Les livres de Jean-Michel Olivier sont disponbles sur Internet:

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et aux librairies:
Le rameau d'or

Delphica

G. Haldas

 

L'ENFANT SECRET PRIX MICHEL DENTAN 2004
 
  (Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, 2003, 187 p.)
        


ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

CONTACT
jolivier@worldcom.ch

 


DOSSIER DE PRESSE
¥ Discours de Jean KAEMPFER
¥ Discours du lauréat

¥ La part secrète de Jean-Michel Olivier de Pascal GAVILLET

DISCOURS DE JEAN KAEMPFER

L’ouvrage que le jury du Prix Dentan désigne aujourd’hui à l’attention des lecteurs parce qu’il s’est imposé — c’est la formule de nos Statuts - " par sa force d'écriture, son originalité, son pouvoir de fascination et le bonheur de lecture qu'il procure " ; ce récit dont je suis heureux de faire l’éloge constitue une réponse convaincante (convaincante parce qu’elle consiste dans l’invention d’une forme originale) à la question de savoir comment on fait mémoire d’une origine, ou encore : à la question de savoir comment les incertitudes de la généalogie — qui furent mes parents, mes grand-parents ? - incertitudes qui se creusent autant qu’elles se résorbent lorsqu’on scrute les documents qui restent, le savoir déposé dans les livres ; comment tout cela, repris par l’imagination qui sauve et configure, devient la source vive de l’identité personnelle.

C’est sans doute, en effet, L’Enfant secret, le livre le plus personnel de Jean-Michel Olivier, un récit, est-il précisé, et non un roman, comme la plupart des œuvres narratives qu’il a publiées — et un récit dédié " à la mémoire de [s]es grands-parents ". Aussi, cet " enfant secret qui porte en lui les rêves des autres " en épousant leurs peines, le lecteur devine que c’est l’auteur lui-même — intuition que Jean-Michel Olivier confirme dans les propos qu’il a récemment tenus à Rose-Marie Pagnard, pour Le Temps : " Ce livre est très directement inspiré par l’histoire de mes grands-parents, des Vaudois et des Italiens ". Ou encore, pour citer le texte même : " c’est l’histoire de ma vie que je cherche ", au confluent de " deux rivières (deux courants, deux désirs) ".

Voici le versant vaudois, d’abord, celui des grands-parents paternels : ceux-ci tiennent un restaurant, connaissent un bonheur modeste dont le cadre quotidien est recréé avec attention et tendresse : pour leurs deux enfants, Pierre et Jacqueline, l’auberge est ainsi un lieu d’expériences enchantées.

" Ce qu’ils aiment surtout, c’est s’introduire en douce dans la cuisine l’après-midi, quand tout le monde fait la sieste. Ils goûtent à tout ce qu’ils touchent : les fonds de sauce, le bouillon de légumes et de bœuf, les pots de raisiné pour la tarte, les morceaux de gruyère marinant dans le vin, les confitures et la moutarde.

Parfois, le goût est âpre et ils font la grimace. Parfois c’est si amer et dégoûtant qu’ils recrachent tout dans les casseroles (sans le dire à personne). Parfois même ils sont mal, ils ont le cœur au bord des lèvres tellement la consistance ou l’odeur est affreuse. Ils ont beau tout recracher : ils ruminent jusqu’au soir le goût de mort qu’ils ont dans la bouche.

Et ils s’endorment avec la certitude qu’ils sont empoisonnés. "

Mais bientôt, la mort accidentelle de la cadette, Jacqueline, assombrit le tableau. L’auberge est abandonnée, Julien, le grand-père, trouve du travail dans une fabrique d’allumettes et son épouse Emilie s’emploie à faire des abat-jour. Occasion, pour Jean-Michel Olivier, d’élargir la mémoire du passé, en ajoutant aux notations intimistes de brefs éclats où la réalité économique apparaît avec brutalité : ainsi, le travail à la fabrique d’allumettes est dangereux :

