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G. Haldas

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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L'Homme de cendres
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APESANTEUR
(A PROPOS DE MARC JURT)


 

Apesanteur marque une étape importante dans le travail de Marc Jurt par le mélange audacieux des techniques, tout d'abord, qui associent pointe sèche, aquatinte et photogravure, mais aussi par le dialogue, tout à fait singulier, que l'œuvre instaure avec les textes de Michel Butor qui réalisent, dans chaque gravure, le programme du titre, sans jamais l'illutrer.Ce programme, quel est-il?Pour déjouer le piège illustratif (l'image venant, au mieux, répéter le texte qui l'accompagne, ou, au pire, recevoir de lui tout son sens), Marc Jurt a réservé, en un endroit choisi, une fenêtre vide dans laquelle, après un premier passage sur la presse à estampes, le texte de Michel Butor vient s'insérer. Ce texte, on l'aura remarqué, épouse tantôt la forme d'un rectangle, tantôt celle d'un triangle (c'est dire qu'il est à son tour, par la main même de l'écrivain, formé et dessiné). Il n'occupe jamais le centre, ni la périphérie du tableau, mais se montre au contraire insaisissable, souple, infiniment mobile.Dans chaque gravure, le texte est un petit miroir en suspension qui non seulement réverbère tout ce qui l'entoure, mais qui, en plus, l'éclaire et l'enrichit. Ce miroir intérieur n'est jamais à la même place. Comme les traces de couleur qui le cernent, il n'a pas de centre, pas de poids, pas de racines. Il flotte dans un espace infiniment léger. Il joue avec les formes fluctuantes qui le traversent, à la fois, et lui donnent naissance.Il se produit alors un phénomène étrange : les textes gravitent autour des giclées de couleur, lesquelles, à leur tour, se mettent à graviter autour de lui...Voilà le tour de force qu'accomplit Apesanteur, œuvre à deux voix parfaitement conjointes.Rarement, en effet, l'art du graveur aura épousé d'aussi près l'art de l'écrivain. Rarement, aussi, la gravité de l'un et la pondération de l'autre auront produit autant de légèreté – rejoignant, dans un même geste, par-delà les limites de leur art, la grâce incomparable et déliée du jeu.

DIEU M'A DIT (INÉDIT)

 

J'ai fait sa connaissance un soir près de chez moi. C'était la pleine lune, un 22 décembre, je m'en souviens, dix jours avant le grand saut. Il errait par les rues, en guenilles et pieds nus dans la neige. On aurait dit qu'il était ivre. Il titubait sur le trottoir, l'air égaré, proférant des jurons, lançant aux femmes qu'il croisait des malédictions inaudibles.

J'ai eu pitié de lui.

Comme il tremblait de froid, je l'ai invité à la maison. Ce soir-là, moi aussi j'étais seul. Pas de femme, pas d'enfants : une disponibilité totale. Je l'ai guidé jusqu'au salon. En grommelant, il s'est couché sur le sofa. Il est resté longtemps sans bouger, ni prononcer un mot. J'ai bien cru, un instant, qu'il s'était endormi. Mais le vieil homme méditait.

Soudain il s'est écrié :

" J'ai soif ! "

Voix blanche, mais sans appel.

" Voilà quelqu'un qui aime donner des ordres, me dis-je, et qui a l'habitude d'être obéi. "

J'allai chercher à la cave une bouteille de sauternes, je pris deux verres et rejoignis mon hôte qui somnolait sur le divan.

" C'est un 68. Une sacrée bonne année !

— Je sais. " grinça-t-il dans sa barbe.

Au moment de trinquer, je dis étourdîment.

" Au troisième millénaire ! "

Il poussa un grand cri et ses yeux devinrent des charbons ardents. Je compris aussitôt mon erreur.

" Il n'y aura pas de troisième millénaire ! hurla-t-il. Ou du moins pas pour moi ! "

J'écarquillai les yeux.

" J'ai fait mon temps, poursuivit-il. Je suis découragé, vide d'amour, au bout du rouleau…

— Vous voulez dire que…

— Exactement. Dans moins de dix jours, je me retire, je quitte la scène, je mets les voiles. Et puis rideau… "

J'étais trop bouleversé pour réagir.

" Le monde m'échappe. Je n'y comprends plus rien. Tout va trop vite… "

Sa voix était extraordinairement lasse.

" Et j'ai perdu le feu sacré… "

Il se versa un grand verre de sauternes.

" En outre, je ne suis pas sûr que le sort de mes créatures me tienne encore à cœur. "

J'étais abasourdi.

" Ce doit être l'habitude ou peut-être l'âge (car je vieillis aussi)… Quand j'ai lancé l'affaire, j'étais plein d'enthousiasme, de force, de naïveté. Je ne pensais pas que tout serait si difficile…

— Mais pour Dieu, dis-je avec respect, rien n'est difficile.

— Erreur ! Tous ces tracas m'épuisent, moi aussi. Ces guerres stupides, ces injustices, ces famines innombrables… Je ne sais plus où donner de la tête… "

Il était allongé sur le divan, son verre de vieux sauternes entre les mains, et moi j'étais assis derrière son dos, de sorte que, Dieu ne me voyant pas, Sa parole était plus libre.

Toute la nuit, il me parla de ses affaires, de ses premiers engouements, de ses combats et de ses déceptions (et Dieu sait s'il en eut !).

Dès qu'il se mit à parler, j'enclenchai mon enregistreur (un vieux cassettophone d'avant la guerre) pour ne rien perdre de la parole divine.

Bien vite, hélas, je m'aperçus que l'appareil tournait dans le vide. Je revins en arrière, récoutais plusieurs fois le début de la bande, mais rien — absolument RIEN — n'avait été enregistré.

Je décidai de prendre des notes. Armé de ma plume fétiche (une Lamy à bec large), je tentai de suivre la pensée de mon hôte dans ses développements les plus complexes et même parfois (j'ose le dire) les plus confus. Il parlait par éclairs, images, jaillissements, tantôt suivant le fil d'une pensée extraordinairement lucide et cohérente, tantôt, au contraire, procédant par à-coups, élans, pirouettes, lumineuses intuitions. Le plus souvent, ses mots étaient d'une beauté si rare que seuls quelques poètes, une ou deux fois dans leur vie, ont su en donner expression approchante.

De longs silences ponctuaient ses paroles.

On entendait passer les anges.

Puis Dieu se redressait, buvait une gorgée de sauternes et reprenait le fil interrompu de ses pensées.

De ses silences comme de ses paroles, j'ai tenté de transcrire l'essentiel avec humilité, admiration ou parfois agacement, aussi fidèlement que possible.

Mais le début, toujours, fera défaut.

 

Je suis la lisière des forêts, le bord intime des précipices, le corail qui protège les îles, je suis la lumière et la nuit, la boue et le torrent, le fumier et les roses qui fleurissent à son sommet, ……

Moi, moi. MOI.

