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Carlo
Brandt
Jacques
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Pascal
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Pincemin
Philippe
Sollers
CARLO
BRANDT
EN
MARGE DE DOM JUAN : LA DOUBLE VIE DE CARLO B.
Minuit.
Hôtel Lutétia. La radio diffuse une version poussiéreuse
de Love For Sale. Sur fond de saxophone, son instrument
fétiche, Carlo Brandt nous parle de ses projets, du théâtre
et de la musique, de Sganarelle et Dom Juan qui vont se retrouver,
très bientôt, sur le plateau de La Comédie.
Travail
non stop pour Carlo Brandt qui, à peine achevées
les représentations de Dom Juan, enchaîne
avec le tournage du nouveau film de Marcel Schüpbach (avec
Marie-Luce Felber), dont la sortie est prévue pour le mois
de novembre. Avant de reprendre du collier à La Comédie,
pour une reprise de Dom Juan.
Après
L'oiseau vert, dans lequel il jouait le souverain malheureux
(" Personne ne m'aime, c'est dégoûtant! "),
après Le sexe faible, Carlo Brandt prête
sa voix et ses gestes à Sganarelle. Silhouette cassée,
tourmentée, sans cesse en extase devant son maître,
mais habitée sourdement par la peur.
À
chaque fois, Carlo Brandt a retrouvé Benno Besson.
Comment
se passe l'approche de Dom Juan ?
Avec Besson, on travaille sous hypnose. C'est le seul metteur
en scène que je connais qui fasse travailler ses comédiens
à l'oreille. Tout se fait à l'écoute. Le
comédien propose quelque chose. Attentif à l'extrême,
Besson reprend l'intonation et guide le comédien vers une
autre intonation, qu'il essaie à son tour. Tout va très
vite. Tout est très électrique. C'est une sorte
de va-et-vient entre Besson et le comédien.
Besson
est-il le seul à travailler de cette manière ?
Claude Stratz travaille aussi comme ça. Tout va très
vite dans sa tête. Il stimule sans cesse le comédien
pour qu'il cherche autre chose : l'étincelle, l'explosion.
L'incandescence... Au contraire de beaucoup d'autres metteurs
en scène qui ont des rythmes de travail assez lents, pour
ne pas dire plus, et qui passent tout leur temps à tâcher
d'expliquer la psychologie de telle ou telle réplique...
Benno
Besson n'a pas la réputation d'être un
grand théoricien. Tout au plus aime-t-il, selon ses
termes, " trafiquer des idees ". Son travail
porte avant tout sur l'analyse des rapports entre les personnages.
Sur le ton à donner aux répliques échangées.
Les répliques, c'est le concret. C'est un jeu de rapports
qui se trouvent à l'oreille. Avec Besson, avec Stratz,
j'ai l'impression de redécouvrir une palette d'émotions
et de musique, de manières de dire les choses, une intonation
qu'on a perdue dans la vie de tous les jours. On a perdu la musique
de nos paroles. Et la grande force de Besson ou de Stratz, c'est
d'aller débusquer ces musicalités perdues.
Mais
à sans cesse répéter le texte et les gestes
d'un autre, le comédien ne court-il pas le risque de céder
à une sorte de vertige ?
Imagine cette folie pendant huit mois, tu entends chaque jour
la même voix qui te parle, pendant huit mois, tu es bombardé
par toutes ces voix, par cet espace qui s'agite autour de toi,
par ces costumes, par ces couleurs... Tu reçois malgré
toi une foule d'informations qui apparemment ne sont pas importantes.
Mais petit à petit, cela te donne une force extraordinaire.
Et tu peux te fonder sur cet automatisme, qui n'est pas mécanique,
mais au contraire organique...
Carlo
Brandt est un habitué de La Comédie. Ressent-il
une différence entre les premiers rôles qu'il a joués
sous la houlette de Besson et celui de Sganarelle, qu'il tient
aux côtés de Philippe Avron ?
En répétant le travail avec un metteur en scène
on se forge des acquis. De plus, on pénètre un peu
mieux son langage. On arrive plus vite au cur d'une scène
ou d'une situation. Si, en plus, on travaille très vite,
cela devient comme de l'orfèvrerie : il s'agit uniquement
de régler les détails. Mais même lorsque tout
est réglé, même lorsqu'on touche au but, on
arrive rarement à être pleinement satisfait. Il faut
chercher une autre intonation, une altération, une nouvelle
rupture à donner à telle scène...
