Les livres de Jean-Michel Olivier sont disponbles sur Internet:

*

et aux librairies:
Le rameau d'or

Delphica

G. Haldas

 

LES INNOCENTS
  
(Lausanne (CH), Éd. de l'Âge d'homme, coll. Contemporains, 1996, 312 p.)

ŒUVRES

ROMANS
L'Homme de cendre
La Mémoire engloutie
Le Voyage en hiver
Les Innocents
L'Amour fantôme
Nuit blanche

RÉCITS
La Toilette des images
La Chambre noire
La Montagne bleue
L'Enfant secret

NOUVELLES
Le Dernier Mot

ESSAIS
Lautréamont
Virus — de la photographie
L'Empire de la couleur

POÉSIE
L'Œil nu

ENTRETIEN
avec Claude Frochaux

BIBLIOGRAPHIE

CONTACT
jolivier@worldcom.ch

LES INNOCENTS, par Olivier Beetschen, La Revue de Belles-Lettres, nos 3-4. 1997.

Chacun connaît les ravages que la notion de pureté a causés tout au long de l'histoire, et jusqu'à nos jours, dans son désastreux avatar ethnique. L'ouvrage de J.-M. Olivier peut se lire comme une diatribe lancée contre la fascination qu'exerce la pureté sur maints esprits. Chaque personnage du roman permet d'explorer des territoires proches et pourtant méconnus où rôde cette tentation.

Sa présence est débusquée, par exemple, dans les rêves du professeur d'université Louis Dutroux : " La langue est bien malade. Empoisonnée. Comme la littérature du reste. Quand je vois qu'aujourd'hui le monde entier festoie Voltaire. Ou encore Simon Rage, cet apostat. Partout c'est le règne du postiche et du toc. Le triomphe de l'impur. " Qui n'a pas en mémoire quelque discours analogue, entendu à l'époque où le Nouveau Roman, au faîte de sa puissance, prononçait ses exclusions ? Le personnage de Louis Dutroux, zélé partisan d'Alain Grillé, suggère avec pertinence que les décrets d'alors avaient des relents d'autodafés.

Les Innocents, par sa verve burlesque, son goût de l'excès, sa construction baroque est en lui-même une tonitruante attaque contre les formes romanesques desséchées par le trop grand éclat des théories.

Mais la cible principale du livre est sans doute l'intégrisme islamiste. En transposant un fait d'actualité, l'auteur mène en effet une passionnante analyse du fondamentalisme. L'argument de départ est le suivant : Simon Rage doit recevoir le Prix Voltaire en présence des notables du lieu, sur un bateau érigé pour l'occasion en Bateau-Livre. On aura compris que le refus des autorités genevoises d'assurer la sécurité de Salman Rushdie, lorsque que celui-ci s'est vu attribuer le Prix Colette en 1993, n'a pas peu écœuré Jean-Michel Olivier. Dans sa fiction, les milieux islamistes préparent un attentat contre le lauréat. Or chacune des cinq parties du roman s'ouvre sur le monologue intérieur de celui qui est appelé à faire sauter le Bateau-Livre. Ces monologues nous entraînent jusqu'aux racines du fanatisme, au premier rang desquelles se trouve la quête désespérée de la pureté, et la vénération pour ce qui en tient lieu : le Livre, la Parole comme ultime recours contre l'obscénité du monde.

Au-delà des motivations obscures qu'ils révèlent, ces monologues donnent à la parole du terroriste une étrange proximité avec la nôtre, et avec celle de l'auteur. C'est à l'" hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère " que s'adressent les confidences du seul personnage dépourvu de nom. Et la dévotion qu'il éprouve pour l'écrit, la conscience de sa singularité le rapproche à l'évidence de la figure de l'écrivain. Le roman place ainsi le discours terroriste dans le voisinage de notre conscience. Au contraire d'être une indéchiffrable énigme, cette voix gorgée de haine nous paraît familière, et ses fureurs rappellent des chuchotements perçus dans notre for intérieur.

Face à la présence en nous-mêmes des germes de l'intégrisme, l'auteur propose l'antidote du rire. Plutôt que l'attentat, la dynamite de la parodie. Ne retrouve-t-on pas en effet une rage similaire dans les soliloques du terroriste et dans le jeu de massacre auquel se livre Jean-Michel Olivier ? Quelle férocité dans le tableau qu'il peint d'une société en pleine dérive ! Mais sa colère est gaie. Elle montre que le rire permet non seulement de supporter le spectacle de la condition humaine, mais qu'il est, et a toujours été, un levier.