Il y a des jours où j'aimerais être quelqu'un autre.

 

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FAUX DÉPART
IN DIGRAPHE, NO 28, SEPT. 1982,P. 25-27.

 

Une autre fête eut lieu sur le chemin du retour.

Nous avions quitté Prague le matin, de bonne heure, pour nous diriger vers la frontière autrichienne. Lorsque soudain, après une heure de route, notre train s'arrêta en rase campagne.

Aucun village, aucune gare à l'horizon.

Tandis que nous étions toujours à l'arrêt, quelqu'un vint nous prier, presque dans l'affolement, de descendre du train et de monter, pour quelques kilomètres seulement, dans un autobus, du genre vétuste, qui attendait le long des voies. Il fallut nous séparer, provisoirement, afin de rejoindre la prochaine station par la route.

Tout cela ajoutait encore au côté aventureux de notre éxpédition, semée d'embûches et d'imprévus de toute sorte qui semblaient vouloir nous détourner, à chaque instant, de notre chemin, tracé pourtant depuis longtemps et programmé jusque dans ses moindres détails.

Nous retrouvâmes le train à quelque distance de là, pour n'en plus descendre qu'à Vienne où, sur l'initiative de nos deux tuteurs, nous allâmes manger dans un petit restaurant, situé non loin de la gare. Là encore, comme durant tout notre voyage, la nourriture (éternels Schnitzel insipides et gorgés d'huile) fut médiocre. Même le dessert, que nous fûmes quelques-uns (parmi les plus téméraires) à prendre, s'avéra dégoûtant : sur une petite assiette, où se marquaient encore très lisiblement les empreintes de ceux et de celles qui, tout au long de la journée, l'avaient touchée, manipulée, retournée, déplacée, nettoyée aussi, maintes fois essuyée et replacée sur la table, sur cette petite assiette, grise et luisante, saupoudrés de graines de pavot et nageant dans une mer de beurre noir, ou plus probablement de margarine fondue - deux Knôdel, fourrés aux abricots, nous regardaient, tels deux méduses immobiles et glacées dans le sucre...

C'est dans la dernière partie du trajet, celle qui devait nous ramener de Vienne à Genève, qu'il se déroula les choses les plus troublantes. Le train (où nous avions passé l'essentiel de notre " voyage ") étant presque désert, on nous donna la permission de nous éparpiller dans plusieurs wagons, chacun d'entre nous ayant ainsi – ce qui n'était pas pour nous déplaire – son propre compartiment privé.

Là, à l'abri des regards et séparés seulement de nos camarades par une simple paroi de verre, sur laquelle nous avions cependant pris soin de tirer les rideaux, dans une sorte de rébellion sauvage, d'intimité ou de liberté surveillée, de sursis qui comportait à chaque instant le risque de se faire surprendre, ou même trahir – c'est là que nous nous livrâmes plusieurs fois à nos exactions habituelles, sans que personne, encore, ne se doutât de rien.

À un certain moment – j'ignore pourquoi – on vint nous chercher et, rassemblant tous ceux qui s'étaient éloignés ou éparpillés dans les nombreuses petites loges du wagon, on nous pria de rester ensemble, un afflux de voyageurs s'apprêtant probablement à envahir le train.

Qu'à cela ne tienne : nous en profitâmes pour nous éclipser, fuir dans le couloir et, sous prétexte de prendre l'air, furtivement, comme deux reptiles regagnant sans bruit leur terrier, nous nous glissâmes le long du wagon, pour nous isoler à nouveau, à l'intérieur d'un cabinet de toilette.

Et debout, toujours pris de cette rage fébrile, de ce désir insoumis qui nous attachait Si violemment l'un à l'autre, et nouait nos deux corps dans un même sanglot, à nouveau, longuement, nous avons fait l'amour. Tandis que d'autres, à quelques pas de nous, rassemblaient leurs affaires, soucieux de ne rien perdre, de ne rien oublier, dans l'attente de quitter le train ; tandis que d'autres encore, d'un œil que la fatigue et les petits tracas accumulés tout au long du voyage avaient rendu méfiant, les surveillaient, discrètement, et vérifiaient les présences.

Tout le voyage s'était déroulé d'une manière presque irréelle, qui tenait davantage du cauchemar que du rêve éveillé, dans une sorte d'égarement, d'hébétude : nous nous séparions pour nous retrouver, sans crier gare, au coin d'une rue, disparaître à nouveau, dans l'allégresse et l'insouciance, et nous rencontrer tout à coup, au hasard d'une promenade dans le cimetière juif ou au bord des eaux noires et boueuses de la Moldava.

J'imagine que nous étions, l'un comme l'autre, assommés de fatigue, et plus morts que vifs, lors de notre retour au bercail la fin de notre sursis. J'imagine aussi que cela a dû se voir, ou du moins se deviner à nos yeux cernés, à notre démarche lourde, à nos gestes lents et maladroits.

Je m'aperçois que ce voyage, qui ne fut jamais qu'une escale au cours d'un périple infini, me demeure, encore aujourd'hui, huit ans plus tard, une énigme que je suis loin d'avoir percée à jour, ou seulement même approchée. Tant la petite odyssée que nous avons accomplie, en quelques jours, me paraît circulaire, et singulièrement immobile : comme une révolution sur nous-mêmes. Et le " voyage ", sans réelle destination, ni véritable point de départ.

 

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LE DERNIER LECTEUR

 

à C. R.

 

Depuis toujours, j’imagine un lecteur (une lectrice, en fait) le dos tourné à la fenêtre, assis tranquillement dans un grand fauteuil à bascule, le visage incliné, un livre ouvert sur les genoux.

Impossible de voir son visage : il est à contre-jour. (Et même, à supposer que j’en discerne les traits, je ne suis pas certain de le connaître.) Impossible, non plus, d’entendre sa voix, car il ne parle pas (bien que ses lèvres remuent, de temps à autre, imperceptiblement).

Mais ce lecteur m’attend, c’est sûr, au tournant de la page.

Il me guette en silence, opine de la tête ou bat des mains, ferme les yeux parfois pour retenir une phrase ou un mot qui ont éveillé en lui des résonances secrètes. Il passe, comme on dit, par tous les sentiments de la lecture : l’admiration muette et la consternation, l’angoisse et la joie partagée, mais aussi la protestation, la mutinerie, la connivence : à chaque fois, il participe à l’élaboration d’un sens qui n’existerait pas sans lui, qui ne pourrait pas s’accomplir (trouver sa chance) s’il n’était pas sagement à sa place, là, dans le grand fauteuil de lecture, recevant une lumière précieuse de la fenêtre à croisillons de bois.

C’est vers lui (vers elle) que j’écris, j’en suis sûr : ce lecteur silencieux qui aimante mes phrases – et, en même temps qu’il me lit, me regarde.

Entre lui (elle) et moi, pas de contrat tacite ou explicite : juste une conversation muette, mêlée de peur et de désir, et qu’on peut rompre à chaque instant, selon son bon plaisir, sans crainte de représailles, ni de rancune.

