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LAUTRÉAMONT
        (Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, coll. Cistre-essais no 12, 1981, 190 p.
              
Quatrième de couverture

 



Jean STAROBINSKI.
 « Maldoror sur le rivage»
, Le Nouveau Commerce, cahier 45-46, print. 1980, p. 81-92.

 

 

 

Martin Vaughn-James. « Six visions de Maldoror», in Études littéraires, avril 1978,
p. 99-111.

Né à Bristol (Angleterre) en 1943, Martin VAUGHN-JAMES a successivement publié : Eléphant, a boovie (New Press, Toronto 1970), The Prolector (1971), The Park (1972) et The Cage, a visual novel (1975), ces trois derniers ouvrages chez Coach House Press (Toronto).

Particulièrement intéressé à l'élaboration de récits d'images (visual novels ), dans le sillage du Nouveau Roman, et aux rapports entre des images et un texte, il s'est également fait connaître par une collaboration régulière à la revue Minuit. Tout dernièrement, il produisait une série de dessins à partir du générique de Leçons de Choses de Claude Simon. À la demande de Simon lui-même, ces dessins ont accompagné la publication de l'entrevue qu'il accordait récemment à La Nouvelle Critique (no 105, Juin-Juillet 1977).

Martin Vaughn-James a réalisé ces " six visions de Maldoror " tout spécialement pour ce numéro d'Études Littéraires.

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

POÉSIE
L'Œil nu

BIBLIOGRAPHIE

 

CONTACT : jolivier@worldcom.ch

 

 

Que voici un texte admirable où pour la première fois - je dis bien pour la première fois - la démarche de Lautréamont, le sens de son œuvre, nous sont délivrés. Je n'ai jamais partagé la sorte d'unanimité laudative qui se fait autour de Rimbaud. Une page, certes, est exceptionnelle et traverse comme un éclair la littérature de tous les temps. C'est la célèbre Lettre du Voyant. Le reste relève des petites filles modèles, ou des adolescents boutonneux. Les Chants de Maldoror, en revanche, me paraissent un livre-charnière. Ils clôturent la poésie qui précède, comme une porte qu'on referme définitivement. Ils ouvrent large une autre voie. Laquelle? Jean-Michel Olivier nous livre enfin la clé. Elle tient en ceci que tout livre est d'abord une interrogation sur l'écriture. Non pas une interrogation générale, mais une question très particulière à propos d'un texte très singulier : celui qu'écrit l'auteur durant le jet de l'écriture et sa jaculation. Certes, toute l'œuvre de Roland Barthes est fondée sur cette question-là. Mais Barthes interroge à partir de l'essai. Il se situe dans le domaine de l'" écrivance ", comme il disait. Lautréamont formule sa demande en tant qu'écrivain fonctionnant dans l'orgie de sa création. Et nous apprenons de lui que le texte vampirise l'auteur comme le lecteur. Mais l'auteur est ravi par le vampire de l'écriture. Il en meurt de plaisir à force d'être bu. Ce qui est vrai pour l'écrivain vaut pour l'essayiste et pour le lecteur. Où commence la critique ? Où finit la fiction ? Où commence la création, puisque chaque texte nouveau ne peut que reprendre en les pastichant les œuvres précédentes ? Et comment se passe le transfert d'amour entre l'œuvre et l'auteur ? Sur le mode de l'allégresse ou sur celui du viol ?

Chaque page est un hymen à crever. " Le désir insatiable que le texte a de lui-même " transforme chaque ligne en viol, en vol. Il faut ici jouer sur la polyphonie des sens. Chaque poème est rapt comme il est envol. Les ailes du vampire servent à dérober le feu. Car tout poète est Prométhée. Mais il faut entendre la fable grecque dans son sens énigmatique et secret. Zeus n'a pas enchaîné Prométhée au flanc d'un rocher afin qu'un vautour lui dévore le Foie. Prométhée lui-même s'est offert en sacrifice au rapace. Et quand celui-ci s'est posé sur son corps, il a capturé avec ses mains nues l'oiseau de feu. Ainsi, Maldoror vole avec la flamme aux doigts.

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Le vampire
tirée du Dictionnaire de Trévoux,
Paris, 1771, VIII.

" Vampire, Wampire, Oupire et Upire, n.m. et fém.
Les Vampires sont une sorte de revenants qu'on dit infecter la Hongrie, la Moravie, la Bohème, etc. Ce sont, dit-on, des gens qui sont morts depuis plusieurs années, ou du moins depuis plusieurs mois, qui reparaissent, se font voir, marchent, parlent, sucent le sang des vivants, en sorte que ceux-ci s'exténuent à vue d'œil au lieu que les cadavres, comme des sangsues, se remplissent de sang en telle abondance, qu'on le voit sortir par les conduits et même par les pores. Pour se délivrer des Vampires, on les exhume, on leur coupe la tête, on leur perce le cœur, on les empale, on les brûle. Quelquefois un Vampire met en rumeur tout un pays. Il s'attaque aux vivants sans se faire voir, il leur suce le sang, il les mine peu à peu : ces pauvres gens dépérissent à vue d'œil, ils deviennent étiques, ils meurent enfin (Calmet).

