DOSSIER DE PRESSE
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Discours de Jean KAEMPFER
¥ Discours du lauréat
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La part secrète de Jean-Michel Olivier de
Pascal GAVILLET
DISCOURS
DE JEAN KAEMPFER
Louvrage
que le jury du Prix Dentan désigne aujourdhui à
lattention des lecteurs parce quil sest imposé
cest la formule de nos Statuts - " par sa force
d'écriture, son originalité, son pouvoir de fascination
et le bonheur de lecture qu'il procure " ; ce récit
dont je suis heureux de faire léloge constitue une réponse
convaincante (convaincante parce quelle consiste dans linvention
dune forme originale) à la question de savoir comment on
fait mémoire dune origine, ou encore : à la
question de savoir comment les incertitudes de la généalogie
qui furent mes parents, mes grand-parents ? - incertitudes
qui se creusent autant quelles se résorbent lorsquon
scrute les documents qui restent, le savoir déposé dans
les livres ; comment tout cela, repris par limagination qui
sauve et configure, devient la source vive de lidentité
personnelle.
Cest
sans doute, en effet, LEnfant secret,
le livre le plus personnel de Jean-Michel Olivier, un récit,
est-il précisé, et non un roman, comme la plupart des
uvres narratives quil a publiées et un récit
dédié " à la mémoire de [s]es
grands-parents ". Aussi, cet " enfant secret qui
porte en lui les rêves des autres " en épousant
leurs peines, le lecteur devine que cest lauteur lui-même
intuition que Jean-Michel Olivier confirme dans les propos quil
a récemment tenus à Rose-Marie Pagnard, pour Le Temps :
" Ce livre est très directement inspiré par
lhistoire de mes grands-parents, des Vaudois et des Italiens ".
Ou encore, pour citer le texte même : " cest
lhistoire de ma vie que je cherche ", au confluent de
" deux rivières (deux courants, deux désirs) ".
Voici
le versant vaudois, dabord, celui des grands-parents paternels : ceux-ci
tiennent un restaurant, connaissent un bonheur modeste dont le cadre
quotidien est recréé avec attention et tendresse :
pour leurs deux enfants, Pierre et Jacqueline, lauberge est ainsi
un lieu dexpériences enchantées.
" Ce
quils aiment surtout, cest sintroduire en douce dans
la cuisine laprès-midi, quand tout le monde fait la sieste.
Ils goûtent à tout ce quils touchent : les fonds
de sauce, le bouillon de légumes et de buf, les pots de
raisiné pour la tarte, les morceaux de gruyère marinant
dans le vin, les confitures et la moutarde.
Parfois,
le goût est âpre et ils font la grimace. Parfois cest
si amer et dégoûtant quils recrachent tout dans les
casseroles (sans le dire à personne). Parfois même ils
sont mal, ils ont le cur au bord des lèvres tellement la
consistance ou lodeur est affreuse. Ils ont beau tout recracher :
ils ruminent jusquau soir le goût de mort quils ont
dans la bouche.