Carlo
Brandt aura toujours mené une double vie. Sinon une triple
vie. À son métier de comédien s'ajoutent
ceux d'écrivain et de musicien. Pour tous ceux qui l'ignoreraient
encore, Carlo Brandt anime le meilleur groupe rock genevois, Pavillon
B, au sein duquel il chante et joue du saxophone.
Quels
rapports Carlo Brandt entretient-il entre ses différentes
vies ?
-
J'utilise l'une pour l'autre. Les rapports avec le public rock
Sont plus paroxystiques qu'au théâtre. Il y faut
davantage d'énergie. Et une énergie d'une autre
nature. Mais cette énergie, je l'utilise aussi au théâtre.
Je chante en italien, en anglais, en français... Mais c'est
plutôt de la scansion. C'est pas du bel canto! La
musique est un support fantastique pour dire des choses qui, au
théâtre, ne passeraient pas. J'utilise le texte comme
un véritable instrument, un instrument qui aurait du sens...
Est-ce
Benno Besson qui a opté pour la voix acide et aigrelette
de Dom Juan et celle, plus profonde, de Sganarelle?
Pour Sganarelle c'est venu tout seul, petit à petit. Cette
peur existentielle de tout, de la punition, du Ciel, de la médecine.
il porte tout le poids du monde sur ses épaules. Il sent
une force du Mal, mais il cède devant son maître
lorsqu'il l'entend parler. Il y a une complicité terrible
entre les deux personnages. En fait, c'est Dom Juan qui provoque
continuellement Sganarelle. Pour exorciser sa peur. Il se décharge
sur lui. Mais l'un ne peut évidemment pas vivre sans l'autre.
En plus, ils ont besoin l'un de l'autre pour s'écouter
!
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JACQUES
DERRIDA
ARTAUD ET SES DOUBLES.
Écrivain,
professeur à l'Ecole des Hautes Études de Paris,
Jacques Derrida est le philosophe de toutes les urgences. On lui
doit entre autres la création, en 1983, du Collège
international de philosophie et plusieurs prises de position remarquées
en faveur des Droits de l'Homme. On se souvient encore de son
arrestation, en décembre 1981, à Prague, alors qu'il
était venu apporter son soutien aux signataires de la Charte
77. Plus récemment, il a été l'initiateur,
avec Dominique Lecoq, d'un volume d'hommage à Nelson Mandela.
Son œuvre, singulière entre toutes, se situe au croisement
de la littérature, de la philosophie et de ce qu'il est
convenu d'appeler « les sciences humaines » (anthropologie, psychanalyse,
linguistique). Hanté depuis toujours par la figure d'Artaud,
il y revient aujourd'hui, dans un texte lumineux qui ouvre les
Dessins et portraits.
Près
de quarante ans après la mort d'Antonin Artaud paraissent,
chez Gallimard, ses Dessins et portraits. Pourquoi
une publication si tardive ?
Jacques
Derrida : Certains de ces dessins et portraits ont été
présentés dans des expositions très dispersées.
Personne n'avait accès, jusqu'ici, à l'œuvre peint
et dessinée d'Artaud dans son ensemble. L'initiative d'un
éditeur allemand, Schirmer-Mosel, a permis d'engager ce
travail. Paule Thévenin, mieux que quiconque. était
à même de présenter cet ensemble et de publier
ces Dessins et portraits. Elle m'a proposé de m'associer
à elle. Il y a déjà trois ans, la chose a
été engagée avec l'éditeur allemand.
Gallimard a jugé qu'il était important d'assurer
aussi l'édition française. J'ai d'abord été
paralysé. Je ne me sentais pas capable de me mesurer à
cette chose. Et puis, lorsque j'ai cru pouvoir discerner et suivre
le fil du subjectile...
Antonin
Artaud commence à dessiner autour de 1918, tandis qu'il
séjourne dans un établissement psychiatrique, près
de Neuchâtel. Mais sa plus importante production graphique
date de son internement à Ivry, puis à Rodez. Voyez-vous
un lien entre cette réclusion et la naissance du dessin
?
Ce
lien m'apparaît mieux maintenant. En particulier pour les
dernières années. Pendant ces moments de réclusion,
Artaud remet violemment en question non seulement le monde social,
psychiatrico-policier, qui a rendu possible son internement, mais
aussi, indissolublement lié à cette domestication,
il y a tout ce qui est en jeu dans ses dessins : les normes de
l'art, l'autorité du bien-dessiner, le système des
Beaux-Arts (ce qu'il appelle aussi le « principe du dessin »).