Est-ce que j’écris pour être lu ? Ici ? Maintenant ? Demain ou après-demain ?

Et par qui ?

La question semble inévitable, mais aussi sans réponse. Elle se pose à partir du moment où je sais que toute trace écrite m’échappe dès qu’elle tombe dans le monde : elle ne vient plus de moi, elle ne s’adresse plus au lecteur (à la lectrice) imaginaire, mais elle est disponible pour un tiers, n’importe quel tiers, et c’est à cette condition qu’elle devient littérature.

(Souvenir d’une conversation avec Adrien Pasquali.

Lui : Ce que je cherche passe uniquement par l’écriture.

Moi : Tu désires, pourtant, la sanction du lecteur…

Lui : Non. Je me fiche complètement de savoir si quelqu’un va me lire ou non.

Moi : Pourquoi publier alors ce que tu écris, au lieu de le garder dans un tiroir, si tu n’attends rien du lecteur ?

Lui : Il n’y a pas de différence entre un texte publié et un texte qu’on garde pour soi, " au fond d’un tiroir ".)

(Étrange vice qu'écrire !

Sans cesse interpellé par l'autre sans visage, je passe mon temps, dans le monde, à éviter les autres, à fuir les contacts, à m'éloigner de celles ou ceux qui pourraient sans doute le mieux me comprendre.)

" J’aimerais être lu en 1640 " (Pascal Quignard)

Toute littérature commence à partir du moment où l’on se trompe d’adresse.

Au lieu d’écrire sur l’enveloppe de la lettre d’amour un nom connu (celui de sa bien-aimée, par exemple), on laisse l’adresse en blanc, par distraction ou pure inadvertance.

Ce risque, c’est la chance de la littérature : s’il n’existait pas, je n’écrirais plus, je ne m’adresserais plus à l’autre. Par conséquent, le risque de perversion, de corruption ou de dérive, est en même temps la seule chance de m’adresser à l’autre.

De même que je suis toujours mon premier lecteur (à supposer, bien sûr, que JE ne soit pas un autre – ce qui reste à prouver) je ne suis jamais le dernier.

Ce que j’écris m’échappe, à la fois symboliquement et matériellement : je ne maîtrise pas plus le sens de mes livres (leur interprétation) que leur diffusion en librairie, leur vente, leur réception (plus ou moins favorable) auprès de la critique et des jurys littéraires.

On ne peut pas s’interroger sur ce que l’autre fera.

Mais ce qu’on doit souhaiter, c’est que la réponse soit entièrement celle de l’autre, et pas la mienne.

Ce dernier lecteur, c’est l’héritier.

Celui (ou celle) qui donne un sens à la littérature, comme nous, aujourd’hui, sommes les héritiers de Rabelais et de Flaubert, de Ramuz et de Joyce, de Cingria et de Chrétien de Troyes, de Céline et de Bouvier, parce que nous répondons aux questions qu’ils nous posent, parce que leurs livres nous tiennent chaud quand à notre tour nous prenons place dans le grand fauteuil à bascule, le dos tourné à la fenêtre, le visage légèrement incliné, tandis qu’au-dehors le jour tombe et que la ville, comme chaque soir, fait entendre son concert de voix et de klaxons, de rires, de bruits de pas.

 

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ÉCRIRE AU SINGULIER

 

Quand j'étais étudiant, il y a un siècle, dans une grande académie de province, une tradition voulait qu'on n'exprimât jamais son opinion, ou alors (si l'on ne pouvait faire autrement) de la manière la plus impersonnelle qui fût : de tous les mots de la langue française, le pronom je était le plus étrange, infâme et fascinant, tout à la fois frivole, superficiel, peu scientifique – donc à proscrire.

À cette époque (c'était il y a un siècle), la critique littéraire se prenait pour une science, et pas n'importe laquelle : son champ était si vaste qu'il n'avait pas de limites, englobait tous les genres, brassait tous les langages et s'étendait presque à perte de vue. Son ambition – également illimitée – n'était pas loin de l'ambition des sciences exactes : soit quelque part entre la thématique et la mathématique.

Aucun critique, c'était la règle, ne parlait en son nom : " on a vu que… ", disait Genette dans Figures I, " on rencontre cette image dans l'épisode précédemment cité… " ; " on s'est donc contenté, dans les pages qui suivent… " répliquait Jean-Pierre Richard dans Proust et le monde sensible ; " on pourrait poursuivre cette exploration… " écrivait Dällenbach dans Le récit spéculaire

Seul Roland Barthes, atypique comme toujours, détournait le genre à sa manière en faisant du critique non un être impersonnel (à la limite inexistant), mais presque une catégorie de la fiction. Préface à ses Essais critiques (1963) : " En rassemblant ici des textes qui ont paru comme préfaces ou articles depuis environ dix ans, celui qui les a écrits voudrait bien s'expliquer sur le temps et l'existence qui les ont produits, mais il ne le peut : il craint trop que le rétrospectif ne soit qu'une catégorie de la mauvaise foi (je souligne). "

Cette double réserve, qui conditionne l'énonciation (" le temps et l'existence "), RB la mentionne pour aussitôt la congédier, par impuissance ou par pudeur, mais elle occupera le centre de sa réflexion sur la critique et sur le texte, qu'il soit littéraire ou non.

Qu'est-ce que le temps ?

Ce qu'on ne choisit pas.

Et l'existence ?

C'est le noyau de singularité que tissent autour de nous les rencontres et les voix, les amitiés, les accidents, les amours poursuivies ou rêvées, les rires et la mort.

Pourtant, à l'époque dont on parle, c'est-à-dire il y a un siècle, Barthes est loin d'avoir partie gagnée : à la suite de Sur Racine (1963), il a dû affronter les foudres de Raymond Picard, professeur en Sorbonne, et s'est mis sur le dos une grande partie de l'Université qui trouve son discours peu rigoureux, et un brin farfelu.

Mais déjà, dans son texte, une faille s'ouvre, infime d'abord, qui ne va pas cesser de s'élargir, et par laquelle, moi, lecteur, je vais enfin pouvoir venir au jour.

Pas un mot de vrai dans tout ça.

S'il ne choisit pas son époque (quel truisme !), notre héros a tout loisir de moduler son existence comme bon lui semble et de parler, aussi souvent qu'il le désire, en son nom propre (c'est-à-dire de signer son discours). Là n'est pas la question. Si Genette, Richard ou Dällenbach usent si souvent du on impersonnel, c'est qu'ils se plient, tout simplement, aux lois du genre, lesquelles exigent que le critique s'efface derrière le texte qu'il étudie parce que sa position est toujours en retrait, à côté ou dans les marges du texte dont il maîtrise d'autant mieux le sens qu'il le surplombe avec hauteur.

