussi, sans doute, avec une désacralisation de l'écriture (et, par conséquent, de la figure de l'écrivain) qui n'est plus garantie par une Transcendance, ni justifiée par une détermination sociale (chez Velan ou Junod). Elle va de pair, enfin, avec la remise en question des dogmes religieux et des valeurs politiques dominantes.

Mais aujourd'hui la littérature suisse romande, qui par bien des aspects reste encore imprégnée des valeurs (morales et esthétiques) du XIXème siècle, offre un paysage sans doute plus accidenté, mais aussi plus varié, plus riche et plus intéressant que dans les années soixante ou septante.

Accidenté parce qu'aucun groupe ou courant littéraire, aujourd'hui, aucune force dominante (éditoriale, journalistique) ne régit plus la production de textes. La " famille littéraire " que l'éditeur et critique Bertil Galland avait réunie autour de lui dans les années soixante (Anne-Lise Grobéty, Corinna Bille, Chappaz, Voisard, Chessex, Monnier – pour ne citer que quelques noms) n'existe plus. Et aucune autre famille, depuis, ne l'a remplacée. Parallèlement, la critique littéraire a considérablement perdu de son influence et n'est plus capable, aujourd'hui, de soutenir ou d'imposer l'œuvre d'un(e) jeune écrivain(e).

Pourtant, dans ce paysage lunaire, beaucoup d'œuvres se construisent, fortes et singulières. Elles jouent avec les genres, mélangent les tons, défient toute classification hâtive.

À l'abandon des figures paternelles (le pasteur, le maître) succède une recherche à la fois plus modeste et plus fondamentale sur les racines de ce décalage fécond (pour reprendre la belle expression de Jean Starobinski) qui caractérise le fait d'écrire en Suisse romande.

Nulle cohérence, donc, nulle unité profonde entre des œuvres qui s'élaborent aujourd'hui non par rejet des modèles du passé (en faisant table rase de la si lourde hérédité protestante), mais en inventant d'autres formes, en scrutant d'autres territoires, en essayant d'autres langages (selon la formule de Barthes).

Elles explorent la parole jusqu'aux confins du silence et du secret (Adrien Pasquali, Daniel Maggetti). Elles revisitent les grands mythes nationaux, considérés comme des fictions toujours à questionner (Bernard Comment). Elles s'attaquent à l'actualité, relue et réfractée par le prisme d'une conscience post-moderne (Jean-Louis Kuffer). Elles arpentent le désir – de l'homme comme de la femme – par l'exploration du corps amoureux dans tous ses états (Asa Lanova). Elles poursuivent une interrogation sur les mystères de la création picturale ou littéraire (Rose-Marie Pagnard). Elles revisitent notre héritage culturel à la lumière de l'abandon des dieux et de la solitude de l'homme (Claude Frochaux). Elles se risquent dans une expérimentation vertigineuse du langage et de ses enchantements (Vahé Godel, Olivier Beetschen).

What next ?

À peine délivrée du réalisme, du néoréalisme, du romantisme, du symbolisme et du naturalisme (autant d'affreux corsets hérités du siècle dernier), la littérature romande est prête à aborder le siècle qui commence avec un désir intrépide de se frotter aux autres, de résister aux sirènes aliénantes de l'esthétique, de la morale et de la politique, de déchiffrer l'espace qui la transforme et l'époque qui la met en scène.

Vaste programme, me direz-vous.

C'est vrai qu'il y a du travail.

Mais cela ne nous effraie pas.

 

Bibliographie :

Philippe BARRAUD, La Fuite, roman, Bernard Campiche, 1994.

Olivier BEETSCHEN :
À la nuit, récit, Lézardes, 1995 ;
– Le Sceau des pierres, poèmes, Empreintes, 1996.

Jacques-Étienne BOVARD :
Demi-sang suisse, roman, Bernard Campiche, 1995 ;
Les Beaux sentiments, roman, Bernard Campiche, 1999.

Jacques CHESSEX, L'Ogre, roman, Grasset, 1973.

Bernard COMMENT :
L'Ombre de mémoire, roman, Christian Bourgois, 1990 ;
Même les oiseaux, nouvelles, Christian Bourgois, 1999.

Claude FROCHAUX :
Le Lustre du Grand Théâtre, roman, Le Seuil, 1966 ;
Heidi ou le défi suisse, essai, La Cité, 1969 ;
L'Homme seul, essai, L'Âge d'Homme, 1996.

Bertil GALLAND, La littérature de Suisse romande expliquée en un quart d'heure, essai, Zoé, 1986.

Vahé GODEL :
Vous, récit, La Différence, 1990 ;
Arthur autre, roman, La Différence, 1994 ;
Un homme errant, récit, Métropolis,1997.

Jean-Louis KUFFER :
Le Viol de l'Ange, roman, Bernard Campiche, 1997;
Le Sablier des étoiles, Bernard Campiche, 1999.

Asa LANOVA :
Le Testament d'une mante religieuse, roman, L'Aire, 1997 ;
Le Blues d'Alexandrie, roman, Bernard Campiche, 1998.

Daniel MAGGETTI, Chambre 112, récit, L'Aire, 1997.

Jean-Pierre MONNIER :

La Clarté de la nuit, roman, Plon, 1956 ;
L'Allégement, récit, Bertil Galland, 1975 ;
Écrire en Suisse romande entre le ciel et la nuit, essai, Bertil Galland, 1979.

Rose-Marie PAGNARD :
Séduire, dit-elle,roman, L'Aire, 1985 ;
La période Fernandez, roman, L'Aire, 1988.

Adrien PASQUALI :
La matta, roman, Zoé, 1994 ;
Le pain de silence, récit, Zoé, 1999.

Yves VELAN, Je, roman, Le Seuil, 1959.

Jean VUILLEUMIER, Le Complexe d'Amiel, essai, L'Âge d'Homme, 1985.

 

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LA RITOURNELLE DES PRIX LITTÉRAIRES
Scènes magazine, décembre 2002.

 

Pour la littérature, novembre est le mois le plus important de l'année. Quelques semaines durant, grâce aux prix littéraires, qui attirent même les caméras de la télévision, les écrivains (ces travailleurs de l'ombre) occupent le devant de la scène. Et la littérature redevient non seulement sujet d'actualité, mais aussi prétexte à disputes, polémiques, anathèmes plus ou moins définitifs – en un mot : objet de passion.

Et chaque année, à même époque, les journalistes entament leur ritournelle : comment diable les jurés Goncourt, Femina, Médicis et consorts ont-ils fait pour ignorer Olivier Rolin qui a écrit sans conteste " le meilleur roman de l'année " ? Pourquoi diantre les jurés Renaudot ont-ils plébiscité ce gros pavé verbeux, Assam (Albin Michel) de Gérard de Cortanze, alors que tant d'autres romans lui étaient supérieurs ? Et Jean-Philippe Toussaint ? Et Christine Angot ?

Comme chaque année, tous ceux qui savent bien mieux ce qu'il faut voter que les jurés eux-mêmes enragent. C'est la rengaine de l'impuissance et du dépit. Pourtant, sans être dupe des marchandages et autres arrangements entre jurés à la solde des grands éditeurs parisiens, il faut bien reconnaître que l'année 2002 aura été une grande année. Non tant parce que les prix ont révélé au grand public un talent inconnu, mais parce qu'ils ont récompensé – une fois n'est pas coutume ! – de vrais écrivains. Lesquels ?

Pascal Quignard tout d'abord (dont nous parlons dans le feuilleton littéraire). Écrivain inclassable, secret, solitaire, qui n'obtiendra sans doute jamais la reconnaissance publique d'une Marguerite Duras, par exemple (plus de 800000 exemplaires vendus de L'Amant, prix Goncourt 1984), mais dont chaque livre est un véritable bonheur de lecture, par sa rigueur et sa douce ironie, son invention, son érudition savoureuse. Après l'avoir longtemps cherché, alors qu'il était publié par Gallimard, Quignard a été enfin récompensé pour ses Ombres errantes (Grasset), premier volet d'une fresque qui devrait comporter près de vingt volumes (!). C'est un choix courageux et honnête.

Chantal Thomas ensuite, critique et historienne de grand talent, a reçu le Prix Femina pour Les Adieux à la reine (Le Seuil), son premier roman. Là aussi il s'agit d'un choix estimable. Quant à Anne Garetta et Gérard de Cortanze, respectivement prix Médicis et Renaudot, ils méritent eux aussi leur récompense.

Les jurés ayant fait leur travail – et très bien ! – il reste au lecteur à faire le sien. Lancez-vous donc à la poursuite de ces Ombres errantes, perdez-vous dans les méandres d'Assam, découvrez les nuits folles d'Anne Garetta et les portraits délicieusement décalés de Chantal Thomas ! Mais n'oubliez pas les derniers livres de Corinne Desarzens, Elisabeth Horem, Thomas Bouvier, et Jean-François Fournier : même s'ils n'ont pas de Prix, ils sont tous remarquables !


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LA SUISSE VUE DE PARIS
La Nouvelle Revue Française, novembre 2002.

 

Dans sa dernière livraison, La Nouvelle Revue Française, dirigée par l'écrivain Michel Braudeau, nous propose un ensemble à la fois divers et passionnant de quelques écrivains qui comptent aujourd'hui, toute frontière abolie. On y trouve donc le triestin Claudio Magris, l'américain Don deLillo (sans doute, avec Joyce Carol Oates et Paul Auster, son vieux complice, l'un des écrivains les plus percutants d'Amérique), mais aussi la belge Caroline Lamarche et encore le prometteur Emmanuel Moses.

On saluera également le très bel hommage à Blaise Cendrars, par Jean-Carlo Flückiger et Olivier Rolin, accompagné d'un texte méconnu du grand bourlingueur, Café-Express, où l'on retrouve à la fois la fougue et l'incroyable inventivité verbale de Cendrars qui, aujourd'hui plus que jamais, fait figure de précurseur de la littérature en mouvement, sans norme, sans borne et sans frontière, et qui n'a d'autre loi que sa propre liberté.

