L'HOMME DE CENDRE
    (Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, coll. Contemporains, 1987, 213 p.)

Quatrième de couverture

ÉCHOS
 Serge BIMPAGE.
 « Barbe Bleue de l’écriture »,
L'Hebdo, décembre 1987.

 

 

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

CONTACT
jolivier@worldcom.ch


 

 

Afin de conjurer l’arrêt de mort qu’une femme, en le quittant, a lancé contre lui, Simon tiendra scrupuleusement, pendant près d’une année, le registre muet de ses rencontres, de ses engouements, de ses rêves, de ses angoisses. Jour après jour, dans les lieux les plus divers, les circonstances les plus inattendues, il écrira le journal de sa vie, dans l’espoir, sans doute trompeur, de se sauver.
Mais qui est l’homme de cendre ?
Il partage son temps entre un Musée d’art moderne, pour lequel il organise des expositions itinérantes (Hodler, une rétrospective des  « Nouveaux Sauvages », Manet) et sa passion jalouse de la musique. Mais sa vie, comme celle de chacun d’entre nous, est ailleurs : elle est faite de visages entrevus et de voix murmurées, de gestes inaccomplis et d’émotions furtives : c’est un tissu serré d’images et de musique, qu’il est vain de vouloir mettre en ordre.
Comme les notes d’une gamme, les femmes qu’il côtoie, dans son voyage sentimental, sont au nombre de sept, marquées chacune du sceau de la musqiue : il y a Solange, la blonde choriste de l’Église russe, Réjane, la journaliste soupçonneuse, Minna, sa correspondantes new-yorkaise, Donatienne, une comédienne sans emploi, Fanny, son amie d’Avignon, Laetitia, une écolière délurée, et Sybille, une dirigeante féministe dont l’ombre plane, comme une menace, sur la vie de Simon.
Chacune à sa manière donne un ton à sa vie : tantôt léger et ironique, tantôt funèbre et indécis, tantôt allègre et triomphant. D’une femme l’autre, dans une tonalité toujours changeante, Simon fait l’expérience d’une longue traversée du désir, lequel renaît sans cesse ailleurs, toujours à son insu, des cendres d’un ancien amour.
L’homme de cendre ?
–C’est ce qu’il reste de Simon, tandis qu’il commence son journal, au soir du 18 mars, dans l’après-coup du désastre amoureux.

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La nuit (extrait)

Détonation unique et sèche comme un coup de semonce : la batterie explose, d'emblée, et donne le la, profond et clair. Les percussions se déploient. Puis de concert, et sourde, la basse suspend le cœur comme entre deux battements, amplifiant le tempo brutal et lourd de la chanson. Et la guitare, au loin, étouffe sous un lacis de rythmes, égrenant seule, impavide, ses accords métalliques.

C'est une voix rauque et haletante, au début, mais le début, bien sûr, est déjà ce qui se chante à partir de la fin – à peine un souffle, une bouffée d'air qui cherche vainement un nouvel élan, une voix de gravière, profonde et sans intonation, sans timbre propre, presque un murmure, ce qu'on appelle un dernier souffle, une sibilance qui porte en elle, tout au bord de la tombe, autant d'éclats de voix qu'il y a d'étoiles éteintes dans le firmament de la nuit.

Il a la gorge sèche. Sans cesse il se retourne dans son lit. Sans cesse il appelle. C'est d'avoir trop chanté que sa gorge, maintenant, est en feu.

Etranglé, il chante encore :

Every breath you take
Every move you make
Every bond you break
Every step you take
I'll be watching you...

Dans la nuit, sur la route d'Orange, c'est une cassette que Fanny sort de son sac à main. C'est une chanson mille fois écoutée, le jour, la nuit, ici, ailleurs, partout, le dernier disque de The Police – la scie de l'été.

Comme sous l'effet d'une drogue, ou plutôt sous le coup d'une hallucination lucide, la voix égrène sans cesse la même image, le même refrain d'absence.

C'est un chant de hantise, sinistre et dérisoire, une complainte obsédante où chacun se retrouve, comme chez soi, sur son petit îlot de larmes.

Every single day
Every word you say
Every game you play
Every night you stay
I'll be watching you...

Un laveur de carreaux, accroché à la façade, s'acharne à faire briller la rosace centenaire d'une église. Plus bas, sur le parvis, un chanteur blond s'égosille, jusqu'à en perdre la voix.

Il se réfugie dans le chant, ce deuil absurde qu'il est seul à porter. Il ne lève pas les yeux du sol. Il reste là, prostré, muré dans le silence, et seul, dans la chapelle vide, tandis qu'autour de lui s'agite comme un ballet d'ombres chinoises. Il est la proie des chimères.

Since you've gone
I've been lost without a trace
I dream at night I can only see your face
I look around...

Le bourdonnement des voix derrière la vitre, et la rose étincelante, la verrière de fleurs, et la lumière qui tout à coup se liquéfie, verse à son tour dans la nuit, il commence à pleuvoir, l'église est ouverte, éventrée, le laveur de carreaux a fini son travail, et l'image, figée par la pluie, s'estompe, il faut mettre les essuie-glace, oui, c'est un trio, peut-être même un quatuor, un petit orchestre de chambre, à peine quelques cordes, qui s'installe maintenant dans le chœur de l'église, ils commencent à jouer, ils regardent leur instrument avec une sorte d'avidité respectueuse, le bois des violoncelles luit dans le noir, en même temps on dirait qu'ils sourient, ils ne disent rien, mais leurs lèvres remuent, ils ont les cheveux blancs et crépus, deux surtout, comme des vieillards, ils se rapprochent, et c'est l'averse à nouveau

Every move you make
Every vow you break
Every smile you fake
Every claim you stake
I'll be watching you...

Double fanal venant à ma rencontre, et je ne vois plus rien, c'est comme un coup de tonnerre : une sirène hurlante, une main qui saisit le volant, et puis un cri répété plusieurs fois, attention tu vas nous tuer, tu vas nous tuer, et puis un coup de frein, et la voiture sur le bas-côté qui s'immobilise en hoquetant, j'ouvre les yeux : effarée, tremblante, Fanny me regarde, je sors de la voiture, la route est sèche et déserte, complètement, je me penche au-dessus d'un muret de pierres et je vomis à perdre haleine et m'arracher la bouche et les yeux et le visage entier, je n'arrive pas à reprendre mon souffle, j'essaie de respirer lentement, avec application, mais l'air me brûle la gorge, la nuit est très claire, je vais rejoindre Fanny qui attend dans la voiture, nous repartons, mais cette fois c'est elle qui conduit, elle reste silencieuse, sans comprendre.

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