1
Suc. Bave. Poison.
2
Une tache, au commencement,
en forme de serrure.
3
C'est un germe sournois
qui, déjà, se dédouble : deux cellules accouplées,
en forme de grand 8, solidaires, encore, l'une de l'autre.
4
Voilà : la
coupure est faite.
Quelque chose circule
déjà entre les deux organismes disjoints.
Le chiffre est démembré,
mais l'articulation, composée de tissus fibreux, résiste
encore.
5
Cet insecte bizarre,
privé de pattes, mais qui pousse à chaque instant
de nouveaux dards, de nouvelles antennes, c'est peut-être
une fourmi géante, une araignée, examinée
au microscope : une mygale de la grande espèce.
Peut-être un
scarabée.
Non.
Un point d'exclamation
?
L'il tarde à
reconnaître sa proie. L'image est foule, encore, comme incertaine.
Pourtant la chose
avance, têtue et entêtante, elle glisse d'elle-même
sur le papier, comme sur la peau, et ne dépose sur la rétine
qu'une forme flasque, un composé de gris et de blanc, dont
le modèle n'existe nulle part dans la réalité.
6
Cette tache, désormais,
comporte un double foyer d'expansion : deux germes noirs, très
denses, essaiment et se propagent, à toute vitesse, comme
dans un souffle.
Un battement de paupières.
C'est cela le miracle
: qu'il n'y ait jamais (eu) de contact, aucune caresse, aucun
Geste précis,
nulle manuvre d'approche ou de séduction afin d d'arraisonner
la chose : toute la scène (l'échange) se déroule
à distance, dans une distance étroite, irréductible.
Tout se sera passé
très vite, si furtivement, une fraction de seconde à
peine, que personne, jamais, n'aura rien vu.
N'aura rien su.
C'est cela un virus
: ça se transmet sans crier gare, uniquement par contagion
visuelle : la tache maligne se diffuse en un clin d'il,
à la vitesse de la lumière, à travers tout
l'organisme. Elle enfle et prolifère, comme un mal sournois.
Elle se déplace sans cesse et finit par concevoir, à
chaque instant, une multitude de nouveaux rejetons qui vont partir,
à leur tour, à l'assaut des cellules vivantes.
7
Tu ne voulais rien
voir, rien savoir, tu voulais seulement jeter un coup d'il,
en passant (cela n'en gage à rien), sans même t'arrêter,
ni perdre de vue l'objet précis de ta visite et pourtant,
à l'improviste, quelque chose a filtré de l'image,
que ton il a surpris et enregistré, à ton
insu (la force d'une image tient toujours à son insu)
et te voilà à jamais en quarantaine
Il aura suffi d'une
infime distraction pour que tu sois contaminé, sans le
vouloir, sans le savoir, même, à la vitesse de la
lumière.
Cette tache d'ombre,
désormais, tu la portes en toi, et ton il s'en repaît.
Il s'en imprègne
avec délice.
8
L'insecte a presque
achevé sa mue : les deux foyers d'ombre se sont lentement
séparés. La membrane fibreuse qui les reliait s'est
distendue, et assombrie. Elle tend désormais à prendre
une autre consistance.
Une nouvelle envergure
: comme si l'insecte (l'infect) trop longtemps tapi en lui-même
décidait tout d'une coup de prendre son essor, et dépliait
toutes grandes ses ailes ou ses branchies (on les devine de part
et d'autre de la carapace noire).
L'intérêt
de l'image s'est déplacé des deux pôles sombres
au tissu ombré qui les relie encore, et dan lequel on sent
palpiter tout un monde secret : un grouillement incessant de larves
et de germes.
9
Au cur du masque
d'ombre, une fissure se dessine, qui laisse apparaître un
faisceau de lumière.
Plus bas, une autre
fissure délimite clairement deux membres disjoints (deux
pattes ou deux jambes).
Entre les deux s'étend
maintenant une zone de plus en plus nuancée au sein de
laquelle des formes bougent et se précisent avec une lenteur
toute calculée.
(C'est ici que le
photographe se fait complice du médecin ou du chirurgien
: une autre dimension vient s'ajouter au document purement photographique
(l'image lisse et nette d'un instant d'exception) puisque quelque
chose apparaît, en profondeur, qui n'est plus la peau ou
la chair du modèle, mais au contraire son ossature intime
: sous le masque apathique, quelque chose se dévoile, qui
n'est plus l'indolence apparente d'un corps qui s'exhibe, mais
bien l'effervescence d'une vie (d'une mort) enfin trahie et mise
en lumière.