Ainsi donc, le discours impersonnel, loin d'être un vide abyssal ou une prétention au savoir absolu, est une preuve de modestie : le texte est déjà là, comme le je qui l'a écrit, avant que l'œil avisé du critique ne le lise. Et cette préséance, irréductible, creuse à jamais le gouffre qui sépare l'œil qui lit de la main qui écrit.

Lire suppose justement cette distance entre le texte écrit et sa lecture, le roman et la critique, ce qu'on appelle la " création " et son commentaire. Effacer cette distance – ou seulement la nier – mènerait aux pires aberrations : bien vite on risquerait de confondre les deux textes, les deux voix, l'image première et son reflet.

D'un tel accouplement contre-nature naîtrait un être hybride (et parfaitement monstrueux) qui n'a sa place dans aucune académie, fût-elle de province.

 

Le premier texte que j'ai écrit était une brève étude d'Hérodias, le troisième des Trois contes de Flaubert.

Pour autant que je m'en souvienne (car un siècle a passé depuis), c'était une suite de citations et de jugements intempestifs qui m'avait valu du censeur (un jeune poète fou de Rimbaud et de football) plusieurs remarques acerbes, dont l'une est restée à jamais gravée dans ma mémoire : alors que j'osais rapprocher la figure d'Hérodias d'une célèbre danseuse du ventre que Flaubert avait rencontrée lors de son voyage en Égypte (en réalité, je ne faisais que recopier une note de l'édition GF qui citait le Journal de Maxime du Camp), le doux poète avait noté en marge : " Comment le savez-vous ? "

Puis, un peu plus bas, en majuscules rouges : " Y ÉTIEZ-VOUS ? "

À vrai dire, pour incongrue qu'elle semblât, cette question était tout à fait légitime : en effet, relisant Hérodias, j'assistai au grand festin d'Hérode, puis à la fameuse danse des voiles, au silence terrible qui précède la décapitation de Iaokanann. Indubitablement, j'étais là, assis dans l'ombre au milieu des convives, mon carnet de notes à la main, et fasciné devant la jeune fille comme Hérode lui-même…

Cette remarque (et quelques autres de la même farine que j'ai dû refouler avec le temps) me frappa de plein fouet.

Quoi ! On peut donc lire un texte d'un œil neutre, et sans y être ?

Sans participer, d'une manière ou d'une autre, à ce qu'on est en train de lire ?

C'est à ce moment-là, sans doute, que je compris pour la première fois qu'un abîme existait entre auteur et lecteur, écriture et lecture, " production littéraire " (terme qui avait remplacé, à cette époque, le mot fourre-tout de création, encore tout imprégné de mysticisme religieux) et discours critique.

Bref, tout séparait, à nouveau, le je qui écrit du il qui lit.

Et – corollaire de cette première illumination – je compris que l'Université s'occupait avant tout des lecteurs, et non des écrivains.

Ce qui, pour l'adolescent plein de morgue que j'étais, et qui rêvait d'être écrivain, bien sûr, comme tous les autres étudiants du séminaire, fut une rude épreuve…

Oui, ici l'on apprenait à lire, selon des procédures fort diverses et souvent passionnantes, non à écrire.

Par conséquent, il convenait de se faire tout petit, d'en rabattre avec ses prétentions d'artiste, et d'étouffer à jamais les cris du je (car je crie toujours) sous les nobles habits du il (car il est toujours richement habillé).

 

Quel galimatias !

Si l'Université a un mérite, c'est de tordre le cou à toutes ces prétentions d'adolescent mal dégrossi, de grand Artiste, de génie méconnu : devant un texte, tous les lecteurs sont égaux en droits et en devoirs. Pas d'échelle des valeurs, des savoirs, des talents.

Tout le monde est logé à la même enseigne.

Et d'ailleurs nous n'avons plus besoin aujourd'hui de nouveaux " producteurs de textes ", car la Littérature (avec une majuscule) est achevée. Depuis longtemps, tout a été dit, et fort bien dit. Quant au roman, Robbe-Grillet et consorts, dans les années cinquante, au 7 de la rue Palissy, lui ont réglé son compte en démontrant une fois pour toutes sa vanité.

Là aussi, tout est dit.

Il faut tourner la page, et c'est tant mieux.

La société occidentale a moins besoin de nouveaux créateurs que de lecteurs qui sachent décrypter les textes qui nous trompent, nous manipulent, nous rendent étrangers à nous-mêmes. Il est une tâche plus noble, aujourd'hui, que d'écrire des comptines : savoir déchiffrer les pièges de l'idéologie, ses ruses, ses séductions, pour mieux maîtriser la doxa qui aliène.

Écrire est une chose (qui autrefois avait son prix), mais lire en est une autre, diablement plus utile, par les temps qui courent, et difficile aussi, parce que l'hydre aux mille têtes est plus pressante que jamais, et qu'elle menace à chaque instant de nous engloutir, si nous n'y prêtons garde.

 

Voilà comment, en quatre années d'académie, sans le vouloir vraiment, mais sans non plus y opposer une résistance bien farouche, moi, l'apprenti écrivain, je me transformai en lecteur aguerri, capable de débusquer tous les anacoluthes et les hypotiposes, les chiasmes et les paronomases, les tmèses et les symploques, et toujours à l'affût des non-dits, des silences, des points de suspension, et capable, comme nul autre, de disséquer le texte dans tous les sens, de le tordre et de le presser, pour en tirer l'incomparable moelle.

Voilà comment, en quatre années d'académie, j'éprouvai dans ma chair, et quotidiennement, cette sentence de Rimbaud : " Je est un autre ".

 

Voilà qu'il se prend pour Rimbaud à présent !

Où va-t-il s'arrêter ?

Ce que notre héros ignore, ou plutôt feint d'ignorer (car il est plus rusé qu'il ne semble au premier abord), c'est qu'avant de savoir écrire, il faut apprendre à lire !

D'où, bien sûr, l'importance d'acquérir une méthode rigoureuse qui ne se base ni sur la " biographie " de l'auteur, comme autrefois, ni sur l'étude d'un contexte social toujours ambivalent, ni même sur l'histoire des courants littéraires, mais sur le texte.

Oui, toujours le texte, rien que le texte, mais tout le texte.

Ainsi armé du scalpel de la " genettique ", n'importe quel étudiant en Lettres pourra déchiffrer la littérature, comprendre comment le texte s'est constitué, à partir d'un noyau autonome et signifiant, et surtout en saisir le sens, toujours caché, grâce à l'analyse acharnée de ses figures et de ses processus d'énonciation.

Il comprendra alors, et peut-être définitivement, ce que répétaient de nombreux critiques, et non des moindres (Butor, Ricardou, même Barthes parfois) : à savoir que toute lecture, pour peu qu'elle s'attache à débrouiller les fils perdus du texte, est d'abord une écriture.

Et donc que lire, c'est écrire, mais par d'autres moyens.

 

Au fil des ans, l'écriture poétique s'est tarie pour faire place à une sacrée fureur analytique.