Et
ils sendorment avec la certitude quils sont empoisonnés. "
Mais
bientôt, la mort accidentelle de la cadette, Jacqueline, assombrit
le tableau. Lauberge est abandonnée, Julien, le grand-père,
trouve du travail dans une fabrique dallumettes et son épouse
Emilie semploie à faire des abat-jour. Occasion, pour Jean-Michel
Olivier, délargir la mémoire du passé, en
ajoutant aux notations intimistes de brefs éclats où la
réalité économique apparaît avec brutalité :
ainsi, le travail à la fabrique dallumettes est dangereux :
" Quand
il remplit la machine avec les paniers dallumettes, celles-ci
frottent la plaque et senflamment. Sauve qui peut ! [
]
A la Diamond, ça arrive toutes les semaines : les machines
font tuyau et se transforment en lance-flammes. Parfois il ny
a quune issue, sauter par la fenêtre pour échapper
à la fournaise. "
Tout
autre est le versant italien de la généalogie, celui dAntonio
et de Nora ; ici, lhistoire privée croise sans cesse
la grande Histoire : nous sommes à Trieste, Antonio porte des
guêtres blanches, il lit Eliot, aime Alban Berg, rencontre Joyce :
Joyce, un collègue de Nora, la future épouse dAntonio
à lEcole Berlitz où elle enseigne
Fine lame,
bon musicien, Antonio ; mais ce sont ses talents de photographe
qui vont précipiter son destin; pendant quinze ans, il sera le
portraitiste attitré du Duce, le maître des icônes
impériales : " Lombre est traquée,
puis effacée de chaque image, comme lennemi intérieur
est arrêté, envoyé en prison ou même exécuté
[
]. La lumière règne en maîtresse absolue. "
Mais
cette lumière aveuglante est corrigée par le point de
vue de Julien, lautre ancêtre photographe lui aussi,
mais dune sorte bien particulière, puisquil est à
moitié aveugle. Un accident survenu dans son enfance, dont lévocation
ouvre le livre, lui a mis, pour toujours, de la neige dans les
yeux, " une neige pâle et lourde parfois teintée
de rouge vif, parfois tombant en flocons bleus irréguliers. "
Ainsi, cest en aveugle que Julien prend ses photographies, guidé
par une " odeur de fruits broyés, de feuilles mortes,
de foin fraîchement coupé. [
] Il marche au bord du
vide, vers cette autre part de lui-même, plus ancienne que le
monde, et dont lentrée est interdite, quand nos yeux sont
ouverts. " A linverse de cette soumission sensible au
monde, qui ouvre sur une connaissance intime, les photos dAntonio
entendent " faire rendre gorge à la réalité
alors une autre vérité vient au jour, qui littéralement
crevait les yeux, mais que personne, jamais, dans son évidence
aveuglante, navait imaginée ou entrevue. "
La
photographie révèle un au-delà du regard
pour Julien, elle fait apparaître ce que lon voit, les yeux
fermés ; pour Antonio, elle révèle ce que
lon ne voit pas, les yeux ouverts. Cest dans cet espace
paradoxal, fait dhyperacuité et dhypersensibilité,
que le récit de Jean-Michel Olivier trouve à son tour
sa place et son rythme.
Son
livre est construit par fragments, cest une succession de brefs
paragraphes séparés par des blancs typographiques qui
découpent des instantanés : ainsi ces " cavaliers
en djellaba et turban rouge, fusil en bandoulière, chaussés
de simples sandales de cuir ", qui galopent dans les prés
enneigés des spahis que les aléas de la guerre
ont conduits en Suisse. Cest une des réussites de LEnfant
secret que cette résurrection ponctuelle du passé
grâce à des images parfaitement précises et indubitables.
Voilà pour lacuité.
Et
la sensibilité ? Pour ma part, cest dans les blancs
typographiques que jen percevrais volontiers laction - dans
ces endroits nombreux où le texte est vierge décriture,
signalant ainsi labsence, explicite, de tout développement.
Le mot est pris ici dans son sens rhétorique, mais il a un sens
technique aussi bien : pour Julien " le monde est [ainsi]
une photographie quil narrivera jamais à développer ".
De même ces blancs ; ils sont la pure plaque sensible
du texte, là où souvre le vide, " vers
cette autre part de nous-mêmes " où restent,
invisibles et imprononçables, les signes vrais de notre vie.
" Le
mot nest écrit nulle part, et jamais prononcé ;
limage, volatile et tronquée comme une ombre, est tenue
secrète. " Des mots ont été écrits
pourtant, des images ont été produites, afin que nous
sachions que le désir didentité nest pas vain,
et que la littérature est le lieu par excellence où composer
ce désir.
Je
suis heureux de remettre le Prix Michel Dentan 2004 à Jean-Michel
Olivier.