Et ce dévoilement,
cette soudaine traversée du miroir, ne laisse pas de provoquer
un malaise qui perdure, et qui, jamais sans doute, ne se dissipera
tout à fait : le sentiment d'être enfin percé
à jour.
La photo, ici, se
fait radiographie.
Impression, en surface,
d'une profondeur obscure.)
Le masque se lézarde.
Au point d'engendrer,
à tout instant, de nouvelles fissures.
Ça grouille
de partout
À mesure qu'il
prend de l'expansion, comme un reptile qui sort de l'uf,
le corps lentement se déploie et commence à prendre
figure.
À mesure qu'il
prolifère, tout en se divisant, le virus photographique
ménage de nouvelles zones d'ombre et de lumière.
Lesquelles, bientôt, vont s'ouvrir sur de nouvelles crevasses
qui recèleront, à leur tour, de nouveaux foyers
lumineux.
Et, ainsi de suite,
à l'infini.
Le virus commence
à faire rage.
11
Elle porte un masque
de Fantômas (les yeux cernés de noir laissent apparaître
une mince traînée blanchâtre), cette amulette
égyptienne que tu tiens dans la main.
Le visage curieusement
rétréci (est-ce un séjour prolongé
chez les coupeurs de tête ?) mangé de part et d'autre
par une abondante chevelure noire, les bras déployés
comme deux griffes ou deux serres qui encadrent la tête,
les jambes bien campées sur le sol, elle se tient immobile
et très droite, dans la posture menaçante d'une
guerrière. On dirait un colosse de pierre peinte. Le masque
partiellement relevé d'une gardienne de tombeau.
Son visage en amande
est un trait vertical. Il donne sens et valeur à toute
sa figure : cette statue érigée vers le ciel, dont
les bras écartelés lancent des malédictions,
semblent t'interpeller et en même temps d'avertir d'un péril
mortel.
N'approche pas.
Reste où tu es. Reviens sur tes pas.
Elle met en garde
le visiteur (le voyeur) d'approcher de trop près de sa
figure fatale. Comme Méduse, son regard irradie. Il porte
en lui-même comme sa propre mort, sa propre vie, un principe
infectieux, absolu, capable d'essaimer au quatre coins de l'univers,
et de se reproduire à partir de rien c'est-à-dire
de lui-même.
En un clin d'il.
12
Tout s'élucide
enfin : le visage maintenant se dévoile et apparaît
sous le double rideau des cheveux : c'est la face d'une morte.
Les yeux trop encaissés
au fond des orbites semblent deux taches d'encre, le nez apparaît
en négatif, comme un creux, un cratère insondable,
la bouche est flanquée de moustaches.
Le talisman est devenu
momie.
Ce n'est plus un porte-bonheur,
une petite amulette chargée d'éloigner de toi les
mauvais esprits, mais un vestige précieux, bouleversant,
qu'une savante toilette a enfin débarrassé de ses
bandelettes funéraires. Le ventre est bourré de
cire et de cassis, de cannelle, de graines de lotus grillées,
de tampons d'étoffe imprégnées d'huile de
cèdre, de myrrhe et de santal, elle porte, à la
place des yeux, des prunelles d'émail.
Avant d'envelopper
la défunte dans son carcan de bandelettes, on a pris soin
de maquiller son corps : les lèvres sont peintes, comme
les ongles des mains et des pieds ; les bras et les jambes sont
recouvertes d'une teinture résinée : les aisselles
sont noircies au charbon ; les seins, de même que l'estuaire
du nombril, sont recouverts de fines arabesques, comme un alphabet
de couleur, une langue secrète qui fait corps avec la défunte.
Sans doute y lit-on
le récite de sa vie et la progression de son mal, depuis
l'instant funeste où elle a contracté le virus.
Sans doute aussi nous
adjure-t-elle à plus de vigilance.
Ne me regarde pas.
Le virus est malin. Ne cherche pas à percer le secret des
images ! Ton il n'est pas assez vide, encore, pour me recevoir.
13
Tes yeux se dessillent
: ce que tu croyais voir (l'infection du regard, l'araignée
de la grande espèce, le masque de Fantômas, l'amulette
égyptienne, le colosse de pierre dressée, le talisman
devenu momie) tout cela disparaît maintenant sous
le vernis de l'image.
Sans pourtant s'effacer.