C'est ainsi qu'il y eut, dans le désordre, des essais sur Racine, Chaucer, Marie de France, Voltaire et Diderot, Claude Simon, Nerval, Flaubert, etc. Le moindre texte, alors, était prétexte à écriture, au point que certains professeurs éprouvaient de la peine à suivre le rythme effréné de mes productions, et essayaient, sans résultat, de modérer mes transports critiques. La tâche me paraissait d'autant plus exaltante qu'elle s'appuyait sur une méthode infaillible (ou du moins que personne, à l'époque, n'osait remettre en cause) et qu'elle autorisait un regard neutre, impersonnel et surplombant (un peu comme le regard de Dieu) qui n'obligeait jamais à dire je.

J'étais heureux, c'est vrai, dans la peau du critique, et partout chez moi, quel que soit le siècle où je me promène, car mon royaume, à cette époque, n'avait pas de limites.

Écrivant sur Racine, sur Joyce ou sur Lautréamont, j'avais le sentiment d'être couvert (peu de risques, en effet, que mes modestes tentatives provoque des réactions intempestives) et j'éprouvais l'ivresse des sommets, – car lire un texte, surtout s'il appartient à la catégorie hors norme des chefs-d'œuvre, permet de se sentir l'égal des plus grands écrivains.

Oui, dorénavant, ma route était tracée : j'avais une méthode et un champ d'investigation illimité (la littérature) qui paraissait réclamer mes lumières. De plus, un certain don pour les formules obscures (" Évitez l'obscurium per obscurius " m'avait pourtant conseillé, fort justement, un bon maître) et une capacité (qui aujourd'hui m'épouvante) de passer tout ce que je lisais à la moulinette théorique.

C'était la folie de ces années-là : croire qu'on possédait enfin une grille de lecture des textes qui permettait d'éviter tous les pièges, les chicanes et les chausse-trappes du monde qui nous entourait.

 

Après son couplet sur l'autosatisfaction, voilà qu'il invoque la folie, à présent, pour justifier les errements de sa jeunesse !

Curieux retour de manivelle !

Pourtant, quelle honte y a-t-il à vouloir comprendre le monde, à tenter de le maîtriser plutôt que d'en être le jouet ?

S'il est un phénomène qui marque les années de formation de notre héros, c'est bien l'effervescence théorique qui y régnait : pas un mois, alors, sans un texte fondamental de Barthes, Foucauld, Genette, Leclaire ou Derrida, qui non seulement remettait en question l'édifice de nos traditions, mais aussi traçait des voies nouvelles pour cette science qui allait éclairer notre avenir.

Jamais encore, dans l'histoire des hommes, on n'avait vu pareille passion nomenclatrice, pareil désir de classifier et de comprendre, d'étiqueter, de débusquer, d'interpréter – et jamais, non plus, on n'avait eu autant qu'à cette époque les moyens de le faire.

 

Je me souviens que pendant toute une année (78-79), je n'ai pas ouvert un seul livre de littérature, mais que j'ai dévoré toute la collection du Champ freudien (aux Éditions du Seuil), ainsi que toute la collection Critique (chez Minuit) et Poétique (au Seuil, encore).

Je me souviens qu'on se réunissait par petits groupes qui s'appelaient Études théoriques ou Confrontations et qu'on parlait non de littérature (car la littérature, pour nous, n'avait aucun avenir), mais de transfert, d'introjection, de différance, d'architexte.

Je me souviens que nous nous retrouvions chaque soir dans un coin du Landolt autour de la fameuse table de Lénine.

Je me souviens qu'entre nous, il y avait un éternel sujet de plaisanterie :

" As-tu lu La Recherche ?

– Non ! Mais j'ai lu ce qu'on a écrit sur elle. Ça me suffit… "

Je me souviens de Y.L. (le plus brillant d'entre tous les conspirateurs) qui se vantait d'avoir été dragué par RB à Cerisy et jouissait en cela à nos yeux d'un immense prestige.

Je me souviens de l'" affaire Claustre ", cette ethnologue française emprisonnée deux ans au nord du Tchad, et des débats qui s'ensuivirent dans notre groupe pour savoir dans quelle mesure son nom (en tant que signifiant) avait déterminé son enlèvement par les milices d'Issan Habré.

Je me souviens du dernier film de Buñuel, Cet obscur objet du Désir, dans lequel un même personnage féminin est joué par deux actrices différentes (dont la sublime Carole Bouquet).

Je me souviens qu'il y avait trois femmes dans notre groupe, et qu'elles ne prenaient jamais la parole.

Je me souviens de la Bande à Baader qui avait mis toutes les polices d'Allemagne sur les dents en enlevant le patron des patrons, Hans Martin Schleyer.

Je me souviens de M., ses cheveux blonds et ses yeux gris, et des longues promenades que nous faisions pendant que les autres discutaient du clivage du sujet.

Je me souviens du baron Empain auquel ses ravisseurs avaient tranché la première phalange de l'auriculaire gauche (au couteau) pour l'envoyer à sa famille.

Je me souviens d'un séminaire sur Raymond Roussel que nous avions investi en nombre et que nous avions quitté avec fracas au milieu de la quatrième séance, après qu'un professeur eut interdit à l'un des nôtres de prendre la parole.

Je me souviens qu'un bruit se répandit alors dans toute la Faculté selon lequel un groupe d'affreux conspirateurs, manipulé sans doute par les bolcheviques, voulait mettre à mal l'institution.

Je me souviens qu'au printemps je cessai complètement d'assister aux séances du groupe, fatigué par nos vaines disputes et impatient, aussi, d'aller rejoindre M. (ou C., je ne sais plus) dans le parc des Bastions.

Je me souviens de la mort d'Aldo Moro, assassiné par les Brigades Rouges, et dont on avait retrouvé le corps dans le coffre d'une voiture.

Je me souviens de l'étrange mort d'Andreas Baader et de Gudrun Ensslin que toute la presse impérialiste avait présenté comme un " suicide collectif ".

Je me souviens qu'on avait tout à fait cessé nos réunions quand avait commencé en Argentine la Coupe du monde de football.

 

Ma parole, le voilà qui se prend pour Perec à présent !

On ne dira jamais assez l'effet néfaste que certaines lectures peuvent avoir sur des esprits influençables !

Ce qu'on peut retenir, aujourd'hui, de ces années-là – années de fièvre théorique et d'effervescence politique – c'est que la littérature était parvenue à sa fin : on avait fait le tour de tout, du roman comme de la poésie, de la philosophie comme du théâtre, de la peinture comme du cinéma.

Que restait-il par conséquent à dire si tout, déjà, avait été écrit ?

Eh bien, pour boucler le chapitre, il restait à conclure l'état des lieux de ce domaine balisé par d'audacieux (et géniaux) géomètres : si l'art en général, et la littérature en particulier, était bel et bien arrivé au terme de son histoire, ayant épuisé la somme nécessairement finie de ses possibilités, la seule place qui restait aux lecteurs de cette fin de siècle, c'était celle de critique de cette mort annoncée.