On distingue deux sortes de Vampires : les vampires actifs et les vampires passifs. Les premiers sont les morts revenants qui sucent le sang des vivants. Les seconds sont les vivants sucés : mais les Vampires passifs une fois morts deviennent Vampires actifs.

Pour ajouter foi aux histoires que l'on débite sur le compte des Vampires, il faudrait en prouver l'existence. À la vérité, on produit des gens qui prétendent avoir beaucoup souffert des Vampires. Mais que prouvent ces dépositions ? Que ces personnes ont cru être persécutées, molestées, sucées par des Vampires. Ce n'est pas ce qu'il faut prouver. Car quand une fantaisie règne dans certains cerveaux, ils se persuadent toutes sortes de chimères, et les maisons sont pleines de papes, de rois, de généraux d'armée. Mais dans l'affaire du Vampirisme, qu'on nous montre des gens dignes de foi, bien sensés et de sang-froid qui disent : nous avons vu un tel jour un Vampire qui avait été notre parent, notre ami, qui portait tel nom : il était mort depuis tant de mois ou d'années, il nous a tenu tels discours, il a fait telles opérations sur nous. Pour arrêter les persécutions, nous l'avons fait exhumer et, depuis ce temps-là, nous avons cessé de le voir. Telle doit être la formule du témoignage, et l'on défie toutes les provinces que l'on vient de nommer, d'en produire un semblable. Ce sont des bruits populaires, des traditions qui se transmettent comme nos historiettes de lutins et de revenants.

Il peut se faire qu'il y ait des cadavres, qui, quoique enterrés depuis plusieurs jours, répandent du sang fluide par les canaux de leur corps. Tout cela est dans l'ordre de la Physique. Il est même très aisé que certaines gens se figurent être sucées par des Vampires, et que la peur que leur cause cette imagination fasse en eux une révolution assez violente pour les priver de la vie. Étant occupés toute la journée de la crainte que leur inspire ces sortes de revenants, est-il fort extraordinaire que pendant leur sommeil, les idées de ces fantômes se présentent à leur imagination, et leur cause une terreur si violente que quelques-uns en meurent dans l'instant, et quelques autres peu après ? Combien de gens n'a-t-on pas vu expirer dans l'instant ? La joie même n'a-t-elle pas souvent un effet aussi funeste ? "

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Le vampire

" Enfant déjà, le vampire avait une passion, qui tourna en véritable manie : il portait tout à sa bouche, orifice par lequel il aspirait le monde, goulûment, pour mieux le dévorer, comme on gobe un œuf.

Tout y passait, au grand désespoir de ses parents : des vieux morceaux d'étoffe aux brins de laine des tapis – authentiques nids à poussière –, des miettes de pain aux extrémités ravaudées (plissées, cousues) des serviettes, nappes ou rideaux qu'il suçotait avec acharnement, en passant enfin par tout ce qui traînait en vrac dans l'appartement familial : petit monde d'objets disparates, désordre délicieux qu'il faisait sien l'espace d'une succion.

Ce qu'il aimait par-dessus tout, c'est que l'objet convoité épousât la forme de sa bouche, en emplît doucement les contours : ainsi les crayons multicolores, les gommes, les bouchons de liège des bouteilles (dont il garda longtemps sur la langue la saveur âcre), les petites fioles dans lesquelles sa mère mettait ses parfums et quelquefois aussi ses médicaments, hors de portée du vampire, les billes de verre – agates, yeux de chats, yeux de bœufs –, les boules grossières confectionnées à l'aide de mie de pain. Bref, tout ce qui roulait, coulait, pouvait s'écouler en lui : tout cela l'emplissait d'une satisfaction indicible.

Cependant, parmi ces objets d'élection, sa préférence allait indiscutablement aux livres que, très littéralement et dans tous les sens, il dévorait. Après avoir écorné les pages, il les déchirait en petits lambeaux filiformes, en mille miettes indistinctes, puis les mettait à l'épreuve de sa bouche – foyer ou nombril de son corps – et les réduisait alors en une sorte de pâte blanche, mélange informe de salive et de papier qu'il avalait avec délice ou, suivant les jours, rejetait avec une moue de dégoût.

C'est de cette époque, sans doute, qu'il date ses premières indigestions de texte, lorsque, emporté par sa frénésie, il dévorait tout un livre, et que sa bouche avalait plus que son corps ne pouvait absorber. C'est à cette époque aussi qu'il saisit toute la portée de cette expression exorbitante : " avoir les yeux plus gros que le ventre", alors que, désespérément, il tentait de venir à bout d'un gros et lourd volume (qu'il apprit plus tard être la Bible). Tout lui était prétexte à dévoration : il ne faisait alors, de même qu'aujourd'hui, aucune distinction de genre : il mangeait de tout : prose ou poésie, pièce de théâtre ou article de journal, tant ses goûts en matière de littérature le portaient naturellement vers l'éclectisme.

Une chose surtout, dans les livres, le fascinait : la matière écrite comme trace d'encre, marque imprimée en creux dans la page, maculature.

Avant la lettre.

Tout cela – cette chose – provoquait son émoi : ses cris, sa rage. Et, à chaque fois, sa frayeur. "

 

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