En tout cas, ce qui donne à l'histoire de l'Art son unité
normative, en quelque sorte. D'autre part, c'est dans l'expérience
des dessins qu'il détruit l'autorité du langage
articulé pour passer à la glossolalie. La grammaire,
la syntaxe, la langue française (tout ce qui régente
un certain type de langage littéraire) sont violemment
remises en question. Dessiner, pour lui, ce n'est pas seulement
représenter par des traits quelque chose, c'est aussi soumettre
la langue elle-même à une sorte de tremblement de
terre.
Vous
montrez dans votre texte que le dessin ne prime jamais — ou du
moins ne précède pas l'écriture. Mais que
l'un et l'autre sont indissociables. Bien souvent, le dessin naît
des mots, mais à la différence du texte, il reste
intraduisible...
Le
dessin est intraduisible parce que personne ne songera à
traduire le dessin d'une langue à l'autre. D'autre part,
il est intraduisible parce que le dessin met en scène des
mots, des formes graphiques liées à une langue,
ou à la glossolalie, qu'il n'est pas question, bien sûr,
de traduire. L'édition allemande traduit les textes, les
notes, les légendes des dessins, mais on ne songera pas
à traduire les mots qui sont encartés dans les dessins.
Donc, pas plus que la glossolalie, le trait n'est à traduire.
Ce qui veut dire qu'il n'appartient pas à la langue au
sens courant, et qu'aussi bien il forme l'idiome d'Artaud. L'expérience
de la glossolalie, chez Artaud, c'est l'expérience de l'intraduisible.
La glossolalie nommait aussi une langue prophétique immédiatement
intelligible par l'univers entier. Mais il est aussi remarquable
que, dans ses derniers moments, lorsqu'il interrompt le dessin
par la glossolalie, ou bien dans les moments où il renonce
à décrire la peinture de Van Gogh, il se sent contraint
de passer à la vocifération glossolalique. Cela
met en évidence le caractère phonique, musical.
orchestral, de la peinture : à ses yeux, le dessins doit
toujours s'entendre.
La
peinture, dites-vous, est une affaire de sonorité, de timbre,
d'intonation, de tonnerre ou de détonation. Est-ce qu'on
peut dire que la peinture donne à voir une force
?
Oui,
mais quand elle y réussit, c'est à la condition
que le passage à la lumière ou au trait ne soit
pas l'apaisement de la force dans la forme. Il y a constamment
chez Artaud un conflit entre la force et la forme, conflit qu'il
essaie de trancher en faveur de la force. La visualisation de
la force est à la fois une nécessité et un
risque pour la force. Car la force, c'est d'abord ce qui résiste
à la mise en scène, c'est-à-dire à
la représentation, à la visibilité. Ce que
cherche Artaud, c'est une visibilité qui ne soit pas une
répression de la force. Et qui laisse, si j'ose
dire, sa force à la force.
Ce
qui est frappant, c'est qu'à l'origine de ce qu'Artaud
écrit sur le théâtre, il y a une image, le
tableau de Lucas Van den Leiden, Les Filles de Loth. Or
ce tableau figure un immense séisme, l'explosion d'un feu
central. Vous montrez que ce tableau emblématique doit
autant, sinon davantage à l'oreille qu'à l'ouie.
Oui,
il traduit quelque chose qui est de l'ordre de l'ouïe. Et
en même temps, il marque le tonnerre. J'ai essayé
de montrer que ce motif du bombardement, de la détonation,
de l'intonation, du ton, donnait non seulement
tout le texte d'Artaud, mais en particulier ses textes sur ou
dans la peinture. Le schème de ce qui est jeté,
du projectile qui détonne, qui explose comme la foudre.
Ce que j'ai essayé d'analyser du subjectile a rapport avec
ce mouvement du jeter. « Avant » le sujet, avant l'objet,
avant l'être lui-même, il y a cette projection, ou
cette jetée.
Si
l'on revient au théâtre, est-ce qu'on trouve, chez
Artaud, le souci de capter et de dompter une force, afin de la
mettre en scène ?
Oui,
sans cesse, il s'agit de la libération d'une force que
l'on désassujétit, qu'on libère des formes
représentatives qui en général contraignent
la tradition classique de l'Occident. Dans laquelle la forme,
comme le texte, ou le langage grammaticalisé, dominent.