RETOUR HAUT DE PAGE

UN ROMAN EXPLOSIF, propos recueillis par Frank Fredenrich, Scènes Magazine , oct. 1996.

Cet automne, Jean-Michel Olivier publie son neuvième livre : un gros roman sur l'intégrisme et le désir de pureté qui taraude, en secret, chacun de nous. C'est aussi le portrait d'une ville avec des couleurs plutôt vives, ardentes, contradictoires, une ville que l'on croyait connaître et qui devient le théâtre d'un attentat barbare, commis au nom du Livre. Explications.

– Pourquoi avoir choisi Genève comme cadre de votre livre ?

– D'abord parce que Genève est une ville que j'aime. D'un amour très ambivalent, bien sûr, toujours entre l'adoration et le rejet, mais d'un amour profond et vrai. Ensuite parce que pour moi c'est une ville mythique (Calvin, Rousseau, Voltaire, Amiel, Piaget : tous ces fantômes qui nous surveillent !) écrasée par le poids de son histoire et aujourd'hui plus que jamais à la recherche d'un second souffle. Depuis longtemps je désirais en faire un personnage de roman, un peu comme Dublin dans Ulysses de Joyce, avec ses quais, ses banques, ses petites rues, ses remparts silencieux, ses bastions. Le déclic a été, il y a trois ans, la " non-venue " de Salman Rushdie à Genève où il devait recevoir le Prix Colette. Comme tout le monde, à l'époque, j'avais été scandalisé par cette affaire et je me suis demandé comment cette ville que j'aimais pouvait manquer à ce point de courage en fermant ses frontières à un écrivain condamné à mort et traqué dans le monde entier. Alors j'ai simplement voulu récrire l'Histoire ! En imaginant que Rushdie venait vraiment recevoir son Prix – mais une année plus tard, en 1994, le 21 novembre, jour où Voltaire a trois cents ans.

– En Rushdie, est-ce le romancier ou l'homme victime de la fatwa qui vous intéresse ?

– Pour moi, l'homme et le romancier, ici, sont indissociables : c'est d'abord parce qu'il écrit – et surtout des romans – que Rushdie fait scandale, comme Rousseau ou Voltaire avant lui. Si l'on attaque une religion par une polémique ou un blasphème, les gardiens du temple peuvent aisément la défendre sur leur propre terrain, et avec leur propre langage. Mais le roman, pour eux, c'est une autre planète ! " Un infernum, comme l'écrit Kundera, où la vérité unique est sans pouvoir et où la satanique ambiguïté tourne les certitudes en énigmes. " Voilà pourquoi, aux yeux des fanatiques, Rushdie est tellement dangereux. Voilà pourquoi aussi, à mes yeux, c'est une figure emblématique de l'écrivain moderne.

– Vous peignez un tableau plutôt noir de Genève et de ses habitants : pourquoi ?

– Dans mon esprit, le tableau est contrasté, avec des personnages qui donnent dans l'outrance, c'est vrai, et pas franchement sympathiques, comme Dutonneau, l'écrivain du terroir, et Dutroux, le professeur d'Université, mais aussi des personnages à la recherche d'eux-mêmes, comme le pasteur qui interroge son désir d'images ou la belle Marie qui, enceinte, s'apprête à refaire sa vie. L'idée, c'est de montrer leurs zones d'ombres et de lumières, à tous ces personnages, sans préjugés, en suivant les méandres de leur vie.

– Parlez-nous des figures féminines…

– Il y en a quatre principales : la journaliste de télévision, Marie Parmentier, la comédienne Dora Sange et Claire la libraire. Celle-ci, bien sûr, vit dans les livres et se définit elle-même comme une passeuse (d'idées, de forces, de désirs). Dora Sange, en tant que comédienne, est plutôt du côté de l'image. Elle se demande pourquoi les hommes la vénèrent et quelles images ils projettent sur elle. Solange-Isabelle Court (disons SIC, pour abréger), la présentatrice-vedette de la télévision, est aussi prisonnière de l'image : mais d'une image narcissique d'elle-même qui lui échappe sans cesse, et qu'elle n'arrive pas à contrôler. Quant à Marie, la femme adultère, elle vit son corps comme un champ d'expériences et de plaisirs : littéralement, son désir est sans fin, sans limite, sans interdit. C'est un personnage que j'aime beaucoup, d'abord parce qu'elle a une approche intuitive de la vie, qu'elle vit avec grâce, et aussi parce qu'elle ose aller au bout de ses désirs.