Que dire, en revanche, dans le même numéro, du dossier " Lettres suisses " préparé par Bernard Comment, sinon que l'ensemble est à la fois maigre et paresseux ? On y retrouve toujours les mêmes noms (Frisch, Dürrenmatt…) et la littérature suisse de langue française n'y est représentée que par des auteurs édités à Paris (Benoziglio, Chessex et… Bernard Comment!). Autrement dit, c'est la littérature romande vue par le petit bout de la lorgnette ! Les clichés éternels y sont abordés avec un sérieux désarmant et les textes choisis brillent presque tous par leur conformisme, ou pire : leur provincialisme (l'inénarrable Noëlle Revaz). Dommage que les lecteurs de la NRF n'ait pas à leur disposition un panorama plus large et plus varié du paysage littéraire suisse – si étriqué ici !


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LA PURETÉ DANGEREUSE
, septembre 2002.

 

Dans un roman publié en 1996, Les Innocents, j'imaginais Genève victime d'un attentat terroriste qui chassait du meilleur des mondes tout ce que notre belle ville compte d'avocats médiatiques, de journalistes vedettes et de politiciens ambitieux. Sous la fable et la farce, j'essayais de sonder les racines de l'extrémisme religieux : l'obéissance aveugle à la Loi divine ; un sentiment d'innocence originelle (seule les autres sont coupables) ; une obsession de la pureté et du puritanisme ; un rejet – c'est-à-dire une peur – de toute forme de modernité ; la nostalgie d'un état de Nature, etc.

On sait, depuis le 11 septembre 2001, à quelles aberrations tragiques de telles croyances peuvent mener. Car la réalité rattrape toujours la fiction (laquelle, pourtant, l'éclaire et l'interroge, grâce au roman – mais qui s'en soucie ?).

Dans un article ahurissant (" La charia incomprise ", Le Monde du 9 septembre 2002), Monsieur Hani Ramadan nous fait une fois de plus la leçon à propos de notre indifférence aux malheurs des populations tchétchènes, palestiniennes et nigérianes, toutes victimes du grand terrorisme d'Etat. Ce n'est qu'un avant-goût de sa démonstration (toujours la même) : il n'y a qu'une Loi, dans le monde, la charia, qui justifie tous les excès et tous les châtiments, parce qu'elle est " une injonction divine ". Poursuivant sur sa lancée, M. Ramadan vante les bienfaits de la lapidation, " qui constitue une punition, mais aussi une forme de purification ". D'ailleurs, pourquoi se plaindre ? Puisqu'après la mort du coupable, " on prie pour lui " ?

Mais M. Ramadan ne s'arrête pas en si bon chemin. Qui a créé le virus du sida? interroge-t-il benoîtement. La réponse coule de source : Dieu, bien sûr, qui punit ainsi tous ceux qui ont " un comportement déviant ", car " la turpitude n'apparaît jamais au sein d'un peuple (...) sans que ne se propagent parmi eux les épidémies et les maux qui n'existaient pas chez leurs prédécesseurs ". Les malades du sida – et tous ceux qui souffrent de maladies qui " n'existaient pas chez nos prédécesseurs " – apprécieront…

On croirait entendre M. Le Pen, qui préconisait il y a quelques années des mouroirs pour les " sidaïques ". Mais il n'en est rien. M. Ramadan est directeur du Centre islamique de Genève. Il prêche la Bonne Parole et rêve d'un Etat soumis entièrement à la Loi religieuse. En cela, il exprime la nostalgie d'un Dieu qui semble avoir depuis longtemps déserté la Nature. Il veut remettre la mosquée au milieu du village, à la place du pouvoir politique, du pouvoir juridique et de l'école publique (et laïque).

Il a la nostalgie d'un Etat qui ne ferait plus qu'un avec l'Eglise. Cette nostalgie est non seulement dépassée : elle est essentiellement dangereuse.

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ÉCRIRE AU SINGULIER
Revue des Belles-Lettres, nos 3-4, 1997.

 

Quand j'étais étudiant, il y a un siècle, dans une grande académie de province, une tradition voulait qu'on n'exprimât jamais son opinion, ou alors (si l'on ne pouvait faire autrement) de la manière la plus impersonnelle qui fût : de tous les mots de la langue française, le pronom je était le plus étrange, infâme et fascinant, tout à la fois frivole, superficiel, peu scientifique – donc à proscrire.

À cette époque (c'était il y a un siècle), la critique littéraire se prenait pour une science, et pas n'importe laquelle : son champ était si vaste qu'il n'avait pas de limites, englobait tous les genres, brassait tous les langages et s'étendait presque à perte de vue. Son ambition – également illimitée – n'était pas loin de l'ambition des sciences exactes : soit quelque part entre la thématique et la mathématique.

Aucun critique, c'était la règle, ne parlait en son nom : " on a vu que… ", disait Genette dans Figures I, " on rencontre cette image dans l'épisode précédemment cité… " ; " on s'est donc contenté, dans les pages qui suivent… " répliquait Jean-Pierre Richard dans Proust et le monde sensible ; " on pourrait poursuivre cette exploration… " écrivait Dällenbach dans Le récit spéculaire

Seul Roland Barthes, atypique comme toujours, détournait le genre à sa manière en faisant du critique non un être impersonnel (à la limite inexistant), mais presque une catégorie de la fiction. Préface à ses Essais critiques (1963) : " En rassemblant ici des textes qui ont paru comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui qui les a écrits voudrait bien s'expliquer sur le temps et l'existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il craint trop que le rétrospectif ne soit qu'une catégorie de la mauvaise foi (je souligne). "

Cette double réserve, qui conditionne l'énonciation (" le temps et l'existence "), RB la mentionne pour aussitôt la congédier, par impuissance ou par pudeur, mais elle occupera le centre de sa réflexion sur la critique et sur le texte, qu'il soit littéraire ou non.

Qu'est-ce que le temps ?

Ce qu'on ne choisit pas.

Et l'existence ?

C'est le noyau de singularité que tissent autour de nous les rencontres et les voix, les amitiés, les accidents, les amours poursuivies ou rêvées, les rires et la mort.

Pourtant, à l'époque dont on parle, c'est-à-dire il y a un siècle, Barthes est loin d'avoir partie gagnée : à la suite de Sur Racine (1963), il a dû affronter les foudres de Raymond Picard, professeur en Sorbonne, et s'est mis sur le dos une grande partie de l'Université qui trouve son discours peu rigoureux, et un brin farfelu.

Mais déjà, dans son texte, une faille s'ouvre, infime d'abord, qui ne va pas cesser de s'élargir, et par laquelle, moi, lecteur, je vais enfin pouvoir venir au jour.

Pas un mot de vrai dans tout ça.

S'il ne choisit pas son époque (quel truisme !), notre héros a tout loisir de moduler son existence comme bon lui semble et de parler, aussi souvent qu'il le désire, en son nom propre (c'est-à-dire de signer son discours). Là n'est pas la question. Si Genette, Richard ou Dällenbach usent si souvent du on impersonnel, c'est qu'ils se plient, tout simplement, aux lois du genre, lesquelles exigent que le critique s'efface derrière le texte qu'il étudie parce que sa position est toujours en retrait, à côté ou dans les marges du texte dont il maîtrise d'autant mieux le sens qu'il le surplombe avec hauteur.

Ainsi donc, le discours impersonnel, loin d'être un vide abyssal ou une prétention au savoir absolu, est une preuve de modestie : le texte est déjà là, comme le je qui l'a écrit, avant que l'œil avisé du critique ne le lise. Et cette préséance, irréductible, creuse à jamais le gouffre qui sépare l'œil qui lit de la main qui écrit.

Lire suppose justement cette distance entre le texte écrit et sa lecture, le roman et la critique, ce qu'on appelle la " création " et son commentaire. Effacer cette distance – ou seulement la nier – mènerait aux pires aberrations : bien vite on risquerait de confondre les deux textes, les deux voix, l'image première et son reflet.

D'un tel accouplement contre-nature naîtrait un être hybride (et parfaitement monstrueux) qui n'a sa place dans aucune académie, fût-elle de province.

 

Le premier texte que j'ai écrit était une brève étude d'Hérodias, le troisième des Trois contes de Flaubert.

Pour autant que je m'en souvienne (car un siècle a passé depuis), c'était une suite de citations et de jugements intempestifs qui m'avait valu du censeur (un jeune poète fou de Rimbaud et de football) plusieurs remarques acerbes, dont l'une est restée à jamais gravée dans ma mémoire : alors que j'osais rapprocher la figure d'Hérodias d'une célèbre danseuse du ventre que Flaubert avait rencontrée lors de son voyage en Égypte (en réalité, je ne faisais que recopier une note de l'édition GF qui citait le Journal de Maxime du Camp), le doux poète avait noté en marge : " Comment le savez-vous ? "

Puis, un peu plus bas, en majuscules rouges : " Y ÉTIEZ-VOUS ? "

À vrai dire, pour incongrue qu'elle semblât, cette question était tout à fait légitime : en effet, relisant Hérodias, j'assistai au grand festin d'Hérode, puis à la fameuse danse des voiles, au silence terrible qui précède la décapitation de Iaokanann. Indubitablement, j'étais là, assis dans l'ombre au milieu des convives, mon carnet de notes à la main, et fasciné devant la jeune fille comme Hérode lui-même…

Cette remarque (et quelques autres de la même farine que j'ai dû refouler avec le temps) me frappa de plein fouet.

Quoi ! On peut donc lire un texte d'un œil neutre, et sans y être ?

Sans participer, d'une manière ou d'une autre, à ce qu'on est en train de lire ?

C'est à ce moment-là, sans doute, que je compris pour la première fois qu'un abîme existait entre auteur et lecteur, écriture et lecture, " production littéraire " (terme qui avait remplacé, à cette époque, le mot fourre-tout de création, encore tout imprégné de mysticisme religieux) et discours critique.

Bref, tout séparait, à nouveau, le je qui écrit du il qui lit.

Et – corollaire de cette première illumination – je compris que l'Université s'occupait avant tout des lecteurs, et non des écrivains.

Ce qui, pour l'adolescent plein de morgue que j'étais, et qui rêvait d'être écrivain, bien sûr, comme tous les autres étudiants du séminaire, fut une rude épreuve…

Oui, ici l'on apprenait à lire, selon des procédures fort diverses et souvent passionnantes, non à écrire.