Artaud a tout fait pour libérer ces forces de l'assujettissement
au texte, en transformant les mouvements théâtraux
en une écriture hiéroglyphique faite de gestes,
d'intonations qui ne tombent pas sous la loi du discours apaisé
du sens, de la normalité : c'est-à-dire du texte.
Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait pas de texte chez Artaud.
Au contraire, le texte est fait de ce hiéroglyphe du corps,
de la danse, du déplacement dans l'espace — c'est-à-dire
d'une écriture des forces.
Or
cette « force sombre » ne lui appartient pas. Au contraire, elle
le dérobe à lui-même. Cette force est un envoûtement.
Un sort qu'on lui a jeté. Dans quelle mesure peut-on parler
ici d'« aliénation », c'est-à-dire d'un combat
et d'une emprise constante de l'Autre ?
Beaucoup de ses dessins, en effet, sont des sorts ou des contre-sorts.
Le dessin a pour finalité de conjurer des puissances mauvaises,
malignes, des succubes ou des incubes qui viennent, par-dessous
le lit, dévorer l'homme et s'emparer de sa force physique.
Par exemple, quand il perfore ou qu'il brûle ses dessins,
il le fait souvent pour conjurer un sort. Et ces dessins, à
leur tour, deviennent des sorts jetés. Peut-on parler d'aliénation
pour autant ? Je me servirai de ce mot avec prudence. L'aliénation
suppose qu'il y a un sujet, et que le sujet est dépossédé
de ce qui lui est propre. Or, tous ces mouvements de force, du
sort jeté, sont en quelque sorte antérieurs à
la constitution d'une subjectivité. Le sujet se constitue
ou s'identifie à partir de ce vol. Le sujet lui-même
est volé. C'est à partir de cette expropriation
que le sujet s'institue. Ce qu'Artaud veut faire, ce n'est pas
reconstituer un sujet non aliéné, mais revenir à
une scène plus originaire, qui a à voir avec la
naissance et le simulacre de nom propre qui permet à la
société d'identifier les sujets. Il faut revenir
en deçà de cette scène de l'aliénation
: c'est la « scène du subjectile » que j'essaie d'analyser
dans le livre.
Ce
qui frappe, dans ces dessins, c'est à la fois le combat
douloureux et l'étrange respect qui entoure la figure humaine.
Pourquoi ?
Le
portrait, chez Artaud, n'est pas un exemple parmi d'autres dans
la série de ses dessins. Vous avez raison de le dire qu'il
y a une sorte de guerre autour du visage. La défiguration
n'est pas destinée à retrouver le vrai visage d'avant
l'expropriation dont nous parlions tout à l'heure, mais
une vision de ce combat qui se déchaîne dans le visage
lui-même à travers ses orifices : les yeux, la bouche,
le nez, les oreilles. Toute cette attention aux trous du visage
est aussi chez lui une dramaturgie de l'excrétion, de la
naissance. Qu'est-ce qui se passe ? Ces vols auront lieu dans
des trous. Dans le visage, c'est autant l'orifice, ou les bords
de l'orifice, que les formes mêmes. D'autre part, cette
passion pour le visage n'est pas sans rapport avec toute la tragédie
d'Artaud autour de l'identité, du nom propre, ou de son
propre nom. C'est autour de la scène du nom propre que
l'enfermement a lieu. Il accuse sa famille de l'avoir, en l'enfermant,
convaincu d'être Dieu, et, par une ruse sublime,
il assume cette conviction. il dit à plusieurs reprise
« J'ai été prévenu (au sens de l'avertissement
et du code judiciaire) d'être Dieu. Vous m'avez convaincu
d'être Dieu, et je suis Dieu. Mon nom est le nom de Dieu.
» Cette scène est lisible dans ce qu'Artaud fait du visage
et cherche dans le visage des autres.
Artaud
rêve d'une langue dans laquelle écriture, musique,
couleur et dessin ne se départiraient plus. Mais, pour
accéder à cette langue, il faut mourir au monde
et renoncer au langage articulé. Artaud a-t-il touché,
ou seulement approché cette langue ?
On
a le sentiment de cette approche non seulement dans les glossolalies,
dans un idiome qu'il réinvente. Mais même dans ses
textes apparemment respectueux de la syntaxe française,
on sent affleurer une autre langue. La manière dont il
fait déraper la grammaire, ou lorsqu'il joue avec les sonorités,
indépendamment des nécessités sémantiques
courantes, tout cela le prouve à l'évidence. Sous
la langue qu'on croit qu'il parle, il y a une autre « langue
sous arbre ». Cette autre langue, on peut l'entendre dans
ses dessins.