" Quand il remplit la machine avec les paniers d’allumettes, celles-ci frottent la plaque et s’enflamment. Sauve qui peut ! […] A la Diamond, ça arrive toutes les semaines : les machines font tuyau et se transforment en lance-flammes. Parfois il n’y a qu’une issue, sauter par la fenêtre pour échapper à la fournaise. "

Tout autre est le versant italien de la généalogie, celui d’Antonio et de Nora ; ici, l’histoire privée croise sans cesse la grande Histoire : nous sommes à Trieste, Antonio porte des guêtres blanches, il lit Eliot, aime Alban Berg, rencontre Joyce : Joyce, un collègue de Nora, la future épouse d’Antonio à l’Ecole Berlitz où elle enseigne… Fine lame, bon musicien, Antonio ; mais ce sont ses talents de photographe qui vont précipiter son destin; pendant quinze ans, il sera le portraitiste attitré du Duce, le maître des icônes impériales : " L’ombre est traquée, puis effacée de chaque image, comme l’ennemi intérieur est arrêté, envoyé en prison ou même exécuté […]. La lumière règne en maîtresse absolue. "

Mais cette lumière aveuglante est corrigée par le point de vue de Julien, l’autre ancêtre — photographe lui aussi, mais d’une sorte bien particulière, puisqu’il est à moitié aveugle. Un accident survenu dans son enfance, dont l’évocation ouvre le livre, lui a mis, pour toujours, de la neige dans les yeux, " une neige pâle et lourde parfois teintée de rouge vif, parfois tombant en flocons bleus irréguliers. " Ainsi, c’est en aveugle que Julien prend ses photographies, guidé par une " odeur de fruits broyés, de feuilles mortes, de foin fraîchement coupé. […] Il marche au bord du vide, vers cette autre part de lui-même, plus ancienne que le monde, et dont l’entrée est interdite, quand nos yeux sont ouverts. " A l’inverse de cette soumission sensible au monde, qui ouvre sur une connaissance intime, les photos d’Antonio entendent " faire rendre gorge à la réalité — alors une autre vérité vient au jour, qui littéralement crevait les yeux, mais que personne, jamais, dans son évidence aveuglante, n’avait imaginée ou entrevue. "

La photographie révèle un au-delà du regard — pour Julien, elle fait apparaître ce que l’on voit, les yeux fermés ; pour Antonio, elle révèle ce que l’on ne voit pas, les yeux ouverts. C’est dans cet espace paradoxal, fait d’hyperacuité et d’hypersensibilité, que le récit de Jean-Michel Olivier trouve à son tour sa place et son rythme.

Son livre est construit par fragments, c’est une succession de brefs paragraphes séparés par des blancs typographiques qui découpent des instantanés : ainsi ces " cavaliers en djellaba et turban rouge, fusil en bandoulière, chaussés de simples sandales de cuir ", qui galopent dans les prés enneigés — des spahis que les aléas de la guerre ont conduits en Suisse. C’est une des réussites de L’Enfant secret que cette résurrection ponctuelle du passé grâce à des images parfaitement précises et indubitables. Voilà pour l’acuité.

Et la sensibilité ? Pour ma part, c’est dans les blancs typographiques que j’en percevrais volontiers l’action - dans ces endroits nombreux où le texte est vierge d’écriture, signalant ainsi l’absence, explicite, de tout développement. Le mot est pris ici dans son sens rhétorique, mais il a un sens technique aussi bien : pour Julien " le monde est [ainsi] une photographie qu’il n’arrivera jamais à développer ". De même ces blancs ; ils sont la pure plaque sensible du texte, là où s’ouvre le vide, " vers cette autre part de nous-mêmes " où restent, invisibles et imprononçables, les signes vrais de notre vie.

" Le mot n’est écrit nulle part, et jamais prononcé ; l’image, volatile et tronquée comme une ombre, est tenue secrète. " Des mots ont été écrits pourtant, des images ont été produites, afin que nous sachions que le désir d’identité n’est pas vain, et que la littérature est le lieu par excellence où composer ce désir.

