Les livres de Jean-Michel Olivier sont disponbles sur Internet:

*

et aux librairies:
Le rameau d'or

Delphica

G. Haldas

 

LE DERNIER MOT
   (Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, 1997, 191 p.)
Quatrième de couverture

ÉCHOS
 Eric EIGENMANN.
 « Nouvelles »
, Scènes Magazine , no 110, déc. 1997.

Josyane SAVIGNEAU .
 « Le misogyne dans sa chambre noire », Le Monde, 7 août 98, p. 20.

 

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

CONTACT
jolivier@worldcom.ch

 

 

Voici trois contes à rire et à mourir.

Dans le premier, un homme essaie vainement d'en finir. Il s'appelle Félix Unglück et il est écrivain. Au fil des ans, la vie l’a condamné, mais la mort ne veut pas de lui. Alors, comme il prépare la corde pour se pendre, il est hanté par des visages, des voix de femmes, des gestes oubliés. De toute part, les sirènes l'appellent et Félix, encore une fois, se met à douter. Qui de la vie ou de la mort aura ici le dernier mot ?

Dans L’autre vie, deux sœurs de bonne famille décident de se rendre en Sicile car c’est là, cinq ans plus tôt, que leur père s'est nové, près des Îles Éoliennes. Mais leur voyage est mouvementé. Et la vérité qu'elles découvrent, un soir de fête, n'est pas celle qu'elles recherchaient.

Le troisième conte met en scène l'agonie d'un grand homme qui ressemble à Rousseau. Il revoit les moments forts de sa vie et s'aperçoit, comme Félix Unglück, qu'il s'est trompé. Heureusement, il a consigné ses erreurs dans le grand Livre qui paraîtra après sa mort ! Mais Thérèse rôde autour de lui, bavarde impénitente, et c'est la femme, ici encore, qui détient le fin mot de l'histoire.

 

Chambre ardente (extrait de Félix Unglück )

" Oui, le monde appartient aux femmes… C'est-à-dire à la mort ! "

Sur la platine, le disque est terminé, faisant entendre le même grincement rauque que tout à l'heure.

" Qui a dit ça déjà ? "

Il cherche à retrouver le nom, mais sa mémoire est vide.

" Sollers ? MC Solaar… "

Un grand silence monte dans la pièce et Félix, malgré lui, se met à frissonner.

" Allons, dit-il enfin. C'est l'heure… "

Il se lève d'un bond, bien décidé à en finir, mais au moment de remonter sur l'échafaud, une fois de plus, son courage l'abandonne.

" Tu ne vas te dégonfler, Félix… "

Il tourne en rond dans la chambre, en proie au doute, à la musique du souvenir, aux remords.

" Comment tout cela a-t-il commencé ? Cette impression d'être à l'écart du monde… À l'écart de moi-même… "

Il tourne autour de l'échafaud.

" J'aimerais tellement savoir ! "

Par terre, il voit toutes les photographies, les livres et les pochettes de disques, sa vie en mille morceaux.

" Il doit bien y avoir un nom ou un visage… Un générique… "

Alors, tandis qu'il marche dans la chambre, une vieille chanson lui revient en mémoire.

La musique, d'abord, puis quelques mots épars, comme des blocs erratiques.

It's four in the morning,
the end of December
I'm writing you now,
just to see if you're better…

C'est une voix traînante, une voix d'homme lente et grave, gravée dans la cire de mémoire. La chanson toute entière est une lettre, c'est-à-dire un secret, adressée à un inconnu, mais au lieu de sceller l'enveloppe, il la déchire, oui, d'un geste plein de rage, et le secret devient une lettre ouverte, portée par la musique, et adressée à tout le monde.

New York is cold
But I like where I'm living
There's music on Clinton Street
all through the evening…

Il s'est agenouillé, soudain, il fouille parmi les disques.

" Ah le voilà ! "

Avec fébrilité, il pose le disque sur la platine.

L'aiguille crachote un peu, car le disque est ancien, au moins trente ans, mais une voix emplit bientôt la pièce, une voix d'homme, profonde et monocorde, inoubliable.

Il ferme les yeux, comme tout à l'heure, et un visage aussitôt ressuscite de l'ombre…

À l'époque, il était au collège, un élève plutôt bon, mais peu scolaire, car tout l'intéressait, et il séchait souvent les cours. Il venait, non sans douleur, de renoncer à une carrière de footballeur qui s'annonçait brillante (bien qu'incertaine). Comme tant d'autres, il était mort et il avait ressuscité. Certes il n'était pas plus fort qu'avant, car quelque chose en lui s'était cassé, mais il était différent. Il était attiré par la musique – par le mystère qu'il pressentait en elle, qui nous dépasse. Il en jouait, en écoutait à journée faite, échangeait des disques avec les copains.