Tout
votre texte s'articule autour de l'ancienne notion de subjectile.
Qu'est-ce que le subjectile ? Ou qui est le subjectile ?
Sans
doute le concept est-il ancien. Le mot, à ma connaissance,
est très récent en français. Il est pris
ici dans son usage très technique et désigne « ce
qui est placé dessous », support ou surface. Ou bien le
support (1a toile d'une peinture, le papier qui soutient
un texte) ou bien, dans un sens légèrement différent,
la matière d'une sculpture (le support comme substance
qui est sous les formes). Ou parle ainsi de subjectile
poreux, qui peut se laisser traverser (1e papier, le buvard, la
toile, le mur) et de subjectile non poreux, comme le métal
par exemple. Artaud se sert trois fois de ce mot. Mais tout en
utilisant le mot dans son registre technique, très vite
il le dramatise de façon extrêmement intéressante.
Le support devient quelque chose au-dessous de quoi se passent
des tas de choses. C'est une contre-force qui quelquefois résiste
au dessin, comme une sorte d'ennemi avec lequel il faut s'expliquer
d'une manière orageuse : tantôt pénétré,
perforé, troué, le subjectile devient très
vite la figure de l'Autre. En tant que surface, c'est un ennemi
superficiel, mais en tant que support, il conserve une certaine
épaisseur qui s'interpose, vient entre deux :
il n'est ni dessus, ni dessous ; ni dedans, ni dehors. Comme
ce support est là pour recevoir passivement les formes
et les figures, le subjectile devient une sorte de X anonyme contre
lequel Artaud s'emporte. Tout se passe comme si Artaud voulait
lui faire prendre figure : qu'enfin il dise qui il est, cet X
neutre, impassible, indéterminé. Et, en même
temps, parce qu'il est la figure de l'Autre, Artaud prend à
son égard une double posture, agressive et percutante,
mais aussi réparatrice, de protection et d'amour. Il essaie
d'amadouer le subjectile. De le domestiquer, par amour,
en l'enflammant, en y mettant le feu, l'amadou. (On sait qu'Artaud
brûlait souvent ses dessins ou ses textes.) Tous les verbes
par lesquels il décrit son opération sont des verbes
ambivalents, qui signifient à la fois l'agression et la
réparation.
Vous parlez d'opération — à la fois chirurgicale
et dramatique — pour décrire l'approche du subjectile…
Je
crois que l'intérêt du mot « subjectile » tient,
en particulier, à ce qu'il se relie, de façon très
visible, au schème du jeter dont je parlais tout
à l'heure. Le subjectile, c'est à la fois le jacco
et le jacio latin, je suis étendu et je jette.
C'est ce qui est jeté, ou posé dessous. Contre le
subjectile, Artaud jette des projectiles, qui sont la pointe du
crayon, l'allumette, la cigarette, etc.
À
la fin de votre texte, vous en revenez à Platon. Et à
la langue grecque. Qui est aussi la langue maternelle d'Artaud.
Quelle coïncidence y voyez-vous ?
La ressemblance, seulement la ressemblance, l'analogie entre la
chora de Platon et le subjectile tient à ceci que
la chora désigne ce lieu dans lequel tout vient
à s'inscrire : le monde, les formes sensibles. Platon compare
souvent la chora à une mère ou une nourrice.
C'est pourquoi j'ai tenté de rapprocher ces deux problématiques.
Mais je ne peux marquer ici toutes les différences et toutes
les difficultés.
La
mère d'Artaud était grecque !
Tout
cela se rapporte à l'in-né. Artaud force
ou viole, à plusieurs reprises, ce mot pour lui faire dire
à la fois ce qui est déjà donné à
la naissance et ce qui n'est pas encore né. Et qu'il faut
faire naître. La scène du subjectile est aussi la
scène d'une obstétrique : c'est une scène
de couches. D'une part, bien sur, la couche de peinture
qui s'étale sur le subjectile, mais aussi la couche comme
lit (le subjectile est aussi un lit sur lequel on se couche et
sous lequel les succubes, ces puissances malignes, viennent vampiriser
l'homme). Ce sont aussi les couches de la naissance. Mais aussi
celles du nourrisson (ce tissu de papier qu'on place entre les
jambes de l'enfant et dans lequel les excréments viennent
se déposer, à la fois comme des agressions et des
cadeaux). Il y a toutes ces couches de couches, qui ne se laissent
jamais totaliser...