Je suis heureux de remettre le Prix Michel Dentan 2004 à Jean-Michel Olivier.


de g. à droite : Dimitrijevic (directeur de l'Âge d'homme), Claude Frochaux (écrivain et co-fondateur des édition de l'Age d'homme), Raffik Ben Salah (ecrivain), Jean-Michel Olivier

 

DISCOURS Du LAURÉAT

Ma grand-mère, qui était une femme de caractère et de bon sens, disait toujours : si, par malheur ou par erreur, tu reçois un jour le Prix Nobel, tu dois le refuser. D’abord parce qu’il y en a plusieurs, et ensuite parce que c’est de la dynamite. En revanche, si tu reçois le Prix Michel-Dentan, tu dois l’accepter sans remords parce qu’il n’y en a qu’un.

C’est donc avec plaisir et gratitude que j’accepte aujourd’hui cette distinction qui m’honore, et honore le roman que j’ai écrit.

" Wozu Dichter in durftiger Zeit ? "

Pourquoi des poètes en un temps de détresse ?

Cette phrase célèbre, et largement commentée dans toutes les langues, le poète Hölderlin l’a écrite au début du XIXe siècle, alors qu’il glissait lentement vers la folie, dans son foyer d’adoption, une petite menuiserie de Tübingen. Il voulait dire par là non seulement la solitude et la pauvreté matérielle dans lesquelles il vivait, mais aussi la misère morale de son siècle, le désarroi qui rendait vaine sa poésie, et empêchait le monde de l’entendre.

J’aimerais transformer un peu la phrase d’Hölderlin : pourquoi écrire encore des romans aujourd’hui ? C’est-à-dire à l’époque de la pensée unique, de l’économie triomphante, de la globalisation effrénée des biens et des personnes. Une époque formidable, sans doute, mais qui a quand même quelques petits défauts.

Oui, à quoi bon écrire encore des romans – c’est-à-dire faire parler des voix minuscules, dédaignées, presque oubliées à force de silence, mais toujours singulières – alors qu’un peu partout, au cinéma, à la télévision, parfois même dans la presse s’impose sans partage le pouvoir du récit unique ?

Un même visage, reproduit à des millions d’exemplaires, et bien sûr anonyme, devient le symbole, par exemple, de la violence des attentats perpétrés en Espagne. Les mêmes images, indéfiniment répétées, recadrées, remontées, édulcorées ou dramatisées, passent en boucle sur toutes les chaînes de télévision, non pour nous informer ou pour nous édifier, mais pour nous faire croire que du monde réel il n’y a qu’une vision, il n’y a qu’une version.

De symbole anonyme, consacré par l’écran, l’image devient alors icône globale.

Et rejoint le récit unique.

Pour contrarier cette dictature de l’uniformité, de l’univocité, le romancier dispose heureusement de plusieurs tours dans son sac. En voici quelques-uns.

La multiplicité des voix et des personnages, d’abord, qui rend possible une mise en perspective des faits énoncés par la fiction : cette mise en perspective critique, au lieu d’étouffer le récit, le donne à voir sous différentes facettes, rendant caduque toute vision univoque du monde. L’humour et l’ironie, ensuite, armes si chères à Milan Kundera et Umberto Eco, qui ébranlent jusque dans ses fondements la vérité unique, qu’elle prétende venir de l’Histoire ou, plus modestement, d’un narrateur omniscient. Enfin (et pour ma part j’y attache une grande importance) la structure du récit, qui n’est jamais un discours linéaire, mais une manière de mosaïque ou de marqueterie dans laquelle chaque petite séquence a sa valeur particulière, mais n’acquiert son sens qu’insérée dans un ensemble plus vaste qui la dépasse et qui l’englobe.

Mais les armes du romancier ne se limitent pas à une quelconque (et très naïve) maîtrise technique. J’ai toujours cru, pour ma part, que les livres étaient des instruments magiques, indiquant quand il faut, à qui il faut, l’attitude à avoir, le chemin à suivre. Ils font semblant d’être inertes et silencieux, mais ils agissent en sous-main. Le papier renferme des atomes non encore connus. L’encre secrète des particules invisibles. Et chaque mot est un trésor à déchiffrer et à partager.