de g. à
droite : Dimitrijevic (directeur de l'Âge d'homme), Claude Frochaux
(écrivain et co-fondateur des édition de l'Age d'homme),
Raffik Ben Salah (ecrivain), Jean-Michel Olivier
DISCOURS
Du LAURÉAT
Ma
grand-mère, qui était une femme de caractère et
de bon sens, disait toujours : si, par malheur ou par erreur, tu
reçois un jour le Prix Nobel, tu dois le refuser. Dabord
parce quil y en a plusieurs, et ensuite parce que cest de
la dynamite. En revanche, si tu reçois le Prix Michel-Dentan,
tu dois laccepter sans remords parce quil ny en a
quun.
Cest donc avec plaisir et gratitude que jaccepte
aujourdhui cette distinction qui mhonore, et honore le roman
que jai écrit.
" Wozu Dichter in durftiger Zeit ?
"
Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?
Cette phrase célèbre, et largement commentée
dans toutes les langues, le poète Hölderlin la écrite
au début du XIXe siècle, alors quil glissait
lentement vers la folie, dans son foyer dadoption, une petite
menuiserie de Tübingen. Il voulait dire par là non seulement
la solitude et la pauvreté matérielle dans lesquelles
il vivait, mais aussi la misère morale de son siècle,
le désarroi qui rendait vaine sa poésie, et empêchait
le monde de lentendre.
Jaimerais transformer un peu la phrase dHölderlin
: pourquoi écrire encore des romans aujourdhui ?
Cest-à-dire à lépoque de la pensée
unique, de léconomie triomphante, de la globalisation effrénée
des biens et des personnes. Une époque formidable, sans doute,
mais qui a quand même quelques petits défauts.
Oui, à quoi bon écrire encore des romans
cest-à-dire faire parler des voix minuscules, dédaignées,
presque oubliées à force de silence, mais toujours singulières
alors quun peu partout, au cinéma, à la télévision,
parfois même dans la presse simpose sans partage le pouvoir
du récit unique ?
Un même visage, reproduit à des millions
dexemplaires, et bien sûr anonyme, devient le symbole, par
exemple, de la violence des attentats perpétrés en Espagne.
Les mêmes images, indéfiniment répétées,
recadrées, remontées, édulcorées ou dramatisées,
passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision,
non pour nous informer ou pour nous édifier, mais pour nous faire
croire que du monde réel il ny a quune vision, il
ny a quune version.
De symbole anonyme, consacré par lécran,
limage devient alors icône globale.
Et rejoint le récit unique.
Pour contrarier cette dictature de luniformité,
de lunivocité, le romancier dispose heureusement de plusieurs
tours dans son sac. En voici quelques-uns.
La multiplicité des voix et des personnages,
dabord, qui rend possible une mise en perspective des faits énoncés
par la fiction : cette mise en perspective critique, au lieu détouffer
le récit, le donne à voir sous différentes facettes,
rendant caduque toute vision univoque du monde. Lhumour
et lironie, ensuite, armes si chères à Milan
Kundera et Umberto Eco, qui ébranlent jusque dans ses fondements
la vérité unique, quelle prétende venir de
lHistoire ou, plus modestement, dun narrateur omniscient.
Enfin (et pour ma part jy attache une grande importance) la
structure du récit, qui nest jamais un discours linéaire,
mais une manière de mosaïque ou de marqueterie dans laquelle
chaque petite séquence a sa valeur particulière, mais
nacquiert son sens quinsérée dans un ensemble
plus vaste qui la dépasse et qui lenglobe.
Mais les armes du romancier ne se limitent pas à
une quelconque (et très naïve) maîtrise technique.
Jai toujours cru, pour ma part, que les livres étaient
des instruments magiques, indiquant quand il faut, à qui il faut,
lattitude à avoir, le chemin à suivre. Ils font
semblant dêtre inertes et silencieux, mais ils agissent
en sous-main. Le papier renferme des atomes non encore connus. Lencre
secrète des particules invisibles. Et chaque mot est un trésor
à déchiffrer et à partager.