Vous
pensez ici à cet extraordinaire dessin intitulé
I'Exécration du Père-Mère.
L'association constante, avec un simple trait d'union, du Père
et de la Mère a un rapport très visible avec une
structure que je nomme « utéro-phallique ». C'est au lieu
du phallus et de l'utérus confondus que cette nouvelle
naissance (pour un nouveau corps) se cherche. Il faut renaître.
Le subjectile est fou de naissance : il rêve à la
folie d'une nouvelle naissance et, en même temps, il est
fou de naissance.
Votre
texte s'attache aux dessins réalisés entre 1932
et 1947. Vous écrivez l'histoire de leur incubation. De
quel mal s'agit-il ici ?
L'incubation désigne une lente maturation. C'est le temps
pendant lequel un organisme vivant mûrit de façon
latente. Quand Heidegger parle de période d'incubation
du principe de raison, il ne pense pas là au Mal. Encore
que, pour lui, le principe de raison soit plutôt du côté
du Mal... À plusieurs reprises, je dis que l'homme est
malade. Et je l'écris dans une séquence où
l'on ne sait pas si je parle de l'homme ou d'Artaud lui-même
(dont il ne faut pas nier qu'il était malade : le discours
rassurant qui consiste à dire: « Non, ne parlons plus de
folie, le langage de la folie est le langage de la lice psychiatrique
: Artaud n'était pas fou. » — eh bien, ce langage n'est
pas très sérieux. Il est même injurieux à
l'égard d'Artaud. Il faut accepter la singularité
de cette folie. Mais en même temps il nous dit, du fond
de sa maladie, que l'homme en général est malade.
Que homme, le sujet, la créature de Dieu, a perdu son corps.)
Il
y a exactement 20 ans vous avez consacré deux textes majeurs
à Artaud (1). Vous y revenez aujourd'hui. Pourquoi ?
Le
texte que j'ai écrit pour cette édition tient un
compte plus large de l'œuvre graphique et picturale d'Artaud,
qui pour moi ne doit pas du tout être tenue à l'écart
ou en marge de l'œuvre proprement poétique ou théâtrale.
Mais il y a vingt ans, par la force des choses, je n'ai pas pu
en tenir compte. C'est une sorte d'explication, plus ouverte,
avec un corpus plus puissant d'Artaud. Par corpus, j'entends
aussi bien le corps d'Artaud, que son corpus discursif ou graphique.
La pensée d'Artaud est à mettre en rapport avec
d'autres types de pensées qui m'intéressent, comme
celle de Heidegger. Pour ce dernier, il y a entre l'être
et l'être-jeté (Sein, Dasein, Geworfenheit) une
connexion très forte. La pensée du jeter, la
pensée comme jetée, ou comme être-jeté
est très forte chez Heidegger. Jeter n'est pas
me catégorie régionale au regard de l'être
en général. Il faut penser le jeter sinon
avant, du moins en même temps que l'être.
Quels
rapports Artaud entretient-il avec la philosophie derridienne
?
Mais
il n'y a pas de « philosophie derridienne »! D'ailleurs, cette
question de l'être et du jeter n'est pas philosophique.
Elle est le moment où la clôture du philosophique
est excédée. Artaud, pour moi, est un penseur, non
un philosophe. À cet égard, l'expérience
d'Artaud situe l'un des enjeux les plus décisifs de notre
époque.
Quelle
est la place d'Artaud parmi les écrivains contemporains
que vous étudiez ?
J'habite,
nous habitons tous avec ces écrivains. Je ne peux pas me
situer, ou situer le lieu où j'habite sans tenir compte
du fait qu'il est marqué par ces expériences — ces
aventures. Mais habiter est un mot très problématique.
Parce que c'est précisément la question de l'habitat
qui est cruciale ici : Artaud est quelqu'un qui n'a jamais pu
habiter, qu'on n'a jamais laissé habiter. Et qui a mis
en question ce que nous appelons l'habitat. Il l'a mis
en question dans une sorte de martyre, à la fois de témoignage
et de supplice. Il n'a pas pu donner lieu au théâtre
qu'il pensait. On ne lui a pas laissé écrire le
théâtre qu'il voulait écrire. Et, d'autre
part, il a été enfermé. Ce qui est une autre
manière d'être privé d'habitat, ou d'être
enfermé dans une structure d'exclusion. Pourquoi ne peut-on
pas habiter ? Et pourquoi sommes-nous hantés par
ces expériences foudroyantes qui sont celles d'Artaud,
de Genet, de Bataille ou de Mallarmé ?