Si la poésie était morte, comme le roman, le cinéma ou la peinture (ce dont personne, à l'époque, ne doutait), si l'art ressemblait à un immense champ de bataille jonché de ruines et de cadavres sur lesquels personne n'avait plus aucune influence, le devoir du critique était d'en rendre compte, depuis les marges de l'histoire, d'un œil avisé et sans complaisance.

Exclu de l'Histoire qui venait de se clore sous ses yeux, notre héros se devait de rogner les ailes à l'ambition démesurée qui l'animait et de vouer toutes ses forces, désormais, à la seule tâche qui semblât digne d'intérêt : celle de déchiffrer interminablement le monde qui l'entourait (puisque le monde était un texte) pour en traquer les pièges, gloser sans fin sur la mort du roman, le tarissement de la source poétique, l'inanité de la peinture ou encore l'indigence du cinéma.

 

Pourtant, bien qu'elle parût solide et sans danger, ma position était critique : fidèlement, comme tous ceux qui m'avaient devancé, je reproduisais les grilles de déchiffrage que j'avais apprises au cours de mes années académiques et cela, je dois le dire, fonctionnait à merveille.

Cela fonctionnait même si bien, d'ailleurs, que j'en vins à concevoir des doutes : est-ce que vraiment les textes que je passais au crible de ma lecture m'attendaient depuis toujours, et n'attendaient que moi, lecteur rompu aux nouvelles méthodes de harcèlement textuel, pour révéler leur sens intime, leur message chiffré ou leur " substantifique moelle " ?

Ce que j'effectuais chaque jour dans l'effort et la satisfaction du devoir accompli n'était-il pas, en fin de compte, banal et d'une parfaite impersonnalité ?

Peu à peu, le doute apparu dans les nuits d'insomnie se transforma en certitude, et je compris les limites de cet œil extérieur que je braquai sur les textes des autres.

Triple limite en vérité : en bon commentateur, d'abord, soucieux de respecter à la lettre le texte à lire, j'en arrêtai le sens, une fois pour toutes, en le pliant aux grilles de mon savant décryptage – alors que par définition le sens d'un texte est libre, et à jamais indécidable.

Ensuite, j'eus le soupçon que la littérature n'était pas aussi moribonde que d'aucuns se plaisaient à le dire. Bien sûr il y avait eu Joyce, Proust et Kafka, les glorieux précurseurs, puis Beckett et tous les romanciers de l'ère glaciaire, enfin Blanchot était venu pour clouer le cercueil… Pourtant, malgré cette mort mille fois annoncée, le cadavre était toujours vivant, et bien vivant, semblait-il, puisque des milliers d'écrivains continuaient à écrire, envers et contre tout…

Enfin, il me parut que l'écriture romanesque (la seule qui me passionnât) trouvait son prolongement non dans le commentaire critique qui essayait de l'expliquer, mais dans une autre écriture romanesque, encore à inventer (car chaque époque doit inventer sa propre musique, et ses propres instruments), qui devait à son tour en transmettre l'élan.

 

Inventer une autre écriture : décidément, ce n'est jamais la modestie qui étouffe notre héros !

Au lieu d'être un lecteur aussi rusé que perspicace, mais constamment modeste, tout de même, et conscient de sa place de lecteur, le voici qui veut devenir écrivain…

La vérité, une fois encore, est tout autre.

À chaque époque correspond une science, une technique ou une forme d'art qui occupe par rapport aux autres une position avancée. À l'époque dont nous parlons (au début des années soixante-dix, il y a un siècle), cette science nouvelle, qui est aussi une technique et une forme d'art (cf. Barthes), c'est la lecture, précisément – non l'écriture.

N'oublions pas qu'à cette époque, l'homme a gravi tous les sommets terrestres, exploré les tréfonds marins, envoyé des spoutniks dans l'espace et fait les premiers bonds de cabri indiscipliné sur la lune ! Le monde entier est sous contrôle. L'homme maîtrise tout. Et la littérature, évidemment, n'échappe pas à cette hégémonie. Voilà pourquoi l'époque est propice aux lecteurs, que les académies produisent à foison, aux grands développements théoriques (car la pratique littéraire, une fois pour toutes, semble bouclée), à l'essor inouï des sciences humaines.

Le grand fantasme de l'époque, c'est un fantasme de maîtrise.

Et c'est dans la lecture, comme " pratique théorique ", que ce fantasme trouve à se matérialiser.

 

Tout cela fonctionnait à merveille, sans accroc et presque sans dérapage, les lectures s'enchaînant aux lectures, mécaniquement, dans un ordre impeccable, chacune apportant à la science nouvelle sa contribution modeste mais indispensable.

Et j'aurais pu, comme tant d'autres, me fondre alors dans la cohorte impressionnante de ces lecteurs omnipotents, lire, interpréter, traduire dans la langue nouvelle les grands textes français. Mais, comme je l'ai dit, la certitude n'est pas mon fort, et je me mis à douter.…

Écrire ne serait-il que ça ?

Mettre au jour des hantises, des réticences, des complexes cachés ? Dégager des structures souterraines ? Interpréter (c'est-à-dire remplir) les silences d'une œuvre ?

Comme à chaque fois que je doutais, je décidai d'y aller voir moi-même.

Mais cela ne se fit pas en un jour.

Bien au contraire, ce fut un travail de longue haleine.

Constamment partagé entre lecture et écriture, j'essayai, dans un premier temps, de conjuguer les deux activités parallèlement, et si possible de manière équitable. De cet effort, plusieurs livres surgirent, qui sont à la fois le symptôme d'une époque et le souci, pour moi, de jouer sur les deux tableaux : celui de la fiction et celui de la théorie.

Pour bien marquer ce double pli (cette double origine) de l'écriture, je publiai en 1981 deux livres en même temps.

D'une part, un essai sur Lautréamont, Le Texte du vampire, qui prônait une lecture " polyphonique " (rien que ça !) des Chants de Maldoror, intégrant plusieurs voix dans le déchiffrement du texte, voix dont certaines dérapaient carrément du côté de la fiction. D'autre part, un récit, La Toilette des images, qui essayait de réfléchir sur la photographie en général, et en particulier sur l'image d'une actrice célèbre (D.S.) prise en Égypte par un photographe amateur.

 

Où l'on constate, une fois de plus, que personne n'échappe à son époque ! Et que Lacan, à sa manière, avait bien raison de prétendre que les non-dupes errent…

Combien, alors, de ces pauvres " fictions théoriques " qui, faute d'avoir su clairement choisir leur camp, avaient le cul entre deux chaises ! N'étant bien sûr jamais des théories à part entières, ni des fictions bien convaincantes…

S'il était demeuré sur le chemin du commentaire de texte, notre héros aurait trouvé sa voie (voix) et n'aurait pas connu le doute, ni l'insatisfaction des devoirs à moitié accomplis.