C'est ainsi qu'il avait fait sa connaissance…

Le premier jour, elle l'avait regardé bizarrement, comme un étranger ou un fou, et elle était allée s'asseoir au premier rang, alors que Félix occupait le dernier, discrètement, tout près de la fenêtre. Elle portait une robe noire, très courte, et des sandales de cuir. Ses longs cheveux, d'un brun foncé, se partageaient sur le haut de sa tête et coulaient sur ses tempes, en franges irrégulières. Ses yeux étaient couleur de lacs.

Pendant les cours, la jeune fille dessinait. Les marges de ses cahiers étaient remplies de femmes à tête de dragon, de serpents, de chimères. De belles fleurs vénéneuses y prospéraient, qui s'enroulaient autour des lettres, avec langueur et précision, et menaçaient le texte d'asphyxie. Il y avait des fées et des sorcières, des arbres merveilleux. Et surtout il y avait ces visages, très pâles et comme épouvantés, où manquait le regard.

Elle dessinait tout le temps, à l'école et chez elle, elle dessinait et elle peignait, elle faisait de la céramique, de l'eau-forte, du tissage, et cela fascinait Félix. Il y avait en elle une force invisible et toute puissante. Alors que tout, autour de lui, s'ingéniait à dire non, un non massif et sans retour, la jeune fille aux longs cheveux incarnait cette vie à l'état pur, la vie du rêve, de la musique : du oui à toute chose.

Un jour, c'était longtemps après le premier jour, elle l'avait invité chez elle, à la campagne, dans une sorte de pavillon, passablement maussade, que ses parents, sans doute par antiphrase, avaient baptisé Le Paradis. Les murs montraient des lézardes inquiétantes et les volets étaient rongés de mousse. Toutes les fenêtres étaient fermées.

Ils s'étaient installés dans une pièce haute et sombre, aux murs tendus de laine, et encombrée de vases en céramique, de chapelets d'ambre, d'objets d'art africain. Dans un coin une femme tissait, jeune encore et très belle. Ses cheveux étaient noirs, ses sourcils très marqués. Elle ressemblait à une Indienne.

" Ma mère… " avait dit la jeune fille.

Ils avaient bu le thé ensemble, mais sans un mot, en savourant l'amertume du jasmin, puis la femme était retournée à son ouvrage.

" Tu connais Leonard Cohen ?

– Non, avait dit Félix. Tu me fais écouter ? "

Alors ils étaient montés dans la chambre et elle avait posé un disque sur la platine.

I hear that you're building
your little house deep in the desert
You're living for nothing now
I hope you're keeping some kind of record…

Elle avait allumé des bâtonnets d'encens, puis éteint la lumière, et ils étaient restés là, dans l'ombre, à communier dans la musique.

The last time I saw you
you looked so much older
Your famous blue raincoat
was torn at the shoulder…

Qui peut dire l'empreinte en nous d'une voix ?

Et les secrets (c'est-à-dire les douleurs) qu'elle nous aide à trahir ?

Pour la première fois, quelqu'un chantait pour lui, depuis son cœur et à sa place, puisant à cette source obscure dont seules les larmes, d'habitude, nous donnent l'accès…

You'd been to the station
to meet every train
but then you came home alone
without Lili Marlene…

Ils avaient écouté le disque dans un silence qui les rendait complices et soudain la jeune fille l'avait pris par la main.

" Je vais te montrer quelque chose… "

Au bout du vestibule, il y avait une porte, fermée à clé.

Elle a ouvert la porte et ils étaient entrés dans une chambre aux volets clos, à l'odeur lourde et entêtante. Un grand lit blanc, comme un autel, occupait le milieu de la pièce. Et tout autour, sur la petite table, sur le tapis, sur la commode, des fleurs séchées…

" C'est la chambre de ma sœur… "

On aurait dit l'intérieur d'une grotte, mais tapissée de laine, comme le salon. Les murs étaient couverts de vieilles photographies. Des toiles d'araignée pendaient du plafond. Et partout ces fantômes de fleurs, des roses, des pervenches, des iris, des chrysanthèmes à profusion…

" Je ne savais pas que tu avais une sœur ! "

D'un geste, la jeune fille avait levé le voile transparent qui recouvrait le lit et elle s'était assise.

" Elle est morte… Il y a deux ans… "

Puis elle a dit :

" Viens… "

Mais Félix n'a pas entendu, il est toujours dans la fascination, le lit voilé, l'odeur des roses mortes et la musique qui continue dans l'autre chambre.

Il s'est assis à côté d'elle.

What can I tell you
my sister, my killer ?
What can I possibly say ?
I guess that I miss you
I guess I forgive you
I'm glad that you stood in my way…

Et, comme le jour décline, leurs bouches se sont collées l'une contre l'autre…

Ils ne respirent plus, portés par la musique, ils ne se parlent pas, mais ils sont vivants.

À chaque instant, ils inventent leurs gestes. Ils sourient. Ils sont dans le vide amoureux, comme à l'écart du monde et stupéfaits, car ils savent bien que ce qui leur arrive là, dans l'ombre incandescente, n'arrivera plus jamais…

Elle s'appelait Nadja.

Et c'était la première…

 

RETOUR HAUT DE PAGE