Par conséquent, il convenait de se faire tout petit, d'en rabattre avec ses prétentions d'artiste, et d'étouffer à jamais les cris du je (car je crie toujours) sous les nobles habits du il (car il est toujours richement habillé).

 

Quel galimatias !

Si l'Université a un mérite, c'est de tordre le cou à toutes ces prétentions d'adolescent mal dégrossi, de grand Artiste, de génie méconnu : devant un texte, tous les lecteurs sont égaux en droits et en devoirs. Pas d'échelle des valeurs, des savoirs, des talents.

Tout le monde est logé à la même enseigne.

Et d'ailleurs nous n'avons plus besoin aujourd'hui de nouveaux " producteurs de textes ", car la Littérature (avec une majuscule) est achevée. Depuis longtemps, tout a été dit, et fort bien dit. Quant au roman, Robbe-Grillet et consorts, dans les années cinquante, au 7 de la rue Palissy, lui ont réglé son compte en démontrant une fois pour toutes sa vanité.

Là aussi, tout est dit.

Il faut tourner la page, et c'est tant mieux.

La société occidentale a moins besoin de nouveaux créateurs que de lecteurs qui sachent décrypter les textes qui nous trompent, nous manipulent, nous rendent étrangers à nous-mêmes. Il est une tâche plus noble, aujourd'hui, que d'écrire des comptines : savoir déchiffrer les pièges de l'idéologie, ses ruses, ses séductions, pour mieux maîtriser la doxa qui aliène.

Écrire est une chose (qui autrefois avait son prix), mais lire en est une autre, diablement plus utile, par les temps qui courent, et difficile aussi, parce que l'hydre aux mille têtes est plus pressante que jamais, et qu'elle menace à chaque instant de nous engloutir, si nous n'y prêtons garde.

 

Voilà comment, en quatre années d'académie, sans le vouloir vraiment, mais sans non plus y opposer une résistance bien farouche, moi, l'apprenti écrivain, je me transformai en lecteur aguerri, capable de débusquer tous les anacoluthes et les hypotiposes, les chiasmes et les paronomases, les tmèses et les symploques, et toujours à l'affût des non-dits, des silences, des points de suspension, et capable, comme nul autre, de disséquer le texte dans tous les sens, de le tordre et de le presser, pour en tirer l'incomparable moelle.

Voilà comment, en quatre années d'académie, j'éprouvai dans ma chair, et quotidiennement, cette sentence de Rimbaud : " Je est un autre ".

 

Voilà qu'il se prend pour Rimbaud à présent !

Où va-t-il s'arrêter ?

Ce que notre héros ignore, ou plutôt feint d'ignorer (car il est plus rusé qu'il ne semble au premier abord), c'est qu'avant de savoir écrire, il faut apprendre à lire !

D'où, bien sûr, l'importance d'acquérir une méthode rigoureuse qui ne se base ni sur la " biographie " de l'auteur, comme autrefois, ni sur l'étude d'un contexte social toujours ambivalent, ni même sur l'histoire des courants littéraires, mais sur le texte.

Oui, toujours le texte, rien que le texte, mais tout le texte.

Ainsi armé du scalpel de la " genettique ", n'importe quel étudiant en Lettres pourra déchiffrer la littérature, comprendre comment le texte s'est constitué, à partir d'un noyau autonome et signifiant, et surtout en saisir le sens, toujours caché, grâce à l'analyse acharnée de ses figures et de ses processus d'énonciation.

Il comprendra alors, et peut-être définitivement, ce que répétaient de nombreux critiques, et non des moindres (Butor, Ricardou, même Barthes parfois) : à savoir que toute lecture, pour peu qu'elle s'attache à débrouiller les fils perdus du texte, est d'abord une écriture.

Et donc que lire, c'est écrire, mais par d'autres moyens.

 

Au fil des ans, l'écriture poétique s'est tarie pour faire place à une sacrée fureur analytique.

C'est ainsi qu'il y eut, dans le désordre, des essais sur Racine, Chaucer, Marie de France, Voltaire et Diderot, Claude Simon, Nerval, Flaubert, etc. Le moindre texte, alors, était prétexte à écriture, au point que certains professeurs éprouvaient de la peine à suivre le rythme effréné de mes productions, et essayaient, sans résultat, de modérer mes transports critiques. La tâche me paraissait d'autant plus exaltante qu'elle s'appuyait sur une méthode infaillible (ou du moins que personne, à l'époque, n'osait remettre en cause) et qu'elle autorisait un regard neutre, impersonnel et surplombant (un peu comme le regard de Dieu) qui n'obligeait jamais à dire je.

J'étais heureux, c'est vrai, dans la peau du critique, et partout chez moi, quel que soit le siècle où je me promène, car mon royaume, à cette époque, n'avait pas de limites.

Écrivant sur Racine, sur Joyce ou sur Lautréamont, j'avais le sentiment d'être couvert (peu de risques, en effet, que mes modestes tentatives provoque des réactions intempestives) et j'éprouvais l'ivresse des sommets, – car lire un texte, surtout s'il appartient à la catégorie hors norme des chefs-d'œuvre, permet de se sentir l'égal des plus grands écrivains.

Oui, dorénavant, ma route était tracée : j'avais une méthode et un champ d'investigation illimité (la littérature) qui paraissait réclamer mes lumières. De plus, un certain don pour les formules obscures (" Évitez l'obscurium per obscurius " m'avait pourtant conseillé, fort justement, un bon maître) et une capacité (qui aujourd'hui m'épouvante) de passer tout ce que je lisais à la moulinette théorique.

C'était la folie de ces années-là : croire qu'on possédait enfin une grille de lecture des textes qui permettait d'éviter tous les pièges, les chicanes et les chausse-trappes du monde qui nous entourait.

 

Après son couplet sur l'autosatisfaction, voilà qu'il invoque la folie, à présent, pour justifier les errements de sa jeunesse !

Curieux retour de manivelle !

Pourtant, quelle honte y a-t-il à vouloir comprendre le monde, à tenter de le maîtriser plutôt que d'en être le jouet ?

S'il est un phénomène qui marque les années de formation de notre héros, c'est bien l'effervescence théorique qui y régnait : pas un mois, alors, sans un texte fondamental de Barthes, Foucauld, Genette, Leclaire ou Derrida, qui non seulement remettait en question l'édifice de nos traditions, mais aussi traçait des voies nouvelles pour cette science qui allait éclairer notre avenir.

Jamais encore, dans l'histoire des hommes, on n'avait vu pareille passion nomenclatrice, pareil désir de classifier et de comprendre, d'étiqueter, de débusquer, d'interpréter – et jamais, non plus, on n'avait eu autant qu'à cette époque les moyens de le faire.

 

Je me souviens que pendant toute une année (78-79), je n'ai pas ouvert un seul livre de littérature, mais que j'ai dévoré toute la collection du Champ freudien (aux Éditions du Seuil), ainsi que toute la collection Critique (chez Minuit) et Poétique (au Seuil, encore).

Je me souviens qu'on se réunissait par petits groupes qui s'appelaient Études théoriques ou Confrontations et qu'on parlait non de littérature (car la littérature, pour nous, n'avait aucun avenir), mais de transfert, d'introjection, de différance, d'architexte.

Je me souviens que nous nous retrouvions chaque soir dans un coin du Landolt autour de la fameuse table de Lénine.

Je me souviens qu'entre nous, il y avait un éternel sujet de plaisanterie :

" As-tu lu La Recherche ?

– Non ! Mais j'ai lu ce qu'on a écrit sur elle. Ça me suffit… "

Je me souviens de Y.L. (le plus brillant d'entre tous les conspirateurs) qui se vantait d'avoir été dragué par RB à Cerisy et jouissait en cela à nos yeux d'un immense prestige.

Je me souviens de l'" affaire Claustre ", cette ethnologue française emprisonnée deux ans au nord du Tchad, et des débats qui s'ensuivirent dans notre groupe pour savoir dans quelle mesure son nom (en tant que signifiant) avait déterminé son enlèvement par les milices d'Issan Habré.

Je me souviens du dernier film de Buñuel, Cet obscur objet du Désir, dans lequel un même personnage féminin est joué par deux actrices différentes (dont la sublime Carole Bouquet).

Je me souviens qu'il y avait trois femmes dans notre groupe, et qu'elles ne prenaient jamais la parole.

Je me souviens de la Bande à Baader qui avait mis toutes les polices d'Allemagne sur les dents en enlevant le patron des patrons, Hans Martin Schleyer.

Je me souviens de M., ses cheveux blonds et ses yeux gris, et des longues promenades que nous faisions pendant que les autres discutaient du clivage du sujet.

Je me souviens du baron Empain auquel ses ravisseurs avaient tranché la première phalange de l'auriculaire gauche (au couteau) pour l'envoyer à sa famille.

Je me souviens d'un séminaire sur Raymond Roussel que nous avions investi en nombre et que nous avions quitté avec fracas au milieu de la quatrième séance, après qu'un professeur eut interdit à l'un des nôtres de prendre la parole.

Je me souviens qu'un bruit se répandit alors dans toute la Faculté selon lequel un groupe d'affreux conspirateurs, manipulé sans doute par les bolcheviques, voulait mettre à mal l'institution.

Je me souviens qu'au printemps je cessai complètement d'assister aux séances du groupe, fatigué par nos vaines disputes et impatient, aussi, d'aller rejoindre M. (ou C., je ne sais plus) dans le parc des Bastions.

Je me souviens de la mort d'Aldo Moro, assassiné par les Brigades Rouges, et dont on avait retrouvé le corps dans le coffre d'une voiture.

Je me souviens de l'étrange mort d'Andreas Baader et de Gudrun Ensslin que toute la presse impérialiste avait présenté comme un " suicide collectif ".

Je me souviens qu'on avait tout à fait cessé nos réunions quand avait commencé en Argentine la Coupe du monde de football.

 

Ma parole, le voilà qui se prend pour Perec à présent !

On ne dira jamais assez l'effet néfaste que certaines lectures peuvent avoir sur des esprits influençables !