Car il reste une figure,
encore imprécise, qui te nargue et te défie.
En d'autres termes,
depuis que tu es infecté, depuis que tu as le virus dans
le sang, cette figure impérieuse t'attend : c'est la mère
et la fille des figures précédentes. À
la fois leur moule et leur avatar, leur ancêtre et leur
progéniture.
Cette virago est déjà
contenue, en germe, dans la première image, comme la mort
habite la vie, dans son intimité même, depuis le
premier jour. Non pas comme quelque chose qui lui survient, de
l'extérieur, à un moment donné de son existence,
mais comme une hantise qui ne la quitte pas, la crevasse de lumière,
le jour donné (la date) de la naissance.
(L'autre nom de Virus,
c'est naissance d'une mort.)
14
Le mystère
est levé : la vérité apparaît enfin
sous l'arborescence des voiles.
Une et nue.
Comme au commencement.
Ève sortant
du puits ou Vénus de l'écume : sans fard et sans
artifice, ces figures s'offrent à nous dans un don absolu
d'elles-mêmes, comme le symbole d'une vérité
qui ne laisse rien dans l'ombre et demeure à jamais sans
réserve, sans secret, sans feintise.
En vérité,
cette femme est là depuis toujours.
Les bras repliés
en manière de victoire, brandissant vers le ciel deux poings
vengeurs, elle hurle haut sa haine, ou peut-être sa joie.
Sa tête tient à peine au reste du corps, par un réseau
serré de veines saillantes et de muscles noués.
La bouche grande ouverte, tendue dans un effort immense, exprime
à la fois cette détermination farouche et cette
concentration de chaque instant qui est propre, dans l'iconographie
du Moyen Âge, à la vierge phallique.
L'image est nette,
désormais, et doublement, puisque aucun vêtement
ne vient plus distraire (de) la vérité.
Et pourtant, dans
cette image lisse et sans défaut, dans ce message réduit
à l'essentiel, me fascinent surtout les attributs de la
virginité (c'est-à-dire, ici, de la toute-puissance)
: les deux bagues qui ornent chacune de ses mains et dont la pierre
noire contient sans doute un poison ; le large collier, en sautoir,
fait de plusieurs pendeloques en forme de clés ou de petits
scorpions, qui paraît détacher la tête du reste
du corps, tel le ruban noué au cou de la chaste Olympia
; et la gracieuse chaînette dorée qui ceint de part
et d'autre l'abdomen virginal, à mi-chemin du nombril et
de la toison folle du sexe.
Ces quatre points
cardinaux (les deux mains, le cou, le sexe) dessinent une géographie
inédite, une nouvelle carte du Tendre sur laquelle l'il
glisse, au grés de son désir, sans se poser nulle
part.
15
Que se passe-t-il
?
À peine saisie
dans une pose figée, à mi-chemin de l'athlète
et de l'haltérophile la voici qui s'éloigne
et recule, dirait-on, sans pourtant disparaître de l'image.
Tout, ici, semble
outré : le mouvement des bras par trop indépendants
de la cambrure du corps (ils redeviennent ce qu'ils n'ont jamais
cessé d'être : deux cobras dressés sur eux-mêmes,
prêts à mordre, dont les yeux scintillent comme deux
pierres noires), mais aussi le visage qui compose ce masque funéraire,
ce faciès momifié, et les hanches qui impriment
au regard ce mouvement giratoire, qui se perd hors du champ de
l'image, puisque manquent depuis toujours les pieds ou le socle
même de l'imposante statue.
(Elle n'a pas l'air
commode, celle-là, avec sa figure agités de tics
et de contorsions.
L'il torve et
le geste agressif, elle attend sa revanche.
Cette femme à
l'allure de catcheuse est sans doute une femme-chat.
A catwoman.
En français
: une chipie.)
16
Son sourire de parade
se fige dans un rictus funèbre. Et ses yeux disparaissent
complètement au tréfonds des orbites. Tout à
l'heure, son geste de bravade intimidait le spectateur : il n'est
plus maintenant qu'une mimique un peu dérisoire, vide de
sens à force de répétition.
Tout se passe comme
si le charme, peu à peu, se dissipait.
Voici le scénario
: le photographe (l'illusionniste) s'évertuerait à
produire un charme, toujours le même, consister à
envoûter le spectateur.
Comment ?
En répétant
sans cesse la même image, mais en s'arrangeant, également,
par quelque tour de passe-passe, pour que celle-ci soit à
chaque fois différente : qu'elle soit en même temps
la même et l'autre.
Une fois ce sortilège
effectué (véritable magie noire : regardez tout
ce peuple d'amulettes et de talismans), une fois la série
opératoire, le photographe s'ingénie à en
rompre le charme : un à un, il défait les fils de
l'illusion qu'il avait si soigneusement tissée, et entretenue.
Il brise le miroir et reprend aussitôt au spectateur ce
qu'il avait fait mine de lui donner : l'objet précis, unique,
sacré (le fétiche) de son désir.
17
Mettre en scène
l'objet de la photographie (exposer et défaire, à
la fois, un charme qu'il s'est ingénié à
produire) : c'est peut-être l'enjeu, ici, du virus
obsédant d'Alan Humerose, qui collectionne les images,
inlassablement, irréductiblement, afin de mieux les extraire
de leur contexte anecdotique et purement décoratif (la
série des Virus se détache sur un simple
fond blanc, qui est un drap posé par terre ou cloué
contre un mur.)
Regardez cette furie
qui s'éloigne : elle gesticule en vain, consciente, désormais,
que le charme est rompu.
Plus de scène.
Plus de séduction.
Elle retourne à
l'état de pure effigie.
18
Composer et
décomposer : tels sont les gestes de la photographie.
Aux multiples artifices
de mise en scène qui accompagnent la composition, succède
bientôt tout un rituel funéraire qui vise très
exactement à déréaliser l'image. Celle-ci,
d'unique et pure apparition, devient réplique ou doublure
défigurée de l'image précédente qui,
elle-même déjà, reprenait la précédente
en la modifiant, en l'altérant, parfois jusqu'à
l'outrance.
Le deuil succède
ainsi à la jubilation créatrice, comme si l'artiste
se devait sans cesse d'effacer ce qu'il vient, à grand-peine,
d'édifier sous nos yeux.
Ambivalence du virus
: il ne se produit qu'à condition de se détruire.
Sa mort coïncide toujours avec sa naissance.
Il n'arrive qu'à
se couper de lui-même.
Comme la photographie.
(L'injonction silencieuse
de ces images, c'est peut-être un vocable obsédant,
une litanie sans appel : à l'origine du virus photographique,
il y a peut-être cette voix sourde et grave, cette voix
d'outre-tombe, qui répète inlassablement : tu
meurs, tu meurs
).
19
Le faciès contracté
est redevenu masque hiératique. Tandis que la chevelure
prend soudain du volume, une ampleur nouvelle aux teintes de jais,
les bras sont maintenant des membres atrophiés. Les seins
apparaissent malingres et le ventre se creuse curieusement.
Le masque se durcit.
L'ouverture du visage tend maintenant à se résorber,
comme une huître se referme, une plante vireuse se fane.
Ce mouvement de retrait
semble inexorable : l'instant est imminent où le visage
de l'idole (de l'image) va disparaître sous l'épaisse
chevelure noire. Déjà le nez et les yeux n'existent
plus. Seule une trace plus claire laisse encore deviner ce qu'ils
furent. Aucune partie du corps ne semble devoir échapper
à cet obscurcissement.
En bas, déjà,
c'est le règne de la toison d'ombre qui dévore
peu à peu les jambes et le ventre et s'apprête maintenant
à recouvrir tout le corps de l'idole.
(Une tête, un
sexe : telles sont, peut-être, les sources du mal, les foyers
infectieux. Les germes premiers de la peste des images.)
Tout serait parti
de là : la première fissure, horizontale, irréversible,
entre le haut et le bas, les premiers germes historiques (ou histologiques)
du virus.
20
Plutôt que la
forme d'un cercle, le parcours d'un Virus épouse toujours
la forme d'une spirale. La dernière photographie ne revient
pas à la première. En cela, la série n'est
pas close, ni une, nu bien sûr finie : elle suppose une
suite (une fuite) tout autre qui n'est jamais donnée, mais
à peine esquissée.
La dernière
image, ici, fera toujours défaut.
C'est la seule loi
de la série.
(Tout se sera passé
trop vite : tu auras eu le temps d'entrevoie quelque chose, une
image furtive, une trace d'Eurydice, qui aussitôt se sera
effacée pour rentrer dans l'ombre, et disparaître,
à tout jamais, derrière l'écran glacé.
L'il, vide et
veuf, porte en lui-même son propre deuil.)
Virulence des images.
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