– Quelles réactions attendez-vous des Innocents ?

– C'est un livre excessif, dans tous le sens du terme, et peut-être même insupportable, qui risque de choquer pas mal de gens (surtout en Suisse romande où l'autocensure est si forte). Pour la première fois, j'ai voulu explorer une poignée de personnages dans leurs recoins les plus obscurs, les plus troubles, les plus inacceptables. Dutonneau, l'écrivain du terroir, je l'ai poussé dans ses derniers retranchements, là où l'amour de la terre rime avec rage nationaliste, et haine de l'autre. Idem pour mon appointé de police, Joseph Bâcle, extrémiste de l'ordre établi. Ou encore pour Louis Dutroux (aucun rapport avec le pédophile belge !) qui cultive, quant à lui, un purisme dangereux de la langue. Ce que j'essaie de montrer, sous la forme d'une fable, c'est que ces intégrismes (qui sont tous des désirs de pureté) se rejoignent aujourd'hui de manière extrêmement perverse, et qu'il faut faire très attention. Le pire que je puisse espérer, avec ce livre un peu provocateur, c'est qu'il ouvre un débat. Pas tellement sur la forme de tous les intégrismes d'aujourd'hui, que sur notre manière de réagir face à eux. Nos silences et nos peurs : notre complicité tacite.

– Beaucoup de personnages, dans votre livre, portent des masques facilement reconnaissables : Guillaume Hier, par exemple, fait penser à Guillaume Chenevière, le patron de la TV, Laurent Vessie à Alain Vaissade, etc. Est-ce une attaque personnelle ?

– Vous avez raison de poser la question : dans mon esprit, ces noms fonctionnent comme des " effets de réel ", des sortes de repères spatio-temporels (on est à Genève en 1994). Ce sont des clins d'œil à des personnalités existantes, bien sûr, et aussi au lecteur, mais ce ne sont que des clins d'œil. Car en suivant les personnages dont vos parlez on s'aperçoit bien vite qu'ils ont peu de choses en commun – sinon rien – avec leur " modèle ". Il n'y a donc aucune attaque personnelle, ni aucun règlement de comptes. C'est une manière, pour moi, d'évoquer la vie genevoise en lui donnant un semblant de réalité.

– Quelle part de vous-même y a-t-il dans les personnages ?

– Bonne question ! Si je veux être honnête, je dirais que cette part est immense, et pour chacun des personnages, que j'ai nourri de mes angoisses, de mes questions et de mes doutes, et aussi de mon propre rêve de pureté (car chacun porte un intégriste en soi, un tyran sans visage, un représentant muet de la Loi). Pour parodier Flaubert, je dirais que Marie Parmentier, c'est moi ! Mais aussi le flic Bâcle ! Et l'écrivain Paul Soufre ! Et la belle journaliste ! Et bien évidemment la comédienne ! Comme vous voyez, ça fait beaucoup de monde, surtout pour un seul homme. Alors imaginez quand ils parlent tous à la fois !

 

RETOUR HAUT DE PAGE

HÉNAURME ! JEAN-MICHEL OLIVIER MET EN BOÎTE L'INTELLIGENTSIA LÉMANIQUE..., propos recueillis par Laurent Nicolet, Construire, no 42, 16 oct. 1996. p. 43-44.

L’élite intellectuelle et politique genevoise vient de se prendre un joli et rude sarcasme dans la figure : Jean-Michel Olivier, qui a déjà publié une dizaine d'ouvrages aussi bien en Suisse qu'en France. sort un roman en forme de pamphlet violent. Qui met en scène, à l'occasion de la remise du Prix Voltaire, politiciens, journalistes, écrivains, juges et avocats du bout du lac sous des noms à peine déguisés. Et à leur grand désavantage.

Genève, ville mortifère, coincée entre " une fontaine et un mur " (le jet d'eau et les Réformateurs), grouillerait d'hommes et de femmes véreux, mesquins, obsédés par le sexe et la gloire, rongés par les jalousies et les rancœurs les plus sordides. Et dont les discours lénifiants cacheraient en réalité des conceptions rétrogrades et fanatiques.