Ce qu'on peut retenir, aujourd'hui, de ces années-là – années de fièvre théorique et d'effervescence politique – c'est que la littérature était parvenue à sa fin : on avait fait le tour de tout, du roman comme de la poésie, de la philosophie comme du théâtre, de la peinture comme du cinéma.

Que restait-il par conséquent à dire si tout, déjà, avait été écrit ?

Eh bien, pour boucler le chapitre, il restait à conclure l'état des lieux de ce domaine balisé par d'audacieux (et géniaux) géomètres : si l'art en général, et la littérature en particulier, était bel et bien arrivé au terme de son histoire, ayant épuisé la somme nécessairement finie de ses possibilités, la seule place qui restait aux lecteurs de cette fin de siècle, c'était celle de critique de cette mort annoncée.

Si la poésie était morte, comme le roman, le cinéma ou la peinture (ce dont personne, à l'époque, ne doutait), si l'art ressemblait à un immense champ de bataille jonché de ruines et de cadavres sur lesquels personne n'avait plus aucune influence, le devoir du critique était d'en rendre compte, depuis les marges de l'histoire, d'un œil avisé et sans complaisance.

Exclu de l'Histoire qui venait de se clore sous ses yeux, notre héros se devait de rogner les ailes à l'ambition démesurée qui l'animait et de vouer toutes ses forces, désormais, à la seule tâche qui semblât digne d'intérêt : celle de déchiffrer interminablement le monde qui l'entourait (puisque le monde était un texte) pour en traquer les pièges, gloser sans fin sur la mort du roman, le tarissement de la source poétique, l'inanité de la peinture ou encore l'indigence du cinéma.

 

Pourtant, bien qu'elle parût solide et sans danger, ma position était critique : fidèlement, comme tous ceux qui m'avaient devancé, je reproduisais les grilles de déchiffrage que j'avais apprises au cours de mes années académiques et cela, je dois le dire, fonctionnait à merveille.

Cela fonctionnait même si bien, d'ailleurs, que j'en vins à concevoir des doutes : est-ce que vraiment les textes que je passais au crible de ma lecture m'attendaient depuis toujours, et n'attendaient que moi, lecteur rompu aux nouvelles méthodes de harcèlement textuel, pour révéler leur sens intime, leur message chiffré ou leur " substantifique moelle " ?

Ce que j'effectuais chaque jour dans l'effort et la satisfaction du devoir accompli n'était-il pas, en fin de compte, banal et d'une parfaite impersonnalité ?

Peu à peu, le doute apparu dans les nuits d'insomnie se transforma en certitude, et je compris les limites de cet œil extérieur que je braquai sur les textes des autres.

Triple limite en vérité : en bon commentateur, d'abord, soucieux de respecter à la lettre le texte à lire, j'en arrêtai le sens, une fois pour toutes, en le pliant aux grilles de mon savant décryptage – alors que par définition le sens d'un texte est libre, et à jamais indécidable.

Ensuite, j'eus le soupçon que la littérature n'était pas aussi moribonde que d'aucuns se plaisaient à le dire. Bien sûr il y avait eu Joyce, Proust et Kafka, les glorieux précurseurs, puis Beckett et tous les romanciers de l'ère glaciaire, enfin Blanchot était venu pour clouer le cercueil… Pourtant, malgré cette mort mille fois annoncée, le cadavre était toujours vivant, et bien vivant, semblait-il, puisque des milliers d'écrivains continuaient à écrire, envers et contre tout…

Enfin, il me parut que l'écriture romanesque (la seule qui me passionnât) trouvait son prolongement non dans le commentaire critique qui essayait de l'expliquer, mais dans une autre écriture romanesque, encore à inventer (car chaque époque doit inventer sa propre musique, et ses propres instruments), qui devait à son tour en transmettre l'élan.

 

Inventer une autre écriture : décidément, ce n'est jamais la modestie qui étouffe notre héros !

Au lieu d'être un lecteur aussi rusé que perspicace, mais constamment modeste, tout de même, et conscient de sa place de lecteur, le voici qui veut devenir écrivain…

La vérité, une fois encore, est tout autre.

À chaque époque correspond une science, une technique ou une forme d'art qui occupe par rapport aux autres une position avancée. À l'époque dont nous parlons (au début des années soixante-dix, il y a un siècle), cette science nouvelle, qui est aussi une technique et une forme d'art (cf. Barthes), c'est la lecture, précisément – non l'écriture.

N'oublions pas qu'à cette époque, l'homme a gravi tous les sommets terrestres, exploré les tréfonds marins, envoyé des spoutniks dans l'espace et fait les premiers bonds de cabri indiscipliné sur la lune ! Le monde entier est sous contrôle. L'homme maîtrise tout. Et la littérature, évidemment, n'échappe pas à cette hégémonie. Voilà pourquoi l'époque est propice aux lecteurs, que les académies produisent à foison, aux grands développements théoriques (car la pratique littéraire, une fois pour toutes, semble bouclée), à l'essor inouï des sciences humaines.

Le grand fantasme de l'époque, c'est un fantasme de maîtrise.

Et c'est dans la lecture, comme " pratique théorique ", que ce fantasme trouve à se matérialiser.

 

Tout cela fonctionnait à merveille, sans accroc et presque sans dérapage, les lectures s'enchaînant aux lectures, mécaniquement, dans un ordre impeccable, chacune apportant à la science nouvelle sa contribution modeste mais indispensable.

Et j'aurais pu, comme tant d'autres, me fondre alors dans la cohorte impressionnante de ces lecteurs omnipotents, lire, interpréter, traduire dans la langue nouvelle les grands textes français. Mais, comme je l'ai dit, la certitude n'est pas mon fort, et je me mis à douter.…

Écrire ne serait-il que ça ?

Mettre au jour des hantises, des réticences, des complexes cachés ? Dégager des structures souterraines ? Interpréter (c'est-à-dire remplir) les silences d'une œuvre ?

Comme à chaque fois que je doutais, je décidai d'y aller voir moi-même.

Mais cela ne se fit pas en un jour.

Bien au contraire, ce fut un travail de longue haleine.

Constamment partagé entre lecture et écriture, j'essayai, dans un premier temps, de conjuguer les deux activités parallèlement, et si possible de manière équitable. De cet effort, plusieurs livres surgirent, qui sont à la fois le symptôme d'une époque et le souci, pour moi, de jouer sur les deux tableaux : celui de la fiction et celui de la théorie.

Pour bien marquer ce double pli (cette double origine) de l'écriture, je publiai en 1981 deux livres en même temps.

D'une part, un essai sur Lautréamont, Le Texte du vampire, qui prônait une lecture " polyphonique " (rien que ça !) des Chants de Maldoror, intégrant plusieurs voix dans le déchiffrement du texte, voix dont certaines dérapaient carrément du côté de la fiction. D'autre part, un récit, La Toilette des images, qui essayait de réfléchir sur la photographie en général, et en particulier sur l'image d'une actrice célèbre (D.S.) prise en Égypte par un photographe amateur.

 

Où l'on constate, une fois de plus, que personne n'échappe à son époque ! Et que Lacan, à sa manière, avait bien raison de prétendre que les non-dupes errent…

Combien, alors, de ces pauvres " fictions théoriques " qui, faute d'avoir su clairement choisir leur camp, avaient le cul entre deux chaises ! N'étant bien sûr jamais des théories à part entières, ni des fictions bien convaincantes…

S'il était demeuré sur le chemin du commentaire de texte, notre héros aurait trouvé sa voie (voix) et n'aurait pas connu le doute, ni l'insatisfaction des devoirs à moitié accomplis.

Mais il a la tête dure, que voulez-vous, il est têtu comme un vieux paysan vaudois, alors qu'il aille au diable !

 

Comme un enfant, j'étais content et fier de mes deux premiers livres, qui recueillirent le type d'écho que suscite, dans nos contrées polies, les textes que personne ne comprend.

Pourtant, ce modeste succès d'estime ne me satisfit pas.

Non pas que j'attendisse des gerbes de louanges de la presse ébahie (je m'attendais à être un génie méconnu), mais parce qu'à leur manière, constamment double et " compliquée ", mes livres n'étaient pas achevés : ni en littérature, ni en photographie, je n'étais allé au bout de l'ouvrage, je n'avais consenti à perdre mon chemin pour espérer, peut-être, en inventer un autre qui n'appartînt qu'à moi…

Il fallait donc recommencer, tout, depuis les premiers mots, comme cet étranger qui, selon Jabès, " est constamment au commencement de son histoire ".

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorirenter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre.

 

Infatigablement, je me remis au travail et publiai l'année suivante un récit qui, cette fois, était presque un roman.

Certes, il n'était pas tout à fait pur, il ne s'avouait pas comme fiction, mais il se présentait comme un récit écrit autour de six dessins du peintre genevois René Feurer. Et par son titre, La Chambre noire, il évoquait des connivences (à vrai dire assez troubles) avec la photographie.

Ce texte marque une date importante, car il me donne l'accès, pour la première fois, à des zones qui m'étaient jusqu'alors interdites et, même s'il s'entoure encore de plusieurs garde-fou (les dessins, la photographie, l'influence de Blanchot), il m'ouvre la porte de bien des fictions à venir.

Cette intime chambre noire, si patiemment décrite et autour de laquelle je tourne, un crayon à la main, sans oser y entrer, c'est celle de l'écriture. Aujourd'hui seulement je m'en rends compte. Mais tout est là, déjà, lisible pour un autre œil que le mien.

Oui, je cherche une faille dans la muraille, une fenêtre brisée, un soupirail ou un judas, mais mon désir tout entier (si je peux le connaître) est d'entrer dans cette chambre, qui est encore barricadée, ou seulement scellée.

Pour combien de temps encore ?

 

Abrégeons, de grâce, cette pauvre confession qui hésite sans cesse entre le panégyrique (de mauvaise foi) et la palinodie !

S'il avait consenti, une fois pour toutes, à choisir la bonne voie (la voie royale du commentaire de texte), notre héros n'aurait pas à souffrir de tels tourments (et, accessoirement, à nous les faire endurer). Il ne se poserait pas tant de questions inutiles. Il irait de l'avant, droit au but et d'un pas assuré, muni de son Genette, vers les contrées lumineuses du Savoir. Humblement, il apporterait, jour après jour, sa propre pierre à l'édifice de notre moralisation future.