Toutes ces expériences sont celles d'une exception, je
veux dire le fait de quelqu'un qui s'excepte soi-même de
son époque ?
Oui.
Mais ces exceptions sont en même temps des coups de foudre
qui éclairent le champ duquel ils se sont exceptés...
(1)
La parole soufflée et Le théâtre de la cruauté
et la clôture de la représentation, in L'écriture
et la différence, Le Seuil, Collection Points.
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PASCAL
QUIGNARD
LES FANTÔMES DE LA VOIX DÉCHIRÉE.
Malgré
l'immense succès de son Salon du Wurtemberg, Pascal
Quignard reste un auteur secret. Il vient de publier un petit
livre étrange, La leçon de musique, dans
lequel il revient sur la mue qui affecte, vers l'âge
de douze ans, le jeune garçon et lui fait perdre, d'un
coup et pour toujours, sa voix d'enfant. Méditation unique
sur cette voix perdue cette voix fantôme que
l'écrivain, par-delà les âges, essaie vainement
de héler, La leçon de musique est
un livre qui mêle sans cesse saveur et savoir. À
lire de toute urgence...
Scènes
Magazine : Votre uvre est extrêment diverse vous avez
publié des livres de critique, des recueils de poésie
et plusieurs romans. Quel fil tirez-vous entre votre premier livre
sur Sacher-Masoch (L'être du balbutiement, Mercure
de France, 1969) et La leçon de musique, parue il
y a quelques mois chez Hachette ?
Pascal
Quignard : Il y a toujours une ruse, une fiction sournoise dans
cette question. Les récits mettent de l'ordre dans les
événements d'une vie. Ils ont un sens un peu comme
un destin. Dans la vie il y a moins de sens ! Le livre sur la
Délie de Maurice Scève s'intéressait
à la position extraordinairement passive d'un poète
qui veut se mettre dans un état d'obéissance au
nom, à la résonance du nom de la personne aimée.
Il y a là, sans doute, quelque chose d'un peu masochiste.
Dans La leçon de musique, je reviens à quelque
chose qui me hante, comme si je n 'arrivais jamais à naître
tout à fait, et qu'il me fallait sans cesse faire revenir
sur moi l'expérience, et la retraduire, pour pouvoir enfin
l'éprouver.
Quelle est cette hantise ?
Le
fait que nous soyons, avant même d'accéder à
la voix, à la naissance, à la lumière, des
oreilles ouvertes, déjà martyrisés par le
langage. Obéir et entendre, c'est le même mot. Comme
lire, d'ailleurs, qui permet d'entendre une voix qui traverse
les siècles.
Le fil invisible qui relierait tous vos livres serait cette hantise
des voix à entendre, à retranscrire, comme celle
de Maurice Scève, mais aussi des personnages de vos romans
?
Si
l'on compose de la musique, si l'on écrit des romans (l'essai,
c'est autre chose, parce qu'il suppose une certaine identité
de la voix qui parle), c'est parce que l'on veut avoir plusieurs
voix. C'est pourquoi les écrivains qui ont toujours la
même voix m'ennuient prodigieusement. Au départ d'un
livre, on cherche une certaine intonation. C'est une voix silencieuse,
lointaine, qui n'est pas éclatante.
La
musique résonne dans tous vos livres. Vous la rattachez
souvent à la nostalgie d'un langage commun, partagé
par un petit cercle d'amis. L'écriture, au contraire, ne
rapproche pas les êtres. Elle isole, elle sépare,
elle trahit...
Chacun
de nous a eu, dans sa petite enfance, l'impression ou la crainte
de ne pas être encore soi, d'être l'autre. Ces expériences
n'étaient pas encore affectées par le langage. Le
langage divise. Profiter du langage pour s'entendre, c'est sans
doute un très mauvais pari!
Mais la musique ?
Il
faut être franc. On sonne chez un ami, on se salue, on s'assied
à quatre sur quatre tabourets, on compte un, deux, trois
ou quatre, selon le tempo, et l'on commence. On a des fou-rires.
On s'émeut. La musique ne rejoint pas une étreinte
sauvage. Dans nos vies, il y aurait tout d'abord quelque chose
de violent et de naturel. Puis l'accession au langage qui divise
la dissidence. Puis un contre-langage, qui n'est pas le
chant des oiseaux, mais la musique, qui serait un langage contre
la division du langage.
Et La leçon de musique ?