Vous voulez des noms ? En voici : le maire écologiste Laurent Vessie, qui passera l'intégralité du roman dans les tuilettes et verra se peau se couvrir de pustules. victime d'un abus de nourritures politiquement correctes et de son obsession de l'assainissement : assainir la ville, les films, les trottoirs, et bientôt les livres. Michèle Grave, " courtaude et mamelue ", cheffe du Département de l'instruction publique, qui semble n'avoir en tête que de culbuter sa secrétaire.

SlC (autrement dit Solange Isabelle Court, présentatrice du 20 heures, " grande prêtresse du lieu commun " formée à l'école américaine et qui, drapée dans la certitude que l'information passe avant tout, s'extasie de posséder plus de pouvoir que n'en ont eu Staline et Hitler réunis.

Ses supérieurs, Guillaume Hier, directeur de la TV, et Ray Vuilloz, directeur des programmes, ne sont guère mieux lotis : l'un est un couard avéré, qui se cache sous les tables à la moindre occasion, l'autre un arriviste aux mains baladeuses et aux manières sordides. Simon Igloo encore, tête pensante des Echos – " le seul journal suisse d'audience internationale " – que ses obligations conduisent contre son gré à fréquenter la populace, manquant ainsi " sa traditionnelle partie de bridge du lundi soir ".

On trouvera aussi l'actuel directeur de La Rumeur (grand quotidien genevois fondé en 1879). Remi Moyen, 1 mètre 40, " caliborgne et quinteux ", qui tente en vain de se faire expliquer les subtilités de l'affaire du foulard islamique par l'ancien directeur du même journal, Daniel Lecors, converti en moine exalté.

La justice n'est pas épargnée : le juge Parmentier est affublé d'une femme nymphomane, et terrorisé par l'idée de liberté au point de rêver d'un coup d'Etat qui utiliserait le stade des Charmilles pour parquer, à la Pinochet, tous les subversifs que compte la République : " Vu l'état du terrain, ce n'est pas bien dommage ", commente sobrement Parmentier.

Et puis, il y a les écrivains : Émile Dutonneau, d'abord, l'auteur du terroir, qui a obtenu un prix fameux à Paris dans les année septante, un prix qu'il a fêté par une semaine de beuveries, avant de. s'enfermer les années suivantes, devant l'insuccès grandissant de ses livres, dans un régionalisme obtus et militant : "Aujourd'hui il n'y a plus de racines. Plus de patrie, plus de principe sacré ! Partout, comme dans un chaudron infernal, on mélange les races et les cultures ! On se saoule de voyages !... et demain, en vertu des mêmes principes, il n'y aura plus de place, ici, pour les défenseurs courageux de notre patrimoine ! Qui chantera l'âpre beauté du Salève ? Les premiers edelweiss du Cervin ? Le soleil qui se couche sur Zermatt ? "

Alain Grillé ensuite. Son contraire, pape de l'avant-garde et du nouveau roman, qui bénéficie du soutien fanatique de l'Université. Paul Soufre, enfin, l'ennemi héréditaire du premier, dont la bienveillance n'a d'égale que la grisaille. Tout ce petit monde se retrouve sur une librairie flottante, le Bateau-Livre, pour assister à la remise du Prix Voltaire.

Un prix qui revient, à la consternation générale – mais personne n'ose le dire, sauf Dutonneau, lui-même candidat – à Simon Rage, un écrivain internationaliste qui vit à Londres et se cache : il a été condamné à mort par les intégristes religieux, les mouvements féministes et les défenseurs des animaux.

On attend à Genève la venue de Rage, tandis qu'un terroriste se balade avec une bombe cachée dans une corbeille de fleurs. Tout cela finira dans la honte, la médiocrité et la confusion, unissant les personnages dans une même dérive " raciste, populiste, nationaliste… à l'image de notre époque éprise de pureté. "

" Mes attaques ne sont pas personnelles "

Jean-Michel Olivier, vous présentez les notables genevois sous des dehors très violents et caricaturaux. Par exemple, le directeur de la Télévision et son chef des programmes apparaissent comme des types tout à fait répugnants, sous des noms à peine déguisés. Pourquoi cette manière de faire ?