Au lieu de quoi, convaincu d'on ne sait quel talent, il louvoie, il balance, il titube constamment entre mensonge (fiction) et vérité (critique).

Bel exemple d'indécision coupable !

 

Sans toutefois m'ouvrir ses portes, La Chambre noire m'avait guidé vers cette zone de silence (l'écriture) qui m'appelait depuis longtemps, mais que je n'avais pas encore les moyens, la force ou le désir d'affronter réellement. Pour moi (je m'en aperçois aujourd'hui) c'est un lieu de parole que j'essaie de cerner, mais qui m'échappe encore.

Dans l'année qui suivit, j'entrepris, pour la première fois, de dissocier les deux voix que je voulais nouer ensemble.

Ce qui donna naissance à deux livres tout à fait différents, de genre comme d'ambition et de style.

À l'origine de La Chambre noire, comme je l'ai dit, il y avait les six dessins de René Feurer. Écrire un bref récit autour de ces dessins n'avait pas suffi – loin de là – à en élucider l'énigme. J'avais envie d'aller plus loin. D'autant que Feurer, d'abord, se voulait peintre, et qu'il plaçait dans sa peinture la pointe la plus avancée de sa recherche.

Pour comprendre sa peinture, j'entrepris donc de remonter aux sources de l'abstraction (Kandinsky, Malevitch), puis de redescendre le temps jusqu'à nous, en suivant les jalons que Feurer m'avait indiqués (Klee, Rothko, Barnett Newman, Pincemin). Le fil rouge de cette étude, c'était la couleur dont j'analysai l'importance et les présupposés symboliques chez un grand nombre de peintres contemporains.

Le résultat de ce travail, René Feurer : l'empire de la couleur, parut à l'occasion d'une grande exposition que le peintre fit au Centre d'Art Contemporain, à Genève, en mai 1984.

D'autre part, je travaillai sur le journal intime, lisant à peu près tout ce qui s'était écrit sur la question (dont l'inhumain Journal d'Amiel) et désirant montrer combien cette écriture de la " sincérité ", de l'" authenticité " ou de l'" intimité inaltérable " était déjà travaillée, en profondeur, par la fiction.

Qu'il n'y a rien de moins vrai, en d'autres termes, de moins fiable aussi qu'une confession écrite.

Pour concilier (une fois encore) théorie et pratique, j'entrepris de tenir durant toute une année la chronique régulière de mes faits et gestes – et cela moins pour garder témoignage de ce qui n'existe plus (fonction habituelle du journal intime) que pour alimenter le désir de fiction qui nous habite tous, dès lors que nous sommes sujets à (de) la parole.

Expérience passionnante, bien sûr, autant que peu originale (car il existe une tradition du roman intime comme il existe une tradition du roman épistolaire) qui m'ouvrit cependant bien des portes, comme celle du traitement du temps, de l'actualité, de l'" écriture courante " (au sens que Marguerite Duras donne à ce mot).

Le résultat de cette expérience s'appela L'Homme de cendre, un faux journal intime qui se voulait un vrai roman dont la durée (du 18 mars ou 18 décembre, soit 9 mois exactement) mimait la renaissance d'un homme miné par un chagrin d'amour. Par sa structure, il se voulait original, car il commençait par la fin d'un amour (dont il portait le deuil plusieurs mois durant) et s'achevait par une rencontre qui devait être le commencement d'une autre vie.

 

Plus notre héros écrit, plus il s'enfonce dans la complication.

Plus il se pique de vanité (écrire un livre original, excusez du peu) et plus il tourne en rond !

On voit que cette complication d'esprit (faire toujours deux choses à la fois) ne l'a jamais quitté, quoi qu'il en dise, et qu'il est condamné à écrire des faux romans (ou des romans qui sonnent faux) et des propositions critiques qui paraissent de plus en plus fictives.

En cela, notre héros est vraiment symbolique de son temps : indécis, flasque, superficiel, romancier trop mental et intello sans imagination…

Imagine-t-on Malraux, Camus ou Bernanos prisonniers de telles prétentions formelles ?

D'une somme égale d'importance nulle.

 

Que reste-t-il de L'Homme de cendre ?

Beaucoup de vent, bien sûr, mais aussi quelques graines, indiscernables sur l'instant, comme toujours, parce qu'invisibles au regard de l'" auteur ".

Quand un livre est fini, on le livre au public, c'est-à-dire qu'on le brûle, c'est la coutume, pour s'en débarrasser, parce qu'on étouffe sous les mots depuis bien trop longtemps !

On le brûle et parfois, quand le feu est éteint, les cendres vous rattrapent, oui, certaines se dispersent et d'autres s'inscrivent en vous, à votre corps défendant, elles vous brûlent sans mot dire : c'est le début d'un autre livre.

Je croyais L'Homme de cendre enterré, avec, comme toujours, pour moi, un sentiment confus de soulagement et d'insatisfaction.

Eh bien non !

Même dispersé dans l'air, Simon continuait à parler, à respirer, à vouloir faire entendre sa voix…

Cette question des origines était beaucoup trop vaste, trop profonde, trop complexe, pour qu'on la règle en un seul livre.

Il fallait donc remettre l'ouvrage sur le métier.

 

Reconnaissons au moins une qualité à notre héros : il sait se remettre en question !

Les livres s'accumulent (il en a déjà publié cinq), mais il n'est pas plus satisfait de lui qu'à son premier essai, comme si l'essentiel, pour lui, restait toujours à écrire.

 

Trois ans plus tard, je publiai mon plus gros livre, La Mémoire engloutie, le plus touffu et le plus ambitieux de tous ceux que j'avais publiés jusqu'alors.

Plus question, ici, de retracer la vie d'un homme neuf mois durant, minutieusement et presque intimement, comme dans L'Homme de cendre. Non : il s'agissait de suivre tout un parcours, de la naissance à la mort, en remontant même avant la naissance du héros (puisque le roman commençait dans le ventre de sa mère, un soir d'orage et de vendanges, sur la Côte vaudoise).

Le fil rouge (car il en fallait un, d'autant que le roman n'était pas linéaire), c'était celui des premières fois, entendues comme premières expériences (le premier pas, la première cigarette, etc.), mais aussi, au sens freudien du terme, comme Urszene, c'est-à-dire scène originelle – de douleur ou de plaisir – qui sert de modèle au sujet pour le reste de sa vie.

Comme on le voit, cette première fois est déjà double !

C'est à la fois une scène figée dans la mémoire (une image ou un souvenir) et un principe actif qui modulera toutes nos expériences à venir.

À la fois une empreinte et un moule.

 

À la fois, à la fois !

Quand donc apprendra-t-il à parler normalement et simplement, comme les autres habitants de la planète ?

Pour notre héros – comme pour tous les personnages de Sempé – on dirait que rien n'est simple !

Ce qui se conçoit clairement ne s'énonce-t-il pas simplement ?

 

Le héros de La Mémoire engloutie portait le même prénom que celui de L'Homme de cendre : Simon.

Pour la première fois, il était même doté d'un nom propre (Morteau), ce qui, pour moi qui n'arrivais jamais à nommer les personnages que j'inventais, était une vraie révolution. La preuve aussi, peut-être, que j'entrais de plain-pied, pour la première fois, dans le domaine de la fiction pure.

Quand il m'arrive d'y repenser, près d'un siècle plus tard, je crois que La Mémoire engloutie a été mon premier roman, le premier texte que j'aie écrit réellement au singulier, sans volonté démonstrative, ni béquille théorique (hormis la vulgate freudienne), le premier texte, aussi, où j'aie tenté d'écouter jusqu'au bout une voix singulière, de me laisser guider par elle, surprendre et dérouter, plus souvent qu'à mon tour.

Voix singulière et singulièrement nombreuse, car dès qu'on lâche la bride à l'imagination (c'est-à-dire à la langue), les voix et les visages se multiplient, les personnages abondent, on ne sait plus où donner de la plume.

D'où l'impression de foisonnement que donne le livre, de discontinuité et de désordre apparent, et qui a dérouté plus d'un critique : " où l'auteur veut-il en venir ? ", " que cherche-t-il vraiment à raconter ? ", etc.

 

Quoi de plus suisse (au sens zieglerien du terme) que ce goût de l'autoflagellation ?

Et ce dénigrement de la critique !

Si personne ne comprend notre auteur, c'est bien sûr de la faute des autres, les lecteurs ignorants, les critiques paresseux, les universitaires reclus dans leur tour d'ivoire : vieille ritournelle en vérité !

Et notre auteur, ici, fait semblant d'oublier Kundera : " Quant aux critiques en général, il n'y a rien de pire, croyez-moi, que de se heurter à leur silence ! "

 

Publié en septembre 90, La Mémoire engloutie, roman de toutes les naissances, a coïncidé, à quelques semaines près, avec la naissance de ma fille Sarah – mais c'est sans doute une autre histoire.

Deux ans plus tard, je devenais aveugle.

Enfermé dans une vraie chambre noire, mon baladeur sur les oreilles, je rêvais d'un roman qui devait me sauver – ou du moins me guider, pas à pas, vers la lumière du jour qui m'était refusée.

C'est là que j'entrepris Le Voyage en hiver, récit d'un jeune homme qui, en même temps qu'il découvre la vérité de sa naissance, invente sa propre liberté. Roman de facture classique, marqué par le silence de cette chambre noire que j'avais si longtemps appelée de mes vœux et par la musique de Schubert (la Winterreise surtout) qui m'avait tenu compagnie dans l'ombre de ma cellule.

Roman qui, à nouveau, osait dire je.

 

Je, tu, elle ou il…

La tête nous tourne, à la fin, avec tous ces pronoms fictifs !

Il faudrait tout de même savoir qui parle, saperlipopette !

Le lecteur ou l'auteur, les personnages ou les critiques des livres ? Lalangue ? L'écriture ?

L'idéologie ?

 

Et si, justement, la littérature commençait à partir du moment où celui qui écrit ne sait plus à qui il écrit (pas d'adresse arrêtée), ni au nom de qui il écrit ?

 

Encore un sophisme !

Celui qui parle, comme celui qui écrit, est obligé de signer ce qu'il dit : c'est la condition même de sa parole, ici et maintenant.