Mais il a la tête dure, que voulez-vous, il est têtu comme un vieux paysan vaudois, alors qu'il aille au diable !

 

Comme un enfant, j'étais content et fier de mes deux premiers livres, qui recueillirent le type d'écho que suscite, dans nos contrées polies, les textes que personne ne comprend.

Pourtant, ce modeste succès d'estime ne me satisfit pas.

Non pas que j'attendisse des gerbes de louanges de la presse ébahie (je m'attendais à être un génie méconnu), mais parce qu'à leur manière, constamment double et " compliquée ", mes livres n'étaient pas achevés : ni en littérature, ni en photographie, je n'étais allé au bout de l'ouvrage, je n'avais consenti à perdre mon chemin pour espérer, peut-être, en inventer un autre qui n'appartînt qu'à moi…

Il fallait donc recommencer, tout, depuis les premiers mots, comme cet étranger qui, selon Jabès, " est constamment au commencement de son histoire ".

Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu'il lit, trouve, sans se désorirenter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu'il n'apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d'esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l'eau le sucre.

 

Infatigablement, je me remis au travail et publiai l'année suivante un récit qui, cette fois, était presque un roman.

Certes, il n'était pas tout à fait pur, il ne s'avouait pas comme fiction, mais il se présentait comme un récit écrit autour de six dessins du peintre genevois René Feurer. Et par son titre, La Chambre noire, il évoquait des connivences (à vrai dire assez troubles) avec la photographie.

Ce texte marque une date importante, car il me donne l'accès, pour la première fois, à des zones qui m'étaient jusqu'alors interdites et, même s'il s'entoure encore de plusieurs garde-fou (les dessins, la photographie, l'influence de Blanchot), il m'ouvre la porte de bien des fictions à venir.

Cette intime chambre noire, si patiemment décrite et autour de laquelle je tourne, un crayon à la main, sans oser y entrer, c'est celle de l'écriture. Aujourd'hui seulement je m'en rends compte. Mais tout est là, déjà, lisible pour un autre œil que le mien.

Oui, je cherche une faille dans la muraille, une fenêtre brisée, un soupirail ou un judas, mais mon désir tout entier (si je peux le connaître) est d'entrer dans cette chambre, qui est encore barricadée, ou seulement scellée.

Pour combien de temps encore ?

 

Abrégeons, de grâce, cette pauvre confession qui hésite sans cesse entre le panégyrique (de mauvaise foi) et la palinodie !

S'il avait consenti, une fois pour toutes, à choisir la bonne voie (la voie royale du commentaire de texte), notre héros n'aurait pas à souffrir de tels tourments (et, accessoirement, à nous les faire endurer). Il ne se poserait pas tant de questions inutiles. Il irait de l'avant, droit au but et d'un pas assuré, muni de son Genette, vers les contrées lumineuses du Savoir. Humblement, il apporterait, jour après jour, sa propre pierre à l'édifice de notre moralisation future.

Au lieu de quoi, convaincu d'on ne sait quel talent, il louvoie, il balance, il titube constamment entre mensonge (fiction) et vérité (critique).

Bel exemple d'indécision coupable !

 

Sans toutefois m'ouvrir ses portes, La Chambre noire m'avait guidé vers cette zone de silence (l'écriture) qui m'appelait depuis longtemps, mais que je n'avais pas encore les moyens, la force ou le désir d'affronter réellement. Pour moi (je m'en aperçois aujourd'hui) c'est un lieu de parole que j'essaie de cerner, mais qui m'échappe encore.

Dans l'année qui suivit, j'entrepris, pour la première fois, de dissocier les deux voix que je voulais nouer ensemble.

Ce qui donna naissance à deux livres tout à fait différents, de genre comme d'ambition et de style.

À l'origine de La Chambre noire, comme je l'ai dit, il y avait les six dessins de René Feurer. Écrire un bref récit autour de ces dessins n'avait pas suffi – loin de là – à en élucider l'énigme. J'avais envie d'aller plus loin. D'autant que Feurer, d'abord, se voulait peintre, et qu'il plaçait dans sa peinture la pointe la plus avancée de sa recherche.

Pour comprendre sa peinture, j'entrepris donc de remonter aux sources de l'abstraction (Kandinsky, Malevitch), puis de redescendre le temps jusqu'à nous, en suivant les jalons que Feurer m'avait indiqués (Klee, Rothko, Barnett Newman, Pincemin). Le fil rouge de cette étude, c'était la couleur dont j'analysai l'importance et les présupposés symboliques chez un grand nombre de peintres contemporains.

Le résultat de ce travail, René Feurer : l'empire de la couleur, parut à l'occasion d'une grande exposition que le peintre fit au Centre d'Art Contemporain, à Genève, en mai 1984.

D'autre part, je travaillai sur le journal intime, lisant à peu près tout ce qui s'était écrit sur la question (dont l'inhumain Journal d'Amiel) et désirant montrer combien cette écriture de la " sincérité ", de l'" authenticité " ou de l'" intimité inaltérable " était déjà travaillée, en profondeur, par la fiction.

Qu'il n'y a rien de moins vrai, en d'autres termes, de moins fiable aussi qu'une confession écrite.

Pour concilier (une fois encore) théorie et pratique, j'entrepris de tenir durant toute une année la chronique régulière de mes faits et gestes – et cela moins pour garder témoignage de ce qui n'existe plus (fonction habituelle du journal intime) que pour alimenter le désir de fiction qui nous habite tous, dès lors que nous sommes sujets à (de) la parole.

Expérience passionnante, bien sûr, autant que peu originale (car il existe une tradition du roman intime comme il existe une tradition du roman épistolaire) qui m'ouvrit cependant bien des portes, comme celle du traitement du temps, de l'actualité, de l'" écriture courante " (au sens que Marguerite Duras donne à ce mot).

Le résultat de cette expérience s'appela L'Homme de cendre, un faux journal intime qui se voulait un vrai roman dont la durée (du 18 mars ou 18 décembre, soit 9 mois exactement) mimait la renaissance d'un homme miné par un chagrin d'amour. Par sa structure, il se voulait original, car il commençait par la fin d'un amour (dont il portait le deuil plusieurs mois durant) et s'achevait par une rencontre qui devait être le commencement d'une autre vie.

 

Plus notre héros écrit, plus il s'enfonce dans la complication.

Plus il se pique de vanité (écrire un livre original, excusez du peu) et plus il tourne en rond !

On voit que cette complication d'esprit (faire toujours deux choses à la fois) ne l'a jamais quitté, quoi qu'il en dise, et qu'il est condamné à écrire des faux romans (ou des romans qui sonnent faux) et des propositions critiques qui paraissent de plus en plus fictives.

En cela, notre héros est vraiment symbolique de son temps : indécis, flasque, superficiel, romancier trop mental et intello sans imagination…

Imagine-t-on Malraux, Camus ou Bernanos prisonniers de telles prétentions formelles ?