Sil faut encore écrire des romans, cest
précisément pour faire entendre, dans leur différence
absolue, les visages et les voix qui nous hantent : toutes ces
vies minuscules (pour reprendre le titre dun beau livre
de Pierre Michon) qui vivent en nous et hors de nous, qui hurlent à
tue-tête, certaines nuits, jusquà nous empêcher
de dormir, et qui pourtant nont pas de noms. Toutes ces vies que
nous portons en nous comme un enfant secret (pour reprendre le titre
dun roman qui vient de recevoir le Prix Michel-Dentan) qui ne
demande quà naître et à parler.
Voilà pourquoi les mots sont aussi des fantômes
qui passent dâge en âge, de livre en livre, et de
bouche en oreille.
Il y a quelque temps, un éditeur romand accablé
par les dizaines de manuscrits qui sempilaient sur son bureau
se plaignait devant moi : les Suisses écrivent beaucoup,
disait-il, parce quils parlent trop peu ! Voilà pourquoi,
sans doute, lécriture cest-à-dire la
parole silencieuse et solitaire et secrète a trouvé
dans ce petit coin de pays un terreau fertile.
Mais cest aussi, à mon avis, pour une
autre raison. Si la véritable patrie dun écrivain,
cest sa langue, alors nul doute que les Français, ces veinards,
sont chez eux quand ils parlent ou quils écrivent. Ils
sont en territoire connu et balisé. Les Suisses, en revanche,
écrivent dans une langue empruntée. Si riches ou
glorieux quils soient, ils ne sont jamais totalement chez eux
quand ils écrivent.
Regardez ce cher Jean-Jacques Rousseau rougissant à
la Cour du Roi Louis dès quil sagit douvrir
la bouche et de trahir son origine étrangère. Regardez
Charles Ferdinand Ramuz obligé de se forger une autre langue
plus belle, peut-être, plus rude et plus féconde
que loriginale pour écrire des romans dans lesquels
il réinvente le monde.
Cest ce qui fait le prix, à mon sens,
des écrivains de ce pays : ils écrivent dans la langue
de lautre. Ils ne sont jamais ni chez eux, ni arrivés à
destination. Regardez Cingria, dormant avec sa bicyclette pour être
sûr de pouvoir déguerpir à la moindre occasion.
Regardez Nicolas Bouvier, réinventant
une langue magique qui lui permette dexorciser les démons
de Ceylan ou les fantômes japonais.
Non, jamais chez eux, jamais arrivés à
destination, les écrivains de ce pays.
Et toujours condamnés à écrire
dans la langue de lexil.
Je naimerais pas terminer ces quelques réflexions
sans rendre hommage à quelquun pour qui lexil nest
pas quun mot, ni un vain mot : vous aurez reconnu Vladimir
Dimitrijevic. Il a su offrir à tant décrivains de
ce pays la terre daccueil de LÂge dHomme et
su favoriser léclosion dune nouvelle génération
décrivains prometteurs tels que Michel
Layaz, Antonin Moeri, Jean-Louis
Kuffer ou Étienne Barillier.
Quil en soit ici remercié.
Jaimerais remercier aussi Claude
Frochaux qui fut le premier lecteur de LEnfant
secret, à lépoque où celui-ci était
encore un récit fragmentaire et en gestation.
Et jaimerais remercier enfin Corine Renevey,
mon amie. Elle vivait à lépoque à Toronto
qui nest pas précisément la porte à
côté où elle enseignait la littérature
romande à de solides étudiants canadiens. Cest à
elle, chaque jour, pendant des mois, que jai envoyé une
séquence du roman par courrier électronique. Comme elle
voulait toujours savoir la suite, me réclamant chaque jour des
nouvelles de Julien et dÉmilie, dAntonio et de Nora,
jai été obligé de linventer au fil
des jours et des nuits décriture. Cest grâce
à elle, aussi, que cet Enfant secret,
que vous honorez aujourdhui, a vu le jour.
Jean-Michel Olivier
LA
PART SECRÈTE
DE JEAN-MICHEL OLIVIER,
Pascal GAVILLET,
Tribune de Genève, 1er décembre
2003.