 

Cela fonctionne pour la parole, peut-être, mais pas pour l'écriture !

Pour écrire vraiment (vous le sauriez si vous aviez véritablement lu ce texte), il faut apprendre à perdre.

Ses théories, d'abord, ses certitudes et ses idées " profondes ", ses intuitions " géniales " – et même ses mots.

 

Voilà le démon théorique qui reprend notre héros !

C'est sans espoir.

Personne ne peut plus rien pour lui…

Et cette manie d'avoir toujours le dernier mot !

 

Le dernier mot ?

Évidemment je vous le laisse.


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FAUT-IL BRÛLER VOLTAIRE ?

 

Une curieuse polémique enflamme actuellement la petite Rome protestante. Au centre du débat, une pièce de Voltaire, " Le fanatisme ou Mahomet le prophète ", qui devait être représentée l'année prochaine, lors du tricentenaire de la naissance de l'auteur de " Candide ", et dont le projet vient d'être torpillé conjointement par la ville de Ferney et par la ville de Genève, craignant toutes deux les remous que la pièce pourrait provoquer.

Petit rappel des faits : l'année 1994 sera pour la région genevoise une année importante puisqu'on s'apprête à fêter dignement le trencentième anniversaire de la naissance de François-Marie Arouet, dit Monsieur de Voltaire. Pour l'occasion, diverses manifestations sont prévues, dont cinq expositions, un parecours des lieux d'habitation de Voltaire, un oiuvrage intitulé " Genève-Ferney : Voltaire chez lui ", un atlas de Versoix, un colloque universitaire, plusieurs spectacles et autres concours scolaires. En outre, l'Institut et Musée Voltaire, dont la réfection vient d'être achevée, sera inauguré en grandes pompes et présentera, à l'éaide de documents originaux, " Les grandes étapes de la vie et de l'œuvre de Voltaire ". Pour , à l'compléter le tout, le Conservatoire de musique de Genève proposera plusieurs concerts, dont deux " opéras de poche " de Rameau sur des livrets de Voltaire. Enfin, côté théâtre, le metteur en scène Hervé Loichemol reprendra deux de ses spectacles : " Zaïre " et " Feu Voltaire " d'Yves Laplace.

Jusqu'ici, rien à noter d'extraordinaire. Malgré le luxe de manifestations, l'année Voltaire promet d'être, à Genève, aussi banale et ennuyeuse que cent autres commémorations obligées. Là où l'affaire se complique, et devient intéressante, c'est

passionn que, parallèlement à ces festivités officielles, le metteur en scène Hervé Loichemol a déposé au printemps 93 un projet pour monter une pièce peu connue (et donc peu jouée) de Voltaire, " Le fanatisme ou Mahomet le prophète ". Ecrite en 1742, cette tragédie en vers dénonce tous les fanatismes sous les traits d'un Mahomet cruel et poussant au parricide un jeune chrétien.rseun projet pour monter une pièceCe, peu connue et rarement jouée, Lors de sa création, en 1742, elle provoqua déjà un scandale. Et Voltaire fut " invit retirer sa pièce, malgré l'orientation antijanséniste de celle-ci.

Or donc, sitôt déposé au Département de la Culture genevois, ce dossier dormit longtemps au fond d'un tiroir. Ne recevant aucune réponse, Hervé Loichemol s'inquiéta de ce silence. Les semaines passèrent, puis les mois. Sans résultat. Il se tourna alors vers la ville de Ferney (où Voltaire s'est installé, dès 1759, et qui lui doit, rappelons-le, l'essentiel de sa notoriété). Laquelle, après un très long délais, l'informa de son refus !

Explications du Maire : tant par son titre que par son contenu, la pièce de Voltaire pourrait froisser les milieux islamiques, importants dans la région, en donnant du musulman une image à la fois fausse et stéréotypée. s affaires culturelles de la ville de Genève. la piècetrès t donner

Emboîtant aussitôt le pas du Maire de Ferney, le Maire de Genève (et responsable culturel) bet craignant lui aussi les ractions qu'un tel spectaclke pourrait provoquer, décida de couper tout subside au projet d'Hervé Loichemol, rendant ainsi sa réalisation presque impossible. éactions qu'un tel spectacl

Malgré les vives protestations de celui-ci, la position des autorités genevoises ne bougera plus : la commémoration de la naissance de Voltaire se fera sans la création de sa tragédie sur le fanatisme.

On pourrait rire, bien sûr, des tergiversations officielles, et de la pleutrerie des Maires respectifs de Ferney et de Genève. Cela ferait sans doute un excellent sujet de comédierestera inflexible et l'on n'aurait aucune peine à montrer qu'à trois cents ans de distance, le théâtre provoque toujours les mêmes peurs, et les mêmes censures. A cet égard, on s'amusera à rappeler que Voltaire, fraîchement installé dans sa villa genevoises des Délices, en 1755, assistera quelques mois plus tard à l'interdiction officielle du théâtre à Genève, coupable d'exciter les instincts les plus bas, et surtout de mélanger à plaisir vérité et mensonge, au point de les rendre indistincts. On citera aussi l'exemple de Rousseau, dont " L'Emile " et " Le Contrat social " furent brûlés sur la place publique de cette même villenstallé dans sa villa genevoisea lors de leur parution.

Comme on le voit, les précédents sont nombreux. Et Genève a toujours eu mal au théâtre.

L'affaire serait seulement comique, et ridicule, si elle ne recelait, en outre, deux aspects à la fois graves et inquiétants. profondeurégalement Le premier concerne la liberté de l'Etat : à Genève, l'" affaire Mahomet " aura montré qui prenait en vérité les décisions artistiques. Non pas les autorités chargées de la culture elles-mêmes, mais un groupe de pression, religieuses en l'occurence. En effet, c'est bien par peur de toute réaction, violente ou non, de la communauté musulmane que le 'une rde la part les Maires des deux villes ont décidé de couper toute aide à la création de la pièce. dans la réalité crainte,saborder de VoltaireEn cédant à la peur et à la menace, ils ont montré quel cas ils faisaient de la liberté artistique, et d'abord de leur liberté propre. Ici purement symbolique.

 

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CASANOVA FOR EVER

 

Il y a deux siècles, exactement, mourait Casanova. C'était à Dux, obscure bourgade de la Bohême, où il exerçait sans plaisir, depuis treize ans, la modeste fonction de bibliothécaire. Son ennui était si profond, dans le château de la famille Waldstein, et il était si loin du monde et des femmes qu'il avait aimées, qu'il entreprit la rédaction de ses Mémoires.

Cette Histoire est elle-même un roman : entreprise en 1789, alors que la France connaît sa première révolution, et que Casanova (qui a 64 ans) est victime d'un accès d'épuisement, elle fut rédigée en français, qui est la langue par excellence de l'Europe des Lumières. À la mort de Casa, son neveu Angiolini retourne à Dresde en emportant dans ses bagages le volumineux manuscrit. Mais ce n'est qu'en 1821 que L'Histoire de ma vie paraîtra pour la première fois, traduite en allemand, en version abrégée et épurée de tous les passages scabreux. Succès immédiait, bien sûr, et internationale. Au point qu'une édition française paraît en 1826, due aux soins d'un professeur d'académie militaire de Dresde, Jean Laforgue.

Cette édition, appelée édition originale, est en réalité deux fois fautive : d'abord parce que Laforgue, au lieu de se fonder sur le manuscrit de Casanova, se contente de traduire en français la version allemande ! Ensuite, parce qu'il retouche considérablement le texte, en modifiant non seulement le style somptueux de Casanova, mais en éliminant, une fois de plus, tout ce qui pourrait choquer le lecteur bourgeois du XIXème siècle…

Il faudra attendre février 1960 (soit cent-soixante deux ans après la mort de Casanova) pour lire enfin le texte authentique de ses Mémoires, publiées intégralement en français, et reprise en 1993 dans l'excellente collection " Bouquins " chez Robert Laffont.

C'est dire si Giacomo (ou Jacques ou Jakob, selon les pays et les langues) Casanova est un écrivain d'aujourd'hui !

*

De Casanova, on croyait tout savoir : l'homme aux mille et une conquêtes, le libertin superficiel, le galant enchaîné au plaisir et aux femmes, chaque nuit différentes, bien sûr, de tous les âges et de toutes les origines. D'où, chez la plupart de ses lecteurs, un mélange d'admiration et de ressentiment, une jalousie pincée. Un sentiment d'envie aussi, dans une époque aussi prude que la nôtre, face aux libertés incroyables du XVIIIème siècle (pas de procureur Starr, alors, ni de Monica Lewinsky).

Casanova, il faut d'abord le lire.

On s'aperçoit alors que son Histoire est un des plus grands livres jamais écrits dans notre langue. Par son ampleur, bien sûr, près de quatre mille pages d'aventures haletantes, de plaisirs conjugués, d'évasions impossibles. Par sa profondeur ensuite, qui fait de L'Histoire de ma vie un tableau inégalé de l'époque des Lumières : les intrigues de la Cour, les grands esprits européens (et Casa les a tous rencontrés : Rousseau en France, Voltaire à Ferney, Frédéric II en Prusse, la grande Catherine de Russie), cette quête irrésistible de liberté qui culminera en 1789 et le pouvoir toujours secret, mais éclairant, des femmes.

Les femmes, venons-y.

Sur ce chapitre, L'Hisoire de ma vie est un document extraordinaire : religieuses, épouses infidèles, filles à vendre, courtisanes, vieilles femmes folles, femmes du peuple, marquises, bourgeoises, comtesses, pucelles ou mères de famille : c'est en effet le catalogue du Don Giovanni de Mozart, mais agravé par le regard d'un sociologue aigu. Jamais de généralités ou de spéculation oiseuse sur l'éternel féminin, mais que des cas concrets. Un fleuve de détails plus instructifs que tous les ouvrages féministes.