D'une somme égale d'importance nulle.

 

Que reste-t-il de L'Homme de cendre ?

Beaucoup de vent, bien sûr, mais aussi quelques graines, indiscernables sur l'instant, comme toujours, parce qu'invisibles au regard de l'" auteur ".

Quand un livre est fini, on le livre au public, c'est-à-dire qu'on le brûle, c'est la coutume, pour s'en débarrasser, parce qu'on étouffe sous les mots depuis bien trop longtemps !

On le brûle et parfois, quand le feu est éteint, les cendres vous rattrapent, oui, certaines se dispersent et d'autres s'inscrivent en vous, à votre corps défendant, elles vous brûlent sans mot dire : c'est le début d'un autre livre.

Je croyais L'Homme de cendre enterré, avec, comme toujours, pour moi, un sentiment confus de soulagement et d'insatisfaction.

Eh bien non !

Même dispersé dans l'air, Simon continuait à parler, à respirer, à vouloir faire entendre sa voix…

Cette question des origines était beaucoup trop vaste, trop profonde, trop complexe, pour qu'on la règle en un seul livre.

Il fallait donc remettre l'ouvrage sur le métier.

 

Reconnaissons au moins une qualité à notre héros : il sait se remettre en question !

Les livres s'accumulent (il en a déjà publié cinq), mais il n'est pas plus satisfait de lui qu'à son premier essai, comme si l'essentiel, pour lui, restait toujours à écrire.

 

Trois ans plus tard, je publiai mon plus gros livre, La Mémoire engloutie, le plus touffu et le plus ambitieux de tous ceux que j'avais publiés jusqu'alors.

Plus question, ici, de retracer la vie d'un homme neuf mois durant, minutieusement et presque intimement, comme dans L'Homme de cendre. Non : il s'agissait de suivre tout un parcours, de la naissance à la mort, en remontant même avant la naissance du héros (puisque le roman commençait dans le ventre de sa mère, un soir d'orage et de vendanges, sur la Côte vaudoise).

Le fil rouge (car il en fallait un, d'autant que le roman n'était pas linéaire), c'était celui des premières fois, entendues comme premières expériences (le premier pas, la première cigarette, etc.), mais aussi, au sens freudien du terme, comme Urszene, c'est-à-dire scène originelle – de douleur ou de plaisir – qui sert de modèle au sujet pour le reste de sa vie.

Comme on le voit, cette première fois est déjà double !

C'est à la fois une scène figée dans la mémoire (une image ou un souvenir) et un principe actif qui modulera toutes nos expériences à venir.

À la fois une empreinte et un moule.

 

À la fois, à la fois !

Quand donc apprendra-t-il à parler normalement et simplement, comme les autres habitants de la planète ?

Pour notre héros – comme pour tous les personnages de Sempé – on dirait que rien n'est simple !

Ce qui se conçoit clairement ne s'énonce-t-il pas simplement ?

 

Le héros de La Mémoire engloutie portait le même prénom que celui de L'Homme de cendre : Simon.

Pour la première fois, il était même doté d'un nom propre (Morteau), ce qui, pour moi qui n'arrivais jamais à nommer les personnages que j'inventais, était une vraie révolution. La preuve aussi, peut-être, que j'entrais de plain-pied, pour la première fois, dans le domaine de la fiction pure.

Quand il m'arrive d'y repenser, près d'un siècle plus tard, je crois que La Mémoire engloutie a été mon premier roman, le premier texte que j'aie écrit réellement au singulier, sans volonté démonstrative, ni béquille théorique (hormis la vulgate freudienne), le premier texte, aussi, où j'aie tenté d'écouter jusqu'au bout une voix singulière, de me laisser guider par elle, surprendre et dérouter, plus souvent qu'à mon tour.

Voix singulière et singulièrement nombreuse, car dès qu'on lâche la bride à l'imagination (c'est-à-dire à la langue), les voix et les visages se multiplient, les personnages abondent, on ne sait plus où donner de la plume.

D'où l'impression de foisonnement que donne le livre, de discontinuité et de désordre apparent, et qui a dérouté plus d'un critique : " où l'auteur veut-il en venir ? ", " que cherche-t-il vraiment à raconter ? ", etc.

 

Quoi de plus suisse (au sens zieglerien du terme) que ce goût de l'autoflagellation ?

Et ce dénigrement de la critique !

Si personne ne comprend notre auteur, c'est bien sûr de la faute des autres, les lecteurs ignorants, les critiques paresseux, les universitaires reclus dans leur tour d'ivoire : vieille ritournelle en vérité !

Et notre auteur, ici, fait semblant d'oublier Kundera : " Quant aux critiques en général, il n'y a rien de pire, croyez-moi, que de se heurter à leur silence ! "

 

Publié en septembre 90, La Mémoire engloutie, roman de toutes les naissances, a coïncidé, à quelques semaines près, avec la naissance de ma fille Sarah – mais c'est sans doute une autre histoire.

Deux ans plus tard, je devenais aveugle.

Enfermé dans une vraie chambre noire, mon baladeur sur les oreilles, je rêvais d'un roman qui devait me sauver – ou du moins me guider, pas à pas, vers la lumière du jour qui m'était refusée.

C'est là que j'entrepris Le Voyage en hiver, récit d'un jeune homme qui, en même temps qu'il découvre la vérité de sa naissance, invente sa propre liberté. Roman de facture classique, marqué par le silence de cette chambre noire que j'avais si longtemps appelée de mes vœux et par la musique de Schubert (la Winterreise surtout) qui m'avait tenu compagnie dans l'ombre de ma cellule.

Roman qui, à nouveau, osait dire je.

 

Je, tu, elle ou il…

La tête nous tourne, à la fin, avec tous ces pronoms fictifs !

Il faudrait tout de même savoir qui parle, saperlipopette !

Le lecteur ou l'auteur, les personnages ou les critiques des livres ? Lalangue ? L'écriture ?

L'idéologie ?

 

Et si, justement, la littérature commençait à partir du moment où celui qui écrit ne sait plus à qui il écrit (pas d'adresse arrêtée), ni au nom de qui il écrit ?

 

Encore un sophisme !

Celui qui parle, comme celui qui écrit, est obligé de signer ce qu'il dit : c'est la condition même de sa parole, ici et maintenant.

 

Cela fonctionne pour la parole, peut-être, mais pas pour l'écriture !

Pour écrire vraiment (vous le sauriez si vous aviez véritablement lu ce texte), il faut apprendre à perdre.

Ses théories, d'abord, ses certitudes et ses idées " profondes ", ses intuitions " géniales " – et même ses mots.

 

Voilà le démon théorique qui reprend notre héros !

C'est sans espoir.

Personne ne peut plus rien pour lui…

Et cette manie d'avoir toujours le dernier mot !

 

Le dernier mot ?

Évidemment je vous le laisse.

 

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