S’il faut encore écrire des romans, c’est précisément pour faire entendre, dans leur différence absolue, les visages et les voix qui nous hantent : toutes ces vies minuscules (pour reprendre le titre d’un beau livre de Pierre Michon) qui vivent en nous et hors de nous, qui hurlent à tue-tête, certaines nuits, jusqu’à nous empêcher de dormir, et qui pourtant n’ont pas de noms. Toutes ces vies que nous portons en nous comme un enfant secret (pour reprendre le titre d’un roman qui vient de recevoir le Prix Michel-Dentan) qui ne demande qu’à naître et à parler.

Voilà pourquoi les mots sont aussi des fantômes qui passent d’âge en âge, de livre en livre, et de bouche en oreille.

Il y a quelque temps, un éditeur romand accablé par les dizaines de manuscrits qui s’empilaient sur son bureau se plaignait devant moi : les Suisses écrivent beaucoup, disait-il, parce qu’ils parlent trop peu ! Voilà pourquoi, sans doute, l’écriture – c’est-à-dire la parole silencieuse et solitaire et secrète – a trouvé dans ce petit coin de pays un terreau fertile.

Mais c’est aussi, à mon avis, pour une autre raison. Si la véritable patrie d’un écrivain, c’est sa langue, alors nul doute que les Français, ces veinards, sont chez eux quand ils parlent ou qu’ils écrivent. Ils sont en territoire connu et balisé. Les Suisses, en revanche, écrivent dans une langue empruntée. Si riches ou glorieux qu’ils soient, ils ne sont jamais totalement chez eux quand ils écrivent.

Regardez ce cher Jean-Jacques Rousseau rougissant à la Cour du Roi Louis dès qu’il s’agit d’ouvrir la bouche et de trahir son origine étrangère. Regardez Charles Ferdinand Ramuz obligé de se forger une autre langue – plus belle, peut-être, plus rude et plus féconde que l’originale– pour écrire des romans dans lesquels il réinvente le monde.

C’est ce qui fait le prix, à mon sens, des écrivains de ce pays : ils écrivent dans la langue de l’autre. Ils ne sont jamais ni chez eux, ni arrivés à destination. Regardez Cingria, dormant avec sa bicyclette pour être sûr de pouvoir déguerpir à la moindre occasion. Regardez Nicolas Bouvier, réinventant une langue magique qui lui permette d’exorciser les démons de Ceylan ou les fantômes japonais.

Non, jamais chez eux, jamais arrivés à destination, les écrivains de ce pays.

Et toujours condamnés à écrire dans la langue de l’exil.

Je n’aimerais pas terminer ces quelques réflexions sans rendre hommage à quelqu’un pour qui l’exil n’est pas qu’un mot, ni un vain mot : vous aurez reconnu Vladimir Dimitrijevic. Il a su offrir à tant d’écrivains de ce pays la terre d’accueil de L’Âge d’Homme et su favoriser l’éclosion d’une nouvelle génération d’écrivains prometteurs tels que Michel Layaz, Antonin Moeri, Jean-Louis Kuffer ou Étienne Barillier. Qu’il en soit ici remercié.

J’aimerais remercier aussi Claude Frochaux qui fut le premier lecteur de L’Enfant secret, à l’époque où celui-ci était encore un récit fragmentaire et en gestation.

Et j’aimerais remercier enfin Corine Renevey, mon amie. Elle vivait à l’époque à Toronto – qui n’est pas précisément la porte à côté – où elle enseignait la littérature romande à de solides étudiants canadiens. C’est à elle, chaque jour, pendant des mois, que j’ai envoyé une séquence du roman par courrier électronique. Comme elle voulait toujours savoir la suite, me réclamant chaque jour des nouvelles de Julien et d’Émilie, d’Antonio et de Nora, j’ai été obligé de l’inventer au fil des jours et des nuits d’écriture. C’est grâce à elle, aussi, que cet Enfant secret, que vous honorez aujourd’hui, a vu le jour.

Jean-Michel Olivier

LA PART SECRÈTE DE JEAN-MICHEL OLIVIER, Pascal GAVILLET, Tribune de Genève, 1er décembre 2003.