Par exemple la duchesse de Valladarias : " Elle s'emparait de l'homme qui lui excitait l'instinct, et il devait la satisfaire. Cela lui était arrivé plusieurs fois dans des assemblées publiques, d'où les assistants avaient dû se sauver. " Ou les femmes espagnoles : " Les femmes sont très jolies, ardentes de désirs, et toutes prêtes à donner la main à des manèges tendant à tromper tous les êtres qui les entourent pour espionner leurs pensées ". Ou encore la jeune Charpillon, dont Casanova tomba amoureux à Londres : " Elle était charmante, mais elle ne parlait qu'anglais. Accoutumé à aimer avec tous mes sens, je ne pouvais pas me livrer à l'amour me passant de l'ouïe. " Ou la jeune Marcoline, qu'il enleva à son prêtre de frère, et la petite Irène : " J'ai passé presque toute la nuit en secondant les fureurs de ces deux baccantes, qui ne me quittèrent que lorsqu'elles me virent devenu rien, et ne donnant plus aucun signe de résurrection. "

Oui, pas un jour sans amour, ni sans jeu.

Pas un jour, non plus, sans réflexion philosophique, car l'amour, pour Casa, est une philosophie, comme la philosophie, de son côté, est la recherche de la sagesse et du bonheur. Mais une philosophie qui traiterait son corps comme une expérience.

Pour Casanova, l'Europe n'a pas de frontières. Il est partout chez lui, que ce soit en Espagne ou en Allemagne, en France ou encore en Italie. C'est à Genève (qui n'est pas encore suisse) qu'il emmènera la belle Henriette, rencontrée à Parme, dont il est tombé amoureux fou.

 

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LA MARTYRE, L'ALLUMEUSE ET LA SAINTE-NITOUCHE

 

Je hais les fins de siècle.

Qu'un président trompe sa femme, quelque part dans le monde, et c'est l'hystérie générale ! La TSR s'affole et les bourses s'effondrent. D'un coup, tout devient mou et moche…

Même les femmes, tenez, ne sont plus ce qu'elles étaient !

Cela a commencé l'année dernière.

À cause d'un pilier mal placé, d'un chauffeur trop porté sur le bourbon et d'une meute de photographes lancés à sa poursuite, une belle aristocrate, devenue un peu par hasard princesse de Galles, a rejoint, dans nos mythologies, cette autre martyre de la presse du cœur qui s'appelait Sissi, assassinée il y a tout juste un siècle, à Genève, par un anarchiste inconnu (et tout heureux qu'on parle enfin de lui).

Diana la mal-mariée, livrée toute crue aux jeux cruels de la famille royale d'Angleterre. Diana-la sainte courant le monde, les dispensaires et les cliniques, toujours en quête de pardon, toujours à la recherche d'une autre vie…

Et Diana la martyre enfin, sacrifiée au Pont de l'Alma, faisant une fois de plus la une des journaux, et privée de sa propre mort, comme elle le fut, durant sa vie, de toute intimité.

Une victime de plus, me direz-vous, immolée à la cause du féminisme ! Roulez tambour…

Peut-être. Mais depuis, on dirait qu'elles ont changé de tactique, les perfides. En avant toute ! Direction le pouvoir. C'est la faute de l'époque. Le rouble dégringole et le dollar, qui fut longtemps l'étalon de nos bourses, a perdu sa mythique rigidité.

Je hais les fins de siècle.

Tenez : même les femmes ne sont plus ce qu'elles étaient !

Prenez Monica et Martina, par exemple, mes deux égéries du moment.

La première est américaine et œuvrait à la Maison-Blanche (qui n'aura jamais aussi bien porté son nom). Elle affectionne les tailleurs aux teintes criardes (bleu pétard, rouge vif) de préférence cintrés, ce qui n'avantage guère sa silhouette, la belle ayant une tendance à l'embonpoint. Elle est jeune et très ambitieuse, toujours outrageusement fardée. Elle veut arriver loin, et le plus vite possible.

Alors, bien sûr, elle fait ce qu'il faut…

Ah ! J'ai oublié de vous dire que son patron n'est pas n'importe qui : c'est l'homme le plus puissant du monde ! Un superman en quelque sorte. Marié et père de famille, comme il se doit, pour sauvegarder les apparences. Et bel homme, en plus, ce qui ne gâte rien.

Inutile de vous faire un dessin : comme toutes les garces, Monica arrive où elle veut en venir !

Elle y met le temps, certes, beaucoup d'obstination, un sens du sacrifice certain. Elle apprend même à fumer le cigare, elle qui pourtant a toujours mené une vie saine (jogging, stretching, diet coke). Et pour finir elle se découvre un penchant dangereux pour les douceurs, spécialement les sucettes à l'anis, dont elle abuse fréquemment (ce qui, à en juger par ses dernières photographies, n'améliore pas sa ligne).

Mais enfin, elle le tient, son président, l'homme le plus puissant de la planète !

Il est à sa merci, pris à la gorge. Bientôt il demandera pardon comme un enfant.

Grâce à la petite Lewinsky (une artiste, dans son genre) toutes les femmes du monde sont vengées. Car derrière la petite secrétaire, il y a du monde, beaucoup de monde, qui se bouscule : Paula, Linda, Margaret, Elisabeth…

Quelle revanche !

En un tour de main (si j'ose dire) elles sont toutes sur le devant de la scène. Dans leur plus beau tailleur. Toutes permanentées, les lèvres gonflées au sillicone, le visage repeint aux UVA.

Finies les femmes victimales, les belles princesses assassinées ou réduites en bouillie : l'Ève future sera garce ou bourreau, allumeuse et maîtresse du monde, c'est moi qui vous le dis !

Mais j'allais oublier ma dernière chérie.

Martina ou la sainte-nitouche.

Elle a les plus beaux coups du monde, un revers magnifique, un coup droit prodigieux. Ses amorties tombent comme des fruits mûrs, juste derrière le filet, ce qui fait enrager ses adversaires, avec une telle grâce qu'on dirait qu'elle joue au ralenti…

Quant à ses lobs, admirez, c'est du grand art ! Balistiquement, esthétiquement, géométriquement parfaits.

Et ce sourire !

Avez-vous remarqué ce sourire ?

Au début, tous les commentateurs sportifs (qui n'ont jamais brillé par leur intelligence) comparaient Martina aux Madones de la Renaissance (Raphael, Léonard, Boticelli…). Et il est vrai que son sourire a quelque chose d'angélique.

Mais ne nous y trompons pas : sous le masque de l'ange, il y a le visage de l'ambition et du dédain, une détermination farouche, un soupçon d'arrogance et quelques relents de revanche (car derrière Martina, il y a Mélanie Monitor, autre femme qui se venge).

Martina, c'est le sourire narquois de la sainte-nitouche.

C'est le sourire de l'Ève nouvelle : ni victime, ni femme abandonnée, trompée, battue ou exploitée, mais triomphante et fière de sa force, imprévisible, désinvolte, lumineuse.

Quand je vous disais : on nous les a changées !

Je hais les fins de siècle. Les hommes se traînent et les bourses dégringolent. C'est la débandade générale. Rien ne ressemble à rien. Tout devient moche et languissant.

Même les femmes ne sont plus ce qu'elles étaient.

 

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LA SUISSE ET LES ICONOCLASTES

 

Pendant longtemps, la Suisse a su préserver son image. Elle y a mis tant d'amour et d'adresse, tant de patience aussi, qu'avec le temps la Suisse entière est devenue image. Et cette image, qui concentrait en elle les mythes fondateurs du pays (l'Innocence et la Neutralité, l'Indépendance et la Démocratie), a atteint un tel degré de perfection que plus personne ne l'a interrogée.

Aux yeux du monde, qui n'a jamais compris qu'un petit pays situé au point névralgique de l'Europe ait pu (ou su) échapper aux deux plus grandes tueries du XXème siècle, la Suisse est devenue icône : îlot de paix et de prospérité ; refuge pour les bannis, les exilés et les laissés-pour-compte ; paradis pour touristes en quête de villégiature ; mais coffre-fort, aussi, des grandes comme des petites fortunes qui pouvaient sans appréhension y déposer toutes leurs économies.

Avec le temps, cette icône sans défaut a remplacé, aux yeux du monde comme à nos propres yeux, toute perception réelle de ce pays.

*

Puis sont venus les trouble-fêtes.

Les écrivains, d'abord, dont le rôle est d'aller fouiner partout, pour voir ce qui se cache derrière l'image.

Les premiers trouble-fêtes qui eurent l'audace d'interroger l'icône furent Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. On sait comment leurs livres furent accueillis : levée de boucliers ou rigolade générale, personne, bien sûr, n'a pris leurs critiques au sérieux. On les a taxés d'imposteurs. On les a soupçonnés d'être à la solde de puissances étrangères. En conséquence, le plus naturellement du monde, ils ont eu droit à figurer parmi les personnages naïvement fichés qu'une police secrète élaborait à Berne au temps de la guerre froide.

À ceux qui leur ont emboîté le pas, quelques années plus tard, comme Hugo Loetscher ou Thomas Hürlimann, Adolf Muschg ou Jean Ziegler (dans des registres différents), on a bien entendu réservé le même accueil. D'abord dénégation : " Ce que vous dites est faux. Votre seul but est de nuire au pays et à ses intérêts. " Puis minimisation : " Ce que vous dites est vrai, certes, mais négligeable au regard de l'Histoire. "

Entretemps, parce qu'ils avaient accès à des archives longtemps tenues secrètes, les historiens prirent le relais. Hans-Ulrich Jost, d'abord, mais aussi Jacques Picard, Werner Rings (le premier, en 1985, à enquêter sur l'or nazi) et, plus récemment, Beat Balzli relancèrent le débat, chiffres accablants et documents incontestables à l'appui*.

Une fois encore, personne ne les a écoutés, car ce qu'ils racontaient était à la lettre incroyable.

 

Impossible, se dit-on alors, qu'un pays si farouchement jaloux de son indépendance ait pu entretenir des relations – pour le moins ambiguës – avec les puissances du Reich, acceptant l'or qu'on soupçonnait impur en échange de billets de banque soigneusement blanchis, ou fabriquant pour lui des têtes de fusées ou du matériel militaire !

Le soupçon que certains historiens portèrent sur la sacro-sainte neutralité suisse fut de courte durée.

Et l'icône, bien vite, reprit sa place au milieu du village, parfaite et aveuglante.

*

Enfin, alors qu'on croyait l'icône incassable et adorée partout comme une relique, a éclaté l'affaire dite de l'" or nazi ", puis celle des fonds " en déshérence ".