Ce
qui m'a décidé à écrire ce livre,
c 'est que les ouvrages sur ce thème la mue qui
affecte la voix du garçon, vers 12-13 ans, et lui fait
perdre sa voix d'enfant faisaient défaut. Au contraire
des romans féminins qui, relatant l'adolescence, comportent
toujours un chapitre sur les premières règles. Les
romans masculins ne parlent jamais de cette espèce de trompettement
de la voix qui rend ridicules les garçons et les oblige
à quitter les chorales auxquelles ils appartiennent. Ce
livre est une plainte masculine.
Est-ce
la plainte de votre fils qui vous a ému, lui qui précisément
vient de perdre sa voix d'enfant ?
Oui,
il a maintenant sa voix d'homme ! Pour ma part, tout cela reste
très trouble. Je n'avais aucun souvenir de ma propre mue.
Peut-être alors ai-je voulu domestiquer la gêne que
j'ai ressentie devant cette voix déchirée, un peu
escarpée, qu'avait mon fils. Peut-être aussi ai-je
voulu lui dérober une expérience que j'avais oubliée...Il
y a quelque chose de si cruel dans une identité qui se
déchire à ce point, que pour la maintenir il faille
absolument nier cette véritable plaie sonore. Cela dit,
d'autres que moi ont pu ressentir une véritable jouissance
à passer enfin à une voix plus grave, plus grondeuse,
plus paternelle.
C'est le passage brutal à l'âge d'homme...
Il
y a une petite expérience de la mort dans le fait qu'il
n'y ait plus d'aller et retour possible, de sa voix à la
voix maternelle. Il y a quelque chose de continu dans la voix
féminine qui la rend presque immortelle : elle est immuable
! De mère à fille, de façon millénaire,
quelque chose dure et se reproduit. Le garçon, au contraire,
se voit intimer un ordre brutal : "Tu ne rejoindras plus la voix
d'enfant. Tu ne parleras plus à ta mère sur un même
pied." La voix enfantine, la voix soudée à la voix
maternelle tout à coup l'abandonnent.
Est-ce que l'écriture ne cherche pas à retrouver
cette voix perdue ?
L'écriture
se rapporte souvent à une voix lointaine. Une voix légèrement
mise sous silence. Ce qui fait l'écrivain, c'est qu'il
ne sait pas parler. Cela rend d'ailleurs les interviews très
problématiques! Écrire, c'est lancer contre une
mue (la perte de sa voix) une mue supplémentaire! En même
temps, on essaie de faire revenir, à travers l'écriture,
cette voix d'enfant. C'est une façon de héler la
voix perdue. Pourquoi les romans, les contes, sont-ils toujours
écrits au passé ? "Jadis", "il était une
fois..." C'est qu'il y a eu un autre temps. Et la voix masculine
porte en elle l'empreinte sombre, basse, de ce temps-là.
Vous écrivez " l'oreille a précédé
la voix. Le cri, la voix sont venus avant la langue articulée
et à peu près sensée. C'était la première
mue... " Est-ce que cette première mue n'est pas plus
terrible encore que la mue pubertaire ?
S'il
y a un être qui rédige son nom, c'est bien l'écrivain.
Mais il ne sait pas où il le rédige. Il invente
une langue qui lui permet de se nommer. Le drame, c'est qu'il
signe du seul nom qui n'est pas le sien, le seul qu'il n'ait pas
inventé ! Cette signature inconnue, que l'écrivain
cherche à nommer en écrivant, j'aurais tendance
à croire qu'elle n'a pas de sens, parce qu'elle date d'avant
le langage acquis. Il y a quelque chose, là, qui est un
petit peu dément...
On signe toujours du nom d'un autre...
C'est
vrai. Ce qui est amusant, c'est l'idée de propriété
littéraire qui est peut-être une pure création,
démente, des écrivains ! Pour régler le faux!
Cette voix d'avant la mue, ou ce nom perdu d'avant le langage,
n'est-ce pas cette idole exigeante dont vous parlez, et
à qui l'écrivain essaie de sacrifier ?
Ce
qui est cherché dans l'écriture est souvent extrêmement
dominateur à l'égard du lecteur. Faire ce qu'on
appelle "un beau livre", c'est lancer une injonction absolue,
à laquelle celui qui le lirait obéirait.
On
a l'impression, à lire une uvre aussi diverse que
la vôtre, que chacun de vos livres été écrit
avec une autre voix. Et qu'il répond chaque fois, | |