Les livres de Jean-Michel Olivier sont disponbles sur Internet:

*

et aux librairies:
Le rameau d'or

Delphica

G. Haldas

 

LE VOYAGE EN HIVER
 (Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, coll. Contemporains, 1994, 139 p., rééd. dans la coll. Poche suisse en 2000).
     Quatrième de couverture

ÉCHOS
Henri-Charles DAHLEM.
 «
Le fils de la diva », Coopération, no 4, 26 janvier 1995.

Jean-Louis KUFFER.
 «
Le secret de la Diva », 24 Heures (Lausanne), 16 août 2000.

ENTRETIEN
Anne TURRETINI.
«
Entretien avec Jean-Michel Olivier », Scènes magazine.

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

CONTACT
jolivier@worldcom.ch

© Félix von Muralt

 

 

Octobre 1950.

Après dix ans d'exil et de silence, Mathias quitte Genève pour se lancer à la poursuite d'une ombre : Johanna Silber, une chanteuse de cabaret et d'opéra qui eut son heure de gloire dans l'Allemagne des années trente — sa mère.

Au fil de rencontres (un musicien déchu, une touriste américaine égarée en Europe, trois clochards sympathiques, un vieux chef d'orchestre aveugle), comme on recolle les morceaux d'une photographie, Mathias va revivre les derniers jours de la grande chanteuse : son errance à travers l'Allemagne en ruine, les amitiés trahies ou disparues, et surtout le corps à corps impitoyable avec la musique qui, dans la vie de Johanna Silber, a toujours eu le dernier mot.

 

 

Sur la falaise (extrait)

Avec l'hiver, la peur avait changé de visage. C'était une peur diffuse et sans objet. Ce n'était pas la peur de mourir, mais une peur plus forte et plus sournoise encore.

Chaque matin, c'est elle qui me jetait dans les rues silencieuses alors que tous les magasins étaient fermés, et que la ville étouffait sous la neige. Elle montait dans mon corps comme une fièvre que seul l'alcool parvenait à calmer.

Je marchais comme un somnambule à travers Grünewald ou Schöneberg, arpentant la Potsdammerstrasse, cette rue qui commence par une usine désaffectée ("MACHNOW – le plus grand fabricant de bicyclettes depuis 1899 ") pour s'achever, six kilomètres plus loin, sur un terrain vague sablonneux.

Certains jours mes pas me conduisaient jusqu'au lac du Wannsee. Je sortais de la ville et longeais le canal de Tetlow qui se jette dans la Havel, non loin de Potsdam. C'était d'abord un paysage aride, planté de rares peupliers, puis une carrière à l'abandon, et enfin, presque à perte de vue, une forêt de bouleaux, d'aunes et de chênes rouges. Des touffes de bruyère poussaient entre les dunes et les rochers. Je n'avais pas quitté Berlin et pourtant j'étais au bout du monde.

Je grimpais sur une petite colline au-dessus des falaises et je regardais les eaux noires couler sans hâte vers l'horizon. Parfois le courant charriait un tronc d'arbre, parfois une vieille carcasse de vélo. Parfois un chien au poil hérissé surgissait des remous, et l'on voyait les sternes, par nuées, fondre sur lui, le bec grand ouvert, les ailes tournoyantes.

Souvent la nuit me surprenait sur la colline, je m'endormais sans m'en apercevoir, ou peut-être ne dormais-je pas, mais j'étais entraîné, malgré moi, vers d'autres profondeurs, un tourbillon de visages et de voix…

C'était à Aix, avant la guerre, j'avais six ou sept ans. Comme elle le faisait parfois au retour d'une tournée ma mère m'avait emmené aux Thermes Nationaux. Nous traversions des grottes naturelles où régnait une chaleur écrasante. Ma mère pressait le pas, cheveux dénoués et pieds nus, et je devais courir pour ne pas la perdre de vue. Comme elle se faufilait avec hardiesse d'une cavité secrète à l'autre, elle se mettait à fredonner une chanson qui résonnait comme dans une chambre d'échos. Au bout d'une minute, une voix au loin lui répondait. Nous traversions alors d'autres pièces, la Trinité, le Renard endormi, l'Enfer (où la touffeur était particulièrement cuisante) puis nous suivions, le dos courbé, un long couloir obscur avant de parvenir dans une grande salle surchauffée, peuplée de messieurs en caleçon et de jeunes femmes à la poitrine nue. C'était là d'ordinaire que se donnaient rendez-vous les coureurs de fortune et ceux qui placent dans la volupté le prix unique de la vie. Ma mère était fébrile, comme à l'affût, elle scrutait anxieusement les visages, puis elle me demandait de l'attendre, une minute ou deux, au bord de l'eau, et elle disparaissait. Devant moi deux hommes à moustache poursuivaient une belle fille ; assis dans l'ombre des rochers des spectateurs applaudissaient ; on ne voyait pas leur visage ; pour montrer leur plaisir, ils jetaient quelques pièces dans le bassin et d'autres filles plongeaient, luttant entre elles pour la possession des piécettes, aux plus belles, aux plus intrépides, d'autres messieurs lançaient alors des fleurs qu'elles piquaient dans leurs cheveux…

À cet instant, je sursautai : un homme se tenait derrière moi, silencieux, une carabine en bandoulière. Il ne m'avait pas vu, mais peut-être avait-il entendu un bruissement dans les feuillages, une respiration qui lui avait paru suspecte. Il s'amusait à lancer des cailloux dans l'eau noire. Je retenais mon souffle. J'étais terrorisé.

Après un long moment, il se pencha pour astiquer ses bottes, se mit à siffloter, puis regarda le ciel sans un mot et disparut.

Nouveau déluge de souvenirs…

Louise ronchonnait, ma mère errait dans la maison comme une intruse, toujours pressée, légère, absente, elle parcourait son courrier d'une voix morne, puis montait dans sa chambre et criait à Louise de préparer une malle avec ses robes et ses costumes de scène parce qu'elle était attendue, elle répétait plusieurs fois ces mots : on m'attend ailleurs. Elle sautait dans son bain et tout l'étage résonnait de ses vocalises. Quand elle redescendait, enturbannée d'une serviette rouge, ses seins dégoulinaient de mousse et son visage avait repris son masque indifférent. Elle passait alors une robe légère, se parfumait en toute hâte et dévalait l'escalier. Louise suivait à quelques pas en traînant une grosse malle en osier. Ma mère traversait le jardin, enjambait le ponton et sautait dans une barque qui l'attendait sur la jetée. Avant de disparaître, elle avait juste le temps de m'embrasser sur la joue, comme une voleuse…

À ce baiser, je m'éveillai plein de fièvre et de rage. La neige tombait sans discontinuer, une neige miraculeuse qui éclairait les arbres comme en plein jour. Le lac aussi brillait tel un miroir.

En me penchant au-dessus de l'eau, j'aperçus un visage, si pâle et d'une douceur si poignante que j'en fus bouleversé.

Aussitôt je voulus le rejoindre, ce visage qui déjà s'effaçait, emporté par l'eau noire, et j'allai sauter de la falaise, quand un long rugissement retentit…

Une péniche émergeait du brouillard, chargée de soufre jusqu'au pont. Le pilote, un grand gaillard en vareuse, actionnait sa sirène. Un jet de vapeur blanche sortait de la cabine, comme une traînée de neige, et le cri déchirant gagnait toute la forêt.

À l’arrière du bateau, emmitouflée dans une canadienne, une femme chantait, on ne voyait pas son visage, elle fredonnait un refrain triste et doux qui commençait comme une berceuse, imprégnée de guimauve, et s'achevait sur une question ouverte.

 

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