Comme l'attaque venait de l'étranger, personne n'en tint compte. On étouffa l'affaire. On parla de " chantage inadmissible ", de mise en scène orchestrée par les Juifs (décidément, l'icône a la vie dure). Un directeur de banque, au sommet de sa forme, parla même de cacahouètes !

Pourtant, cette fois-ci, bien que certaines voix, toujours les mêmes, cherchèrent encore à banaliser l'accident, le coup fut rude.

Les banques suisse payèrent leur arrogance – et elles n'ont pas fini de la payer. Le conseil fédéral dut reconnaître les errements de ses prédecesseurs. Et la population, partagée entre un sentiment d'injustice et de révolte sortit avec douleur de son aveuglement : sa confiance absolue dans l'icône.

*

Les écrivains dans tout cela ?

Des têtes brûlées et des pourfendeurs de mensonges. Des éclaireurs et des iconoclastes.

Ce rôle n'est pas nouveau bien sûr : Voltaire, Hugo, Zola, Havel l'ont tenu en leur temps. Et avant eux, les grands briseurs d'images : Moïse, Copernic, Freud, Einstein…

Le danger ne vient jamais de la lumière, mais de l'aveuglement.

Et briser les images – cette icône sacro-sainte de la Suisse libre et pure – n'est pas seulement un geste de rupture ou de rejet opiniâtre du passé.

C'est un réflexe salutaire qui engage l'avenir et permet à la Suisse, enfin, d'entrer dans le vif de l'Histoire – cette Histoire à laquelle, par naïveté ou par prudence, elle a toujours cru échapper, se tenant au-dessus des guerres et des conflits, mais qui est également son histoire.

Cette Histoire qui la regarde depuis si longtemps.

 

* Jacques PICARD, Die Schweiz und die Juden 1933-1945, Zurich, 1994.

Werner RINGS, L'or des nazis : la Suisse, un relais discret, Lausanne, 1985.

Beat BALZLI, Les Administrateurs du Reich, Métropolis, Genève, 1997.

 

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LA SALE GUERRE

 

Il n'y a pas plus de guerre propre que de guerre innocente. Toutes les guerres sont sales et monstrueuses, absurdes et inhumaines. Elles sont toujours la victoire de la force sur l'intelligence, de la puissance aveugle sur la réflexion, et toujours elles sanctionnent une défaite de la pensée.

Comment ne pas être bouleversé par ces milliers de réfugiés kosovars qu'on déplace d'un endroit à l'autre comme du bétail humain ? Chassés de leur maison, ils se retrouvent bloqués à la frontière, parqués dans des camps de fortune et parfois transférés vers un pays qu'ils ne connaissent même pas, ou qu'ils n'ont pas choisi.

Mais comment, d'autre part, ne pas être horrifié devant ces " frappes chirurgicales " qui font quelquefois des victimes (mais ce ne sont que " des bavures "), et partout des ravages énormes ? Comment ne pas être atterré devant tous ces stratèges en chambre qui, à l'exemple de Madeleine Albright, la secrétaire d'État américaine, n'ont à la bouche que le mot de bombardement, comme le rapportent ceux qui l'ont côtoyée lors des négociations de Rambouillet (1) ?

Quoi ! me dira-t-on. Vous n'êtes pas de notre côté ? Nous les démocrates éclairés, les libéraux, les bien-pensants ? Et si vous n'êtes pas avec nous, c'est que vous êtes avec les autres : les assassins, " les bouchers de Belgrade " ! Voire même avec Milosevic, ce nouvel " Hitler des Balkans " ?

Dans cette logique binaire, qui est la pauvre logique américaine, il faut choisir son camp : démocratie ou barbarie ? " Frappes chirurgicales " ou " purification ethnique " ? Le bon Dieu ou le Diable ?

Ni l'un ni l'autre, bien sûr. Ni pour Milosevic, ni pour l'OTAN.

Mais pour l'arrêt des massacres et l'autodétermination du Kosovo.

Comme elle empêche les hommes de respirer, la guerre empêche aussi de réfléchir. Il y avait les tenants de la " guerre propre ", celle qu'on fait du bout des doigts et à distance (métaphore du politically correct américain). Il y a maintenant les pousse-au-crime, ceux qui veulent aller " jusqu'au bout ", et à n'importe quel prix. Il y avait ceux qui voulaient protéger le peuple kosovar et régler pacifiquement la situation politique du pays. Il y a maintenant ceux qui prônent la guerre à outrance et bientôt – n'en doutons pas – la destruction complète de la Serbie.

Les choses n'en seraient pas arrivées là si les fameux " stratèges " de l'OTAN avaient pesé plus longuement les conséquences de la guerre ; s'ils avaient pris la peine de reconnaître non seulement la géographie des Balkans, mais surtout son histoire, qui n'est pas simple, ni binaire ; s'ils avaient mesuré, enfin, les risques d'extension d'un conflit qui ne sera jamais " chirurgical ".

On connaît malheureusement la suite : loin de parvenir à leurs fins, les Alliés ont amplifié l'exode forcé des kosovars. Ils l'ont accéléré dans la confusion des bombardements et en l'absence des 1300 vérificateurs de l'OSCE rentrés chez eux. De plus, loin d'affaiblir le pouvoir de Milosevic, les stratèges inconscients de l'Alliance l'ont conforté, en réduisant au silence l'opposition démocratique à son régime.

Toutes les guerres, on le sait, s'achèvent autour d'une table de négociations, mais celles-ci viennent toujours trop tard. Beaucoup de morts, de part et d'autre, de victimes innocentes. On négocie toujours avec les survivants, mais les massacres, le sang versé et la souffrance restent à jamais inscrits dans les mémoires.

Finalement, ce n'est jamais la paix des hommes qu'on signe, mais la paix des fantômes.

La guerre n'est pas bonne conseillère. C'est pour avoir oublié cette évidence que les forces de l'OTAN sont condamnées à souffler sur un feu qu'elles ont elles-mêmes contribué à attiser. En espérant que l'incendie, par le jeu des alliances (qui est bien plus complexe que ne le pense le gendarme yankee), ne se s'étendra pas, demain, à d'autres pays des Balkans.

 

(1) Voir Le Monde du 9 avril 1999.

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DE LA NÉCESSITÉ DES VERNISSAGES
 
DOSSIERS PUBLICS, JANV.-FÉVR. 1988, P. 59-60.

 

Il est lointain, bien sûr, le temps où il fallait, pour préserver les toiles de l'action sournoise de l'air ou de l'humidité, les enduire d'une résine lisse et brillante, parfaitement incolore. Cette petite cérémonie, strictement privée, avait lieu d'ordinaire à la veille de l'exposition. C'était une sorte d'embaumement où l'artiste vernissait lui-même ses propres œuvres.

Lointain ancêtre du vernissage, ce rituel de momification a cependant été abandonné. L'on s'est aperçu peu à peu que les vernis appliqués sur les toiles pouvaient avoir quelques effets pervers : ils jaunissaient très vite, s'écaillaient ou se craquelaient sans crier gare, allaient même parfois jusqu'à défigurer les couleurs primitives du tableau.

Ce vernissage avait pourtant un atout symbolique : il permettait à l'artiste de mettre un point final à son œuvre, pour mieux s'en détacher, en appliquant sur celle-ci un vernis transparent – supplément d'artifice laissant l'œuvre visible à travers la couche de résine brillante.

Ainsi vernis de sandaraque, de véronique ou de bérénice (qui sont tous trois les ancêtres du mot vernis) le tableau semblait mieux protégé contre les menaces – diffuses – du dehors...

Aujourd'hui, le vernis est tombé. Ou plutôt, il paraît s'être déplacé des cimaises à la petite foule intriguée qui hante d'habitude les vernissages. Femmes étincelantes et couvertes de bijoux (dans certaines galeries de la vieille ville), le visage repeint de fraîche date, les ongles fauves et la bouche lumineuse, incendiaire. Messieurs mis sur leur trente et un, arborant des smokings et des nœuds papillons (encore que cet accessoire, indispensable il y a peu de temps, a subi, depuis, une chute inquiétante de popularité!).

Ailleurs, dans des galeries plus " branchées ", le vernis est d'une autre sorte. Tenues plus ou moins excentriques, coiffures multicolores, looks savamment étudiés : il s'agit, là aussi, d'exposer au regard des autres un surplus d'artifice.

Aux vernissages il faut paraître : tel est le mot d'ordre!

Est-ce un mal ?

Certainement, dirait Rousseau, qui abhorrait " le vernis de l'esprit ". Et, dans la foulée du philosophe grincheux, tous ceux qui se défient comme lui des apparences, toujours trompeuses, qui nous détournent de l'essentiel...

Mais si l'essentiel, en art, relevait précisément des apparences ? S'il était d'abord ce vernis transparent qui nous donne à voir les œuvres en nous empêchant toutefois d'y toucher ?

Le vernissage, alors, par-delà sa façade de parade mondaine (son côté m'as-tu vu ?) demeure peut-être une nécessité sociale. On n'y vient pas seulement pour découvrir les dernières œuvres d'un artiste, car les conditions d'appréciation des travaux exposés ne sont pas optimales (trop de monde, trop de bruit, trop de fumée). On y vient pour parler, pour retrouver d'anciens amis, pour replonger un instant dans l'effervescence créatrice. De rituel un peu oiseux, le vernissage est devenu un rendez-vous presque obligé pour tous ceux que l'art, de près ou de loin, concerne. De plus, son côté festif aide à vaincre aujourd'hui bien des réticences et les inhibitions. La galerie est devenue un lieu de contacts, de rencontres, de retrouvailles. Ce qu'elle n'était pas il y a seulement quelques décennies.

Du vernis pictural au vernis social, cette cérémonie profane a peu à peu changé de masque et de fonction. Elle participe aujourd'hui de cette soif de convivialité qui dévore en secret chacun d'entre nous.

En cela le vernissage est peut-être un symptôme des années post-modernes : il manifeste la nostalgie d'une communauté oubliée ou perdue : une petite société secrète qu'un même goût pour l'artifice rassemblerait, illusoirement, certains soirs de chaque mois, autour d'un buffet et de quelques peintures.

 

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