– Je voulais qu'on puisse avoir des points de repère très précis, que les gens puissent s'y reconnaître. Le livre fonctionne par allusions ou clins d'œil. Il y a très peu de choses en commun entre le personnage de fiction et son modèle réel. Il ne faut pas y voir un règlement de comptes, ni des attaques personnelles. Par rapport à la Télévision. j'ai fait du couple Guillaume Hier-Ray Vuilloz un couple infernal : le patron et son adjoint qui veut être calife à la place du calife. C'est un peu exagéré, un peu BD et machiavélique. C'est vrai que ces deux-là sont toujours en train de courir après le grand public, d'essayer d'augmenter le taux d'audience. Mais je ne les connais pas personnellement. L'idée, c'était de taire une sorte de photographie assez vive, précise et colorée de la société genevoise de cette fin de siècle. C'est évidemment un peu outré. Les personnages sont présentés jusqu'à l'extrême de leurs délires, de leur logique, qui est celle du puritanisme et de la pureté. La logique de l'intégrisme. en fait, qui repose sur un fanatisme jusqu'au-boutiste : j'essaie d'aller au bout de cet extrémisme-là.

– A vous lire, tout le monde à Genève semble détester les livres. Sauf le terroriste chargé d'assassiner l'écrivain Simon Rage...

– Le point de départ du livre est un fait réel : la non-venue, à Genève, de Salman Rushdie, il y a trois ans, quand il a reçu le Prix Colette. C'est un événement qui est passé inaperçu et sur lequel on a glosé rapidement et vainement en disant que Genève n'avait pas les moyens de le protéger. En réalité, cette non-venue arrangeait beaucoup du gens pour qui la défense de la littérature, la défense d'une certaine forme de liberté, est quelque chose de presque dangereux. Ça ressortait très clairement des discours qui ont été prononcés à cette époque. Puis, mon livre à peine terminé, il y a eu l'assassinat de Rabin. J'ai vu ça à la télévision aux États-Unis et quasiment en direct. comme beaucoup de spectateurs. Outre l'événement dramatique et ses terribles conséquences pour Israël, j'ai été fasciné par l'assassin. C'est quelqu'un qui avait été élevé dans la religion du Livre, avec une véritable fascination pour tout ce qui est écrit. C'est ce paradoxe qui m'intéressait : comment résoudre ce conflit intérieur propre à la plupart des intégristes de tendance religieuse pure et dure, élevés dans la religion du Livre, la Bible, le Coran ou la Thora, et qui n'hésitent pas à se muer en assassins, à tuer même parfois des écrivains. Quant à la haine du livre dont font preuve les notables genevois, elle est dans la logique de leur extrémisme : le politicien écologiste, par exemple, déteste les livres pour des raisons économiques et écologiques – la mort des forêts. Le juge, lui, en a peur pour des raisons morales : par l'intermédiaire d livre, il y a toujours des idées dangereuses qui peuvent se développer. J'ai essayé à chaque fois de me mettre dans la peau de mes personnages qui trouvent toujours de bonnes raisons de ne pas acheter de livres, de les brûler ou de les mettre au rancart. On se méfie souvent de ce qu'un livre peut apporter comme poison et comme remède. C'est pour cela que le livre est fascinant : Il est un poison et un remède : une vérité et un risque de mensonge.

– Nombre d'écrivains romands ont été vexés par l'attribution du Prix Colette à Rushdie. Votre écrivain local, Émile Dutonneau, dont la première partie de la carrière ressemble étrangement à celle de Chessex, est outré par le choix du Prix Voltaire. Quelle vision avez-vous de l'écrivain de terroir an général ?

– Il y a une sorte de destin de l'écrivain suisse romand à être confiné dans ses limites. Ça commence avec Rousseau. Puis, tout le XIXème siècle est riche d'écrivains suisses montant à Paris. Plus près de nous, voyez Ramuz, dont on connaît les mésaventures parisiennes, la vie misérable et ce désir de se faire reconnaître comme écrivain français à part entière par le microcosme parisien. Avec ensuite le retour en Suisse, qui est un peu le retour d'une guerre perdue. Ce qui aboutit à une littérature plus locale, plus régionale. C'est un thème que l'on retrouve chez Barilier quand il a publié en 1989 son pamphlet : Soyons médiocres ! Essai sur le milieu littéraire romand. Bref, chaque personne qui écrit en Suisse romande est confronté tôt ou tard à cette question : l'ouverture des frontières. Ce que je critique, c'est cet esprit de terroir comme refus de l'ouverture sur l'extérieur, sur l'étranger, sur la France, et cet espèce de repli sur soi, qui est un repli orgueilleux débouchant souvent sur un amour un peu trouble de la terre, de la pureté, du sang, de la race.

– " Dernier des Mohicans ou dernier des cons ", écrivez-vous, à propos de l'écrivain local...

– Il faut bien reconnaître que la littérature du terroir, c'est essentiellement le courant vaudois. Il y a chez les Vaudois un sentiment que leur canton est le centre véritable de la Suisse française. Ce qui n'appartient pas au centre est rejeté dans les bords et dans les marges. Je n'ai aucune haine particulière contre cette littérature-là. Mais ce que je dénonce, c'est un extrémisme du terroir : le danger des extrémismes régionalistes qui ont pour conséquences des situations du type de celle de la Yougoslavie. Ce chacun pour soi, ce nationalisme. je le répète. se retrouve surtout dans le canton de Vaud. Ce n'est pas pour rien d'ailleurs qu'on l'appelle " le Pays de Vaud ". Ce qui implique une idée de nation, qui n'existe ni à Neuchâtel ni en Valais ni à Genève.

– On dit pourtant République de Genève...

– Oui, mais Genève est encerclée par la France, avec des échanges constants. C'était vrai déjà avec Rousseau. Ça l'est toujours avec quelqu'un comme Nicolas Bouvier aujourd'hui. Je vois deux grands courants : la Suisse sédentaire, caractérisée par 1es auteurs du terroir, pour qui la vérité est dans la terre et ses racines. Et puis la Suisse nomade, qui voyage, représentée par des gens sans cesse en quête d'eux-mêmes, comme Cingria ou Albert Cohen. Personnellement. je me sens plus du côté du nomadisme que de la sédentarité.

– La séparation entre les nomades et les sédentaires se retrouve-t-elle, selon vous, dans ce mépris réciproque que se vouent ceux qui publient à Paris et ceux qui publient en Suisse ?

– C'est une guerre au couteau ! Et une situation insoluble. Il y a une ambition tout à fait légitime chez l'auteur romand à avoir une audience qui dépasse la Suisse romande. Cette frontière qui sépare la France de la Suisse est ridicule : on écrit dans la me. me langue. Il n'y a que de très infimes différences entre le français tel qu'on le parle à Paris et à Neuchâtel.

– Avez-vous pensé à la réaction des gens connus que vous critiquez ?

Mes attaques ne sont jamais des attaques personnelles. J'espère donc que les réactions se focaliseront plutôt sur le fond : l'extrémisme, le puritanisme, le désir et le délire de pureté, qui sont l'obsession de nombre de mes personnages.

– Tout de même ! Que va penser Martine Brunschwig-Graf en se voyant représentée en train de courtiser sa secrétaire ?

– Le vrai et le faux sont mêlés ici de manière inextricable. Le roman souvent n'a rien à voir avec la réalité connue. Je voulais montrer une ville à la fin d'un siècle, à la fin d'un cycle, montrer qu'il y a quelque chose qui est en train de finir et quelque chose d'autre qui se prépare. Montrer une fatigue, une lassitude, des blocages, des réserves. Montrer une ville en conflit aussi. Pour reprendre le cas de la cheffe du Département de l'Instruction publique, on se trouve là devant un conflit qui prend des proportions malheureusement de plus en plus énormes.

– Vous pensez à quoi? À un excès de libéralisme apporté dans l'enseignement public ?

– Cette femme tient de plus en plus des discours de chef d'entreprise, ce qui est d'ailleurs sa formation de base. Même si une privatisation de l'enseignement public ne se réalisera jamais, on sent toujours planer une menace dans ce sens. Ce modèle du libéralisme sauvage, pour moi, marque le fin de quelque chose. On est arrivé au bout de l'expérience capitaliste, libérale, qui est nécessairement achevée et a montré ses limites : il faut donc inventer quelque chose d'autre. Même en Suisse, tout commence à se fissurer un peu partout. Il y a des risques d'explosion sociale non négligeables. Le système est en train de toucher à l'aberration : licenciements massifs d'un côté et bénéfices colossaux des banques dans le même temps. Ce genre d'aberration ne peut être toléré indéfiniment et ne le sera pas, j'en suis sûr.

 

RETOUR HAUT DE PAGE