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et aux librairies:
Le rameau d'or

Delphica

G. Haldas

 

VIRUS — DE LA PHOTOGRAPHIE
 
    (Seyssel (Fr), Éd. la Main de Singe, 1991.)

 

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

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La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

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Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

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Photographies d'Alan Humerose

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

Suc. Bave. Poison.

 

2

Une tache, au commencement, en forme de serrure.

 

3

C'est un germe sournois qui, déjà, se dédouble : deux cellules accouplées, en forme de grand 8, solidaires, encore, l'une de l'autre.

 

4

Voilà : la coupure est faite.

Quelque chose circule déjà entre les deux organismes disjoints.

Le chiffre est démembré, mais l'articulation, composée de tissus fibreux, résiste encore.

 

 

5

Cet insecte bizarre, privé de pattes, mais qui pousse à chaque instant de nouveaux dards, de nouvelles antennes, c'est peut-être une fourmi géante, une araignée, examinée au microscope : une mygale de la grande espèce.

Peut-être un scarabée.

Non.

Un point d'exclamation ?

L'œil tarde à reconnaître sa proie. L'image est foule, encore, comme incertaine.

Pourtant la chose avance, têtue et entêtante, elle glisse d'elle-même sur le papier, comme sur la peau, et ne dépose sur la rétine qu'une forme flasque, un composé de gris et de blanc, dont le modèle n'existe nulle part dans la réalité.

 

 

6

Cette tache, désormais, comporte un double foyer d'expansion : deux germes noirs, très denses, essaiment et se propagent, à toute vitesse, comme dans un souffle.

Un battement de paupières.

C'est cela le miracle : qu'il n'y ait jamais (eu) de contact, aucune caresse, aucun

Geste précis, nulle manœuvre d'approche ou de séduction afin d d'arraisonner la chose : toute la scène (l'échange) se déroule à distance, dans une distance étroite, irréductible.

Tout se sera passé très vite, si furtivement, une fraction de seconde à peine, que personne, jamais, n'aura rien vu.

N'aura rien su.

C'est cela un virus : ça se transmet sans crier gare, uniquement par contagion visuelle : la tache maligne se diffuse en un clin d'œil, à la vitesse de la lumière, à travers tout l'organisme. Elle enfle et prolifère, comme un mal sournois. Elle se déplace sans cesse et finit par concevoir, à chaque instant, une multitude de nouveaux rejetons qui vont partir, à leur tour, à l'assaut des cellules vivantes.

 

 

7

Tu ne voulais rien voir, rien savoir, tu voulais seulement jeter un coup d'œil, en passant (cela n'en gage à rien), sans même t'arrêter, ni perdre de vue l'objet précis de ta visite et pourtant, à l'improviste, quelque chose a filtré de l'image, que ton œil a surpris et enregistré, à ton insu (la force d'une image tient toujours à son insu) – et te voilà à jamais en quarantaine…

Il aura suffi d'une infime distraction pour que tu sois contaminé, sans le vouloir, sans le savoir, même, à la vitesse de la lumière.

Cette tache d'ombre, désormais, tu la portes en toi, et ton œil s'en repaît.

Il s'en imprègne avec délice.

 

 

8

L'insecte a presque achevé sa mue : les deux foyers d'ombre se sont lentement séparés. La membrane fibreuse qui les reliait s'est distendue, et assombrie. Elle tend désormais à prendre une autre consistance.

Une nouvelle envergure : comme si l'insecte (l'infect) trop longtemps tapi en lui-même décidait tout d'une coup de prendre son essor, et dépliait toutes grandes ses ailes ou ses branchies (on les devine de part et d'autre de la carapace noire).

L'intérêt de l'image s'est déplacé des deux pôles sombres au tissu ombré qui les relie encore, et dan lequel on sent palpiter tout un monde secret : un grouillement incessant de larves et de germes.

 

 

9

Au cœur du masque d'ombre, une fissure se dessine, qui laisse apparaître un faisceau de lumière.

Plus bas, une autre fissure délimite clairement deux membres disjoints (deux pattes ou deux jambes).

Entre les deux s'étend maintenant une zone de plus en plus nuancée au sein de laquelle des formes bougent et se précisent avec une lenteur toute calculée.

(C'est ici que le photographe se fait complice du médecin ou du chirurgien : une autre dimension vient s'ajouter au document purement photographique (l'image lisse et nette d'un instant d'exception) puisque quelque chose apparaît, en profondeur, qui n'est plus la peau ou la chair du modèle, mais au contraire son ossature intime : sous le masque apathique, quelque chose se dévoile, qui n'est plus l'indolence apparente d'un corps qui s'exhibe, mais bien l'effervescence d'une vie (d'une mort) enfin trahie et mise en lumière.

Et ce dévoilement, cette soudaine traversée du miroir, ne laisse pas de provoquer un malaise qui perdure, et qui, jamais sans doute, ne se dissipera tout à fait : le sentiment d'être enfin percé à jour.

La photo, ici, se fait radiographie.

Impression, en surface, d'une profondeur obscure.)

 

 

10

Le masque se lézarde.

Au point d'engendrer, à tout instant, de nouvelles fissures.

Ça grouille de partout…

À mesure qu'il prend de l'expansion, comme un reptile qui sort de l'œuf, le corps lentement se déploie et commence à prendre figure.

À mesure qu'il prolifère, tout en se divisant, le virus photographique ménage de nouvelles zones d'ombre et de lumière. Lesquelles, bientôt, vont s'ouvrir sur de nouvelles crevasses qui recèleront, à leur tour, de nouveaux foyers lumineux.

Et, ainsi de suite, à l'infini.

Le virus commence à faire rage.

 

 

 

11

Elle porte un masque de Fantômas (les yeux cernés de noir laissent apparaître une mince traînée blanchâtre), cette amulette égyptienne que tu tiens dans la main.

Le visage curieusement rétréci (est-ce un séjour prolongé chez les coupeurs de tête ?) mangé de part et d'autre par une abondante chevelure noire, les bras déployés comme deux griffes ou deux serres qui encadrent la tête, les jambes bien campées sur le sol, elle se tient immobile et très droite, dans la posture menaçante d'une guerrière. On dirait un colosse de pierre peinte. Le masque partiellement relevé d'une gardienne de tombeau.

Son visage en amande est un trait vertical. Il donne sens et valeur à toute sa figure : cette statue érigée vers le ciel, dont les bras écartelés lancent des malédictions, semblent t'interpeller et en même temps d'avertir d'un péril mortel.

N'approche pas. Reste où tu es. Reviens sur tes pas.

Elle met en garde le visiteur (le voyeur) d'approcher de trop près de sa figure fatale. Comme Méduse, son regard irradie. Il porte en lui-même comme sa propre mort, sa propre vie, un principe infectieux, absolu, capable d'essaimer au quatre coins de l'univers, et de se reproduire à partir de rien – c'est-à-dire de lui-même.

En un clin d'œil.

 

 

 

12

Tout s'élucide enfin : le visage maintenant se dévoile et apparaît sous le double rideau des cheveux : c'est la face d'une morte.

Les yeux trop encaissés au fond des orbites semblent deux taches d'encre, le nez apparaît en négatif, comme un creux, un cratère insondable, la bouche est flanquée de moustaches.

Le talisman est devenu momie.

Ce n'est plus un porte-bonheur, une petite amulette chargée d'éloigner de toi les mauvais esprits, mais un vestige précieux, bouleversant, qu'une savante toilette a enfin débarrassé de ses bandelettes funéraires. Le ventre est bourré de cire et de cassis, de cannelle, de graines de lotus grillées, de tampons d'étoffe imprégnées d'huile de cèdre, de myrrhe et de santal, elle porte, à la place des yeux, des prunelles d'émail.

Avant d'envelopper la défunte dans son carcan de bandelettes, on a pris soin de maquiller son corps : les lèvres sont peintes, comme les ongles des mains et des pieds ; les bras et les jambes sont recouvertes d'une teinture résinée : les aisselles sont noircies au charbon ; les seins, de même que l'estuaire du nombril, sont recouverts de fines arabesques, comme un alphabet de couleur, une langue secrète qui fait corps avec la défunte.

Sans doute y lit-on le récite de sa vie et la progression de son mal, depuis l'instant funeste où elle a contracté le virus.

Sans doute aussi nous adjure-t-elle à plus de vigilance.

Ne me regarde pas. Le virus est malin. Ne cherche pas à percer le secret des images ! Ton œil n'est pas assez vide, encore, pour me recevoir.

 

 

 

13

Tes yeux se dessillent : ce que tu croyais voir (l'infection du regard, l'araignée de la grande espèce, le masque de Fantômas, l'amulette égyptienne, le colosse de pierre dressée, le talisman devenu momie) – tout cela disparaît maintenant sous le vernis de l'image.

Sans pourtant s'effacer.

Car il reste une figure, encore imprécise, qui te nargue et te défie.

En d'autres termes, depuis que tu es infecté, depuis que tu as le virus dans le sang, cette figure impérieuse t'attend : c'est la mère et la fille des figures précédentes. À la fois leur moule et leur avatar, leur ancêtre et leur progéniture.

Cette virago est déjà contenue, en germe, dans la première image, comme la mort habite la vie, dans son intimité même, depuis le premier jour. Non pas comme quelque chose qui lui survient, de l'extérieur, à un moment donné de son existence, mais comme une hantise qui ne la quitte pas, la crevasse de lumière, le jour donné (la date) de la naissance.

(L'autre nom de Virus, c'est naissance d'une mort.)

 

14

Le mystère est levé : la vérité apparaît enfin sous l'arborescence des voiles.

Une et nue.

Comme au commencement.

Ève sortant du puits ou Vénus de l'écume : sans fard et sans artifice, ces figures s'offrent à nous dans un don absolu d'elles-mêmes, comme le symbole d'une vérité qui ne laisse rien dans l'ombre et demeure à jamais sans réserve, sans secret, sans feintise.

En vérité, cette femme est là depuis toujours.

Les bras repliés en manière de victoire, brandissant vers le ciel deux poings vengeurs, elle hurle haut sa haine, ou peut-être sa joie. Sa tête tient à peine au reste du corps, par un réseau serré de veines saillantes et de muscles noués. La bouche grande ouverte, tendue dans un effort immense, exprime à la fois cette détermination farouche et cette concentration de chaque instant qui est propre, dans l'iconographie du Moyen Âge, à la vierge phallique.

L'image est nette, désormais, et doublement, puisque aucun vêtement ne vient plus distraire (de) la vérité.

Et pourtant, dans cette image lisse et sans défaut, dans ce message réduit à l'essentiel, me fascinent surtout les attributs de la virginité (c'est-à-dire, ici, de la toute-puissance) : les deux bagues qui ornent chacune de ses mains et dont la pierre noire contient sans doute un poison ; le large collier, en sautoir, fait de plusieurs pendeloques en forme de clés ou de petits scorpions, qui paraît détacher la tête du reste du corps, tel le ruban noué au cou de la chaste Olympia ; et la gracieuse chaînette dorée qui ceint de part et d'autre l'abdomen virginal, à mi-chemin du nombril et de la toison folle du sexe.

Ces quatre points cardinaux (les deux mains, le cou, le sexe) dessinent une géographie inédite, une nouvelle carte du Tendre sur laquelle l'œil glisse, au grés de son désir, sans se poser nulle part.

 

15

Que se passe-t-il ?

À peine saisie dans une pose figée, à mi-chemin de l'athlète et de l'haltérophile – la voici qui s'éloigne et recule, dirait-on, sans pourtant disparaître de l'image.

Tout, ici, semble outré : le mouvement des bras par trop indépendants de la cambrure du corps (ils redeviennent ce qu'ils n'ont jamais cessé d'être : deux cobras dressés sur eux-mêmes, prêts à mordre, dont les yeux scintillent comme deux pierres noires), mais aussi le visage qui compose ce masque funéraire, ce faciès momifié, et les hanches qui impriment au regard ce mouvement giratoire, qui se perd hors du champ de l'image, puisque manquent depuis toujours les pieds ou le socle même de l'imposante statue.

(Elle n'a pas l'air commode, celle-là, avec sa figure agités de tics et de contorsions.

L'œil torve et le geste agressif, elle attend sa revanche.

Cette femme à l'allure de catcheuse est sans doute une femme-chat.

A catwoman.

En français : une chipie.)

 

16

Son sourire de parade se fige dans un rictus funèbre. Et ses yeux disparaissent complètement au tréfonds des orbites. Tout à l'heure, son geste de bravade intimidait le spectateur : il n'est plus maintenant qu'une mimique un peu dérisoire, vide de sens à force de répétition.

Tout se passe comme si le charme, peu à peu, se dissipait.

Voici le scénario : le photographe (l'illusionniste) s'évertuerait à produire un charme, toujours le même, consister à envoûter le spectateur.

Comment ?

En répétant sans cesse la même image, mais en s'arrangeant, également, par quelque tour de passe-passe, pour que celle-ci soit à chaque fois différente : qu'elle soit en même temps la même et l'autre.

Une fois ce sortilège effectué (véritable magie noire : regardez tout ce peuple d'amulettes et de talismans), une fois la série opératoire, le photographe s'ingénie à en rompre le charme : un à un, il défait les fils de l'illusion qu'il avait si soigneusement tissée, et entretenue. Il brise le miroir et reprend aussitôt au spectateur ce qu'il avait fait mine de lui donner : l'objet précis, unique, sacré (le fétiche) de son désir.

 

 

 

17

Mettre en scène l'objet de la photographie (exposer et défaire, à la fois, un charme qu'il s'est ingénié à produire) : c'est peut-être l'enjeu, ici, du virus obsédant d'Alan Humerose, qui collectionne les images, inlassablement, irréductiblement, afin de mieux les extraire de leur contexte anecdotique et purement décoratif (la série des Virus se détache sur un simple fond blanc, qui est un drap posé par terre ou cloué contre un mur.)

Regardez cette furie qui s'éloigne : elle gesticule en vain, consciente, désormais, que le charme est rompu.

Plus de scène. Plus de séduction.

Elle retourne à l'état de pure effigie.

 

 

 

18

Composer et décomposer : tels sont les gestes de la photographie.

Aux multiples artifices de mise en scène qui accompagnent la composition, succède bientôt tout un rituel funéraire qui vise très exactement à déréaliser l'image. Celle-ci, d'unique et pure apparition, devient réplique ou doublure défigurée de l'image précédente qui, elle-même déjà, reprenait la précédente en la modifiant, en l'altérant, parfois jusqu'à l'outrance.

Le deuil succède ainsi à la jubilation créatrice, comme si l'artiste se devait sans cesse d'effacer ce qu'il vient, à grand-peine, d'édifier sous nos yeux.

Ambivalence du virus : il ne se produit qu'à condition de se détruire. Sa mort coïncide toujours avec sa naissance.

Il n'arrive qu'à se couper de lui-même.

Comme la photographie.

(L'injonction silencieuse de ces images, c'est peut-être un vocable obsédant, une litanie sans appel : à l'origine du virus photographique, il y a peut-être cette voix sourde et grave, cette voix d'outre-tombe, qui répète inlassablement : tu meurs, tu meurs…).

 

 

 

19

Le faciès contracté est redevenu masque hiératique. Tandis que la chevelure prend soudain du volume, une ampleur nouvelle aux teintes de jais, les bras sont maintenant des membres atrophiés. Les seins apparaissent malingres et le ventre se creuse curieusement.

Le masque se durcit. L'ouverture du visage tend maintenant à se résorber, comme une huître se referme, une plante vireuse se fane.

Ce mouvement de retrait semble inexorable : l'instant est imminent où le visage de l'idole (de l'image) va disparaître sous l'épaisse chevelure noire. Déjà le nez et les yeux n'existent plus. Seule une trace plus claire laisse encore deviner ce qu'ils furent. Aucune partie du corps ne semble devoir échapper à cet obscurcissement.

En bas, déjà, c'est le règne de la toison d'ombre qui dévore peu à peu les jambes et le ventre et s'apprête maintenant à recouvrir tout le corps de l'idole.

(Une tête, un sexe : telles sont, peut-être, les sources du mal, les foyers infectieux. Les germes premiers de la peste des images.)

Tout serait parti de là : la première fissure, horizontale, irréversible, entre le haut et le bas, les premiers germes historiques (ou histologiques) du virus.

 

 

 

20

Plutôt que la forme d'un cercle, le parcours d'un Virus épouse toujours la forme d'une spirale. La dernière photographie ne revient pas à la première. En cela, la série n'est pas close, ni une, nu bien sûr finie : elle suppose une suite (une fuite) tout autre qui n'est jamais donnée, mais à peine esquissée.

La dernière image, ici, fera toujours défaut.

C'est la seule loi de la série.

(Tout se sera passé trop vite : tu auras eu le temps d'entrevoie quelque chose, une image furtive, une trace d'Eurydice, qui aussitôt se sera effacée pour rentrer dans l'ombre, et disparaître, à tout jamais, derrière l'écran glacé.

L'œil, vide et veuf, porte en lui-même son propre deuil.)

Virulence